Débats
• Lorsque nous Français parlons des Latino-Américains, nous devons dire non pas eux mais « nous » car nous sommes aussi des Latino-Américains. Pourquoi ? Nous existons sur ce continent d’une part grâce à l’une des meilleures bases scientifiques du monde sans laquelle nous Français, nous Européens, nous ne disposerions pas de la puissance scientifique que nous avons ; d’autre part grâce à des îles fort riches en hommes et en cultures. Or, je n’ai pas senti dans les exposés le souci d’insertion qui devrait nous caractériser. Avons-nous une telle politique dans ce continent : coopération scientifique et technique, immigration, insertion non seulement économique mais aussi politique ? N’aurions-nous donc que ce sentiment d’être quelque peu exclus ? Je ne vois pas d’organisme « coiffant » à la fois les départements d’outre-mer, les services des Affaires étrangères, l’armée, la recherche, de sorte qu’on voit mal, partant de France, une politique latino-américaine, alors que nous sommes partie prenante sur ce continent.
• Le sentiment de nostalgie exprimé par Mme Martin-Pannetier est largement partagé par nos pays et nous souhaiterions une présence beaucoup plus forte de l’Europe, de la France en particulier. À propos des remarques qui ont été faites sur la démocratie au Costa Rica, je voudrais dire que nous ressentons la démocratie comme une façon de vivre, comme un concept évolutif et toujours vivant. Elle a été renforcée par la législation sociale, une des plus avancées en Amérique latine, élaborée en 1942. Du reste, nous avons fêté le centenaire de cette démocratie en 1989.
• Mme Martin-Pannetier a dit que l’économique l’emportait sur le politique ; or en Europe on a souvent regretté que tel soit le cas et sans doute est-il temps, pour l’intégration, que le politique l’emporte sur l’économique. En Amérique latine, ira-t-on plus loin en faisant triompher l’économique sur le politique ? D’où une question : qu’il s’agisse du GATT, du FMI en Afrique, comme en d’autres domaines, l’économique aujourd’hui, ce sont d’abord les États-Unis, et c’est encore plus vrai en Amérique latine ; dès lors son indépendance politique n’ira-t-elle pas en se dégradant de plus en plus ? Bien que l’armée ait perdu le pouvoir ici ou là, elle conserve un rôle éminent au Chili, au Pérou, en Argentine, au Guatemala : jusqu’à quel point le militarisme a-t-il disparu en Amérique latine ? L’armée ne reste-t-elle pas un groupe de pression ?
Quand j’avance que l’économique supplante le politique, je veux simplement souligner le rapprochement qui s’effectue entre ces pays par le biais économique et qui leur fait oublier leurs dissensions politiques. Or, un tel rapprochement entre des pays qui sont complémentaires peut leur permettre d’ouvrir un dialogue différent avec les États-Unis. Il y a donc au-delà de cette évolution économique d’autres possibilités proprement politiques. Ensemble, les pays d’Amérique latine disposeront d’une force qui les autorisera à entreprendre autre chose. Il ne s’agit pas d’opposer l’économique au politique, mais de bien cerner comment ils s’enchevêtrent. D’ailleurs, économiquement les États-Unis ne sont pas seuls présents dans le continent latino-américain : les pays d’Europe le sont aussi et si au Paraguay, par exemple, l’espagnol est la deuxième langue après le guarani, l’anglais vient ensuite précédant l’allemand, alors que naguère on parlait français. La France ne fait donc pas assez d’efforts ni sur le plan culturel ni en ce qui concerne la langue.
• La fièvre néolibérale en Amérique latine a eu pour effet de susciter la croissance, mais aussi d’augmenter la pauvreté. La chute du mur de Berlin a été un piège universel : on s’est imaginé que dès lors que les turpitudes et l’inefficacité du marxisme-léninisme étaient prouvées au point qu’il s’effondre, le libéralisme économique était débarrassé de ses propres vices. Un certain Fukuyama, américain, a cru pouvoir en conclure que nous allions aboutir à la fin de l’histoire, en ce sens que le monde entier allait vers la prospérité issue du libéralisme économique. C’est aussi stupide que d’avoir cru que le communisme allait nous octroyer le paradis sur la Terre. Or, le monde se constitue par une suite d’expériences successives qui doivent être soumises au crible de la critique. On ne pourra pas vraiment assurer la promotion de l’Amérique latine si on ne considère que la croissance sans avoir aussi en tête le développement, deux notions qui ne se recouvrent pas entièrement et qui de ce fait doivent être coordonnées. Au demeurant, le phénomène de déstructuration sociale n’est pas propre à l’Amérique latine, on le retrouve dans le monde entier.
