Les débats
• On a beaucoup parlé des technologies au pluriel, c’est-à-dire qu’on a relativement peu tenu compte de la stratégie globale dont parlait le général Bresson. Si dans le domaine du renseignement spatial on pousse chacune des technologies dans ses retranchements comme les scientifiques, les ingénieurs et même les industriels cherchent à le faire, équipement par équipement, alors on va tenter de décrypter jusqu’aux plaques d’immatriculation des camions : à quoi bon ? Si on parle de fusion de données, on va songer à des techniques très pointues, très numériques, allant jusqu’à envisager le traitement du signal, mais on aura peut-être oublié, plus globalement, que derrière le renseignement d’origine spatiale il faut des systèmes d’information qui soient architectures de manière à traiter les données. Ne nous a-t-on pas présenté une vision un peu « catalogue » des technologies, en risquant d’oublier la cohérence des systèmes examinés ? Comment prendre en compte la stratégie globale dans l’enseignement et dans la définition opérationnelle des systèmes ?
Il faut partir du besoin, l’identifier, et ne pas ménager son temps à ce sujet afin d’aboutir à une réelle cohérence des systèmes. À propos de l’enseignement, il est vrai qu’on diffuse la technologie en omettant d’enseigner les systèmes, alors que le problème est de faire comprendre aux gens le besoin sur le terrain ; pour cela, il faut encourager les chercheurs à aller aux démonstrations, aux manœuvres, c’est essentiel. On vient de prendre des décisions fort importantes en ce sens, puisque c’est sur un « trépied » que se déroulent toutes les réunions, état-major-DGA-industries ou état-major-DGA-laboratoires scientifiques. Cette pratique supplantera les dialogues successifs.
• N’oublions pas que les populations civiles sont un enjeu de la guerre. Est-ce que le bouclier forgé par les technologies militaires doit aussi protéger les populations civiles ? Jadis le château fort abritait tout à la fois les guerriers et les habitants des villages. Comment aujourd’hui apporter une réponse à cette question ?
Les industriels de la défense, dans tous les pays du monde, cherchent des diversifications et le problème de la sécurité civile, au sens large du terme, ne leur a pas échappé. La sécurité civile des personnes passe, entre autres, par l’identification des populations ; donc derrière la question que vous posez, il y a de grands besoins issus des migrations et des contrôles nécessaires pour identifier les personnes. La meilleure façon de le faire reste le recours aux empreintes digitales et la France a une avance en ce domaine, car il s’agit d’un problème de traitement d’images et nous vendons à toutes les polices du monde des systèmes d’identification. Aux États-Unis se développe tout un débat sur le fait que telle grande agence américaine achète des systèmes dont les logiciels ont été développés dans une firme à Fontainebleau. L’identification est une affaire de mémorisation, donc de technologie et on voit apparaître tout le protectionnisme américain ; alors ne soyons pas trop innocents et n’ouvrons pas nos frontières aux produits américains de manière inconsidérée.
Il y a le terrorisme et une des grandes menaces provient des missiles balistiques portés qui font peser un danger sur la population civile sans aucun intérêt militaire ; il existe des projets de boucliers : il faut que cette protection soit crédible pour que les populations ne soient pas prises en otage et que le chantage ne fonctionne plus. Il en résulte des problèmes opérationnels et techniques fort complexes.
• Les technologies ne sont pas une fin en soi. Notre fierté est de disposer d’une avance en ce domaine par rapport au Tiers-Monde ; mais les technologies doivent être correctement implantées dans l’ensemble du système qui assure la cohérence. Notre valeur ajoutée est dans notre capacité à imaginer des systèmes intégrés dont la performance est évaluée en fonction d’une mission donnée, et ensuite de relier ces systèmes dans une chaîne de technologie qui a un pouvoir multiplicateur d’effet. Cela dépend évidemment de la façon dont on les emploie et où on les emploie. Un point faible reste la connaissance de la volonté de l’adversaire, qu’il est toujours difficile de modéliser. Cela pour dire qu’on a besoin de systèmes intégrés, corrélés entre eux, mais cela ne remplacera jamais l’homme qui dispose certes de moyens accrus, mais qui doit penser le problème avec des méthodes nouvelles.
