Après l’URSS, inventaire pour un drame
« Et maintenant, que vont-ils faire… ? » comme on dit dans la chanson. La patiente étant dans un tel état qu’on ne sait si on en est au stade des derniers sacrements ou de l’autopsie, huit spécialistes se sont autoconvoqués à son chevet. Bien qu’ils soient tous forts savants, on aimerait que les titres et références de ces praticiens soient rappelés, comme cela se fait d’ordinaire pour les ouvrages collectifs de ce genre. Ils ne peuvent du reste que se faire du souci pour leur propre avenir : que va devenir l’honorable corporation des soviétologues ? Persévérer dans le cadre d’une fantomatique Communauté des États indépendants (CEI) imposerait de trouver une dénomination convenable qui n’a pas encore été découverte ; réduire son champ d’action, qui à la Moldavie, qui à l’Estonie, qui au Tadjikistan ferait tomber de haut. Cruel dilemme…
Les auteurs n’entendent pas revenir sur les causes du désastre, mais s’interroger plutôt sur les évolutions possibles. Chacun, dans son domaine particulier, est toutefois bien obligé de jeter un coup d’œil en arrière. En premier lieu, par vocation, l’historien qui parvient à livrer en quelques pages une description claire d’un passé complexe et tumultueux. Le rappel par ses soins de l’invasion mongole et de l’éclatement consécutif de l’État kiévien explique bien des choses et justifie pleinement l’intervention de son collègue (à l’autre extrémité du livre) sur les relations actuelles entre l’Ukraine et la Russie. Malgré la valeur de ses cosaques, la première a été sans cesse écartelée et s’est trouvée grosso modo vis-à-vis de ses voisins dans la même situation que la Pologne (quelquefois d’ailleurs au profit de cette dernière !). Cela permet de mieux comprendre ce qui nous paraît souvent humeurs et foucades dans l’attitude de M. Kravtchouk [Premier président de l’Ukraine]. Par ailleurs notre historien, encore lui, expose la façon dont des limites artificielles furent tracées lors de l’expansion tsariste au Caucase et en Asie centrale, puis l’art de Staline de découper l’homogène et de regrouper l’hétérogène. Malgré les « relations horizontales de solidarité », il en résulte le flou des frontières et de multiples irrédentismes.
Outre cet indispensable panorama, nous avons plus particulièrement apprécié les chapitres relatifs aux nationalités (que de « bombes à retardement », dont certaines se sont empressées d’exploser !) et au « renouveau des forces politiques » : le Parti avait beau essayer de passer « de l’utopie au pragmatisme », la société réelle évoluait en coulisse beaucoup plus vite. Les tentatives de réformes n’ont fait que précipiter le mouvement et accentuer la rupture ; le putsch d’août 1991 a porté le coup fatal à l’édifice. Il n’est pas facile de se retrouver dans l’énumération des partis, tendances et « courants » plus nombreux que chez nos socialistes, mais on note un peu partout le goût de la personnalisation, l’influence du corporatisme, la remontée occasionnelle des communistes réformateurs les plus habiles et un penchant (comment donc appeler cela ?) disons « socialiste-national ». Parfois se rencontre un îlot de sérénité comme la Kirghizie qui fait penser au Costa Rica.
D’autres études portent sur la décrépitude de l’Armée rouge qui bénéficie pourtant d’un « regain de popularité » en tant que « dernière dépositaire des valeurs qui fondent la Cité ». Il est dommage qu’une structure de défense intégrée n’ait pu voir le jour : « Même si elle représentait la solution économiquement et militairement la plus rationnelle, elle était devenue inacceptable politiquement ».
Très bonne idée enfin d’éclairer le sombre tableau de « la dégradation des lieux de vie, de la montée de la délinquance autour de petites mafias et de la décomposition morale » par des témoignages puisés dans le courrier des lecteurs de la presse. Ce « quotidien décrit de l’intérieur » est poignant ; il dévoile la pauvreté à l’état pur et on ne restera pas insensible à cette lettre d’une épouse d’officier relatant la grande misère des cadres militaires rapatriés et des leurs.
Nos experts du « groupe d’études et de recherches sur la stratégie soviétique » ont bien travaillé. Tout porte à croire qu’ils retrouveront vite un emploi correspondant à leurs capacités et ne seront pas réduits à conduire les taxis ou à chanter dans les cabarets au son des balalaïkas. ♦