• Pourquoi, culturellement, avons-nous rétrogradé d’une telle façon ? Pour ne prendre que le cas du Brésil, les officiers supérieurs y étaient façonnés à la culture française ; à Belém, existaient des instituts religieux français qui accueillaient, il y a encore cinquante ans, les enfants brésiliens ; tout cela a désormais disparu. Alors que faire ? Économiquement, il faut savoir qu’au Brésil les Japonais ne se sont pas contentés de vendre leurs produits, ils se sont intéressés à la formation des équipes, aux ingénieries, alors que pour notre part nous accordions des crédits lorsqu’il s’agissait de marchés concernant des navires sans rien débloquer pour d’autres tâches. Ne peut-on admettre en France qu’il est important dans les pays en développement de participer au travail des équipes ? Il ne faut pas être trop pessimiste à ce sujet et le travail qu’effectue l’Alliance française, notamment au Mexique, est des plus positifs, mais, prenant en compte l’échelle du continent, il y a sans doute un problème de dimension.
• Il est dommage que le général Salkin n’ait pas repris le thème évoqué par le professeur Dupuy concernant le rôle de formation et d’ascension sociale de l’armée. Dans la plupart des pays du continent, même les petits, existe un corps militaire qui se tient parce que les origines sociales sont assez homogènes et qu’il y a un souci d’éduquer les hommes de troupe, le plus souvent pauvres à l’origine, en vue de former des officiers. De plus, comme la carrière militaire y est assez brève, on se préoccupe d’aider les réservistes à trouver des postes dans le secteur économique. Étant ainsi un instrument de formation, l’armée s’ouvre un rôle politique indépendamment des missions nouvelles qui ont été mentionnées. Est-ce que les forces militaires obtiennent les subsides nécessaires à ce rôle social ?
Il ne faut pas oublier que les militaires sont issus de familles dont les parents n’ont pas les moyens de financer des études secondaires. D’où cette relation très étroite qu’ont toujours eue les militaires avec la population pauvre. Notons que tous les régimes militaires ont fait des lois sociales fort avancées, parfois avec trop de précipitation et sans souci des retombées économiques.
Ce qui surprend, c’est la différence entre la structure d’une armée du type européen et l’armée mexicaine par exemple. Il y a notamment une véritable barrière entre l’adjudant-chef et le lieutenant, alors qu’en France nous faisons en sorte qu’il n’y ait pas hiatus à ce grade : on s’efforce à ce qu’il y ait continuité. Autre chose frappante, la différence des écoles d’armées : il existe une très grande différence, au Mexique, entre l’École navale de Veracruz, le petit Saint-Cyr de Mexico et l’aviation. L’École de Veracruz bénéficie de la plus haute considération, suivie par celle de l’Armée de terre alors que l’aviation vient en dernier lieu, sans doute faute de moyens. Il est certain que l’armée constitue un réel creuset social et qu’elle procure les moyens d’une promotion à ceux qui y aspirent. C’est une chose bien connue.
• Quand on dit Amérique latine, il n’y a guère que l’Argentine ou l’Uruguay qui puissent se prévaloir de cette dénomination, car en fait elle est beaucoup plus indienne ou arabe par les Espagnols qu’elle n’est latine. Cette parenthèse étant refermée, il semble que le recul de la langue française en Amérique du Sud soit impressionnant, sauf en Argentine où se trouvent 110 alliances françaises et où, à l’heure actuelle, est fait un effort des sociétés françaises pour organiser un enseignement supérieur de notre langue au-delà du baccalauréat : c’est tout nouveau.