• M. Weisbuch a dit qu’il était plus facile de faire des choix sur des objectifs que sur les technologies. C’est important : ainsi il faut faire des choix, et d’autre part les objectifs sont plus importants que la technologie. Dans cette optique, il convient de savoir comment se dirige la communauté scientifique. Aux États-Unis, les savants ont pris position en affirmant qu’il fallait orienter la recherche fondamentale dans les directions où elle avait le plus de chances d’être utile. De plus, la théorie vers laquelle s’orientent les Américains est de dire qu’il vaut mieux disposer de beaucoup de petits laboratoires plutôt que d’énormes groupes fabriquant des accélérateurs pour le XXIe siècle. La communauté scientifique est-elle disposée à accepter qu’on lui donne des directives et que celles-ci favorisent la « petite science » ?
Actuellement la communauté scientifique française ne semble pas très mobilisée par un débat sur les instruments lourds ou la « petite science » ; par contre elle est réceptive aux préoccupations concernant l’économie et l’emploi. Elle est consciente des enjeux de la guerre économique internationale, mais le thème mobilisateur reste celui de l’emploi. S’il y a des orientations dont on peut espérer à court terme qu’elles nous feront gagner des positions internationales créatrices d’emplois, les chercheurs les plus fondamentalistes seront prêts à se mobiliser.
• Notre pays vient de ratifier le traité de Maastricht qui prévoit une politique étrangère commune, une politique de sécurité commune devant conduire à terme à une politique de défense commune. Le problème des responsabilités sera donc de gérer la transition car nous allons vivre des années où la référence nationale restera essentielle dans les choix de technologies militaires ou dans les politiques de transfert de technologies, alors qu’en même temps nous serons amenés à introduire de plus en plus la dimension européenne dans nos options, avec cette difficulté particulière que cette stratégie devra être compatible avec la dimension atlantique. Alors comment pourra-t-on concilier la référence nationale avec la référence européenne, et celle-ci avec la référence atlantique ?
Plutôt que de faire des choix a priori, en souhaitant le faire ensemble au risque de mettre le doigt dans un engrenage où on prédéterminera longtemps à l’avance sans avoir jaugé le problème dans toute sa dimension, mieux vaut laisser aux industriels mus par la contrainte le soin de piloter cette évolution ; ainsi, on satisfera, espérons-le, les besoins militaires communs.
• Les États-Unis veulent réussir ce que les Japonais ont fort bien fait un temps, à savoir prendre l’avantage par la rapidité d’innovation dans chaque industrie. Il faut mobiliser le pays pour y faire face et une des grandes menaces à affronter résulte des normes et des algorithmes nécessaires aux échanges de points de vue entre les différentes parties dans le monde ; c’est aussi important que la rapidité qu’il faut réaliser dans le système intégré. Un petit pays doit être prêt à disposer d’une information et d’un traitement du signal plus vite qu’un grand pays, et il convient qu’il fasse le nécessaire en ce sens.
• En matière de technologies et de conflits, il existe un film bien connu : Le pont de la rivière Kwaï. Alors ne sommes-nous pas continuellement en train de construire le pont de la rivière Kwaï ? Parce qu’il faut investir beaucoup de technologie, beaucoup d’argent, donc il faut vendre celle-ci et est-ce que nous ne vendons pas à des adversaires éventuels ?
L’image du pont de la rivière Kwaï est statique, il faut se placer dans une vision dynamique des choses, c’est-à-dire que la compétition reste une course permanente. L’économie ne tient en équilibre que par la dynamique ; donc il y a nécessité de développer des technologies nouvelles et si on les vend, il faut que nos progrès nous placent en situation de supériorité sur les technologies soumises à transfert. Cela suppose que l’effort de recherche et développement soit permanent. Le risque évoqué serait réel si la crise nous conduisait à tout arrêter. ♦