• Il y a cent soixante-dix ans, l’Amérique latine était infiniment plus riche que l’Amérique du Nord et il faudrait réfléchir sur son déclin économique. Dans une large mesure, celui-ci est dû au départ des colons espagnols ; or quand on aborde ce sujet, un silence total est fait sur la crise de l’Amérique latine entre 1820 et 1970. En outre il y a l’aspect culturel : si de nombreuses colonies allemandes existent dans le sud du Brésil, en Argentine, au Chili, en Bolivie, cela est dû à l’efficacité des Instituts Goethe, avant, pendant et après le nazisme, alors que la déficience démographique de la France entre 1870 et 1940 ne lui a pas permis d’avoir un tel rayonnement.
Il y avait de nombreuses colonies françaises dans la plupart des régions du monde à la fin du XIXe siècle. Malheureusement, avec le souci d’égalitarisme qui caractérise les Français, alors que ni les Allemands, ni les Anglais, ni les Italiens qui résidaient à l’étranger n’ont été rappelés, en 1914 on a mobilisé tous les Français : le résultat est que leurs entreprises ont périclité, leurs familles ont été ruinées et contraintes de partir et ces colonies n’ont jamais été reconstituées. D’où la diminution de l’influence française à partir des années 20.
Jadis, la mode était d’aller au couvent des Oiseaux pour les jeunes filles de la haute société, ou chez les jésuites ou les pères salésiens ; on apprenait l’histoire du Brésil en français jusqu’au jour où, avant l’arrivée de Kubitschek, les fédéraux qui ne quittaient pas Rio se rendirent dans le Sud où s’était installée une colonie allemande. Il fut impossible de parler et de s’entendre en portugais et c’est pourquoi Rio décida aussitôt que tout enseignement dans une autre langue que le portugais était désormais interdit. Il s’ensuit qu’on va à l’Alliance française, mais sans que celle-ci ouvre sur des débouchés. À Singapour, pays anglophone, on ne s’est intéressé à l’Alliance française qu’à partir du moment où il ne s’agissait plus simplement d’apprendre Molière mais dès lors qu’une entreprise prenait l’initiative de mieux rémunérer un employé qui parlait le français en plus de l’anglais : du coup l’Alliance française de Singapour est passée de 200 à 2 000 en quelques mois. Il est évident que la propagation du français ne peut se faire qu’en manifestant son utilité.
• Par les remarques qui ont été faites sur l’évolution du corps militaire, sa sociologie, ses missions nouvelles, on ne peut s’empêcher de penser aux tentations d’intervention politique qui s’offrent, non pas seulement à ce corps, mais à toutes les forces politiques et sociales face à des contradictions internes fort difficiles à surmonter. Quels sont donc les risques d’ébranlement, de réactions violentes ou de changements majeurs ?
Dans les pays d’Europe occidentale, on s’est efforcé de conjuguer la croissance économique avec des efforts de justice sociale. C’est le propre du sous-développement de ne pas permettre de tels ajustements, ou tout au moins de rendre extrêmement complexe l’équilibre d’une telle politique. Le jour où le développement apparaît, on est en droit d’exiger une certaine prise de conscience de ce problème et l’actuel gouvernement mexicain s’y montre fort sensible. Il est certain que les distorsions qui existent dans la société latino-américaine ne pourront pas disparaître par le simple « placage » sur ces sociétés désaccordées de régimes démocratiques. Aristote déjà affirmait qu’un réel équilibre ne pouvait être acquis que dans la mesure où il existerait de plus en plus de classes moyennes ; cette observation du vieux Stagirite conserve toujours sa part de vérité. Certes, ce ne sont pas des choses que l’on peut obtenir du jour au lendemain selon un processus volontariste, mais il faut qu’il y ait un projet en Amérique latine. Déjà la charte de Bogota cherchait à doubler la démocratie politique d’une démocratie sociale, mais il s’agit là de textes relevant d’une certaine « pactomanie » sans effets réels. Les grands efforts qui ont suivi pour l’intégration régionale et subrégionale de l’Amérique latine sont intéressants, car ces régions doivent être conscientes de la nécessité de tels efforts. Les problèmes doivent être abordés et réglés si possible à l’intérieur de la zone : ils sont sensiblement les mêmes dans chaque pays, d’où l’obligation de bien étudier le fondement sociologique de ce continent. ♦