Débats
• Dans l’appréciation du nouveau contexte géopolitique, n’y a-t-il pas quelques surprises sur le rôle de l’ONU du fait qu’on imaginait, une fois terminée l’ère d’un monde bipolaire, que l’Organisation retrouverait celui qui était initialement le sien ?
On a parlé de la dissuasion du fort au faible, mais n’est-il pas évident que la doctrine du faible au fort a fait son temps, qu’il faut réajuster celle-ci, ce qui ne veut pas dire qu’il faille tirer un trait sur la dissuasion ?
Constate-t-on des réformes dans les modalités de la loi de programmation militaire, dans la manière dont elle est conçue, dans celle dont elle est exécutée, dans celle dont elle est contrôlée ? Enfin, on a dit que les choix à faire n’avaient pas été formulés dans les documents en notre possession : or, il existe des méthodes pour avancer des choix, n’y a-t-il pas des progrès dans ces méthodes ?
Ce qui a caractérisé l’ONU après la disparition du système bipolaire, ce fut tout d’abord la disparition du recours au veto (bien qu’il vienne de réapparaître au sujet de la Bosnie), de sorte que l’Organisation s’est jugée capable de régler des problèmes qu’elle n’osait pas aborder dans le passé, mais elle a exagérément « chargé la barque ». Citons deux exemples, l’un parce qu’il touche à un problème de philosophie politique et l’autre en raison de son aspect très pratique. Le problème de philosophie politique qui n’a jamais été vraiment tranché revient à savoir s’il était possible de concilier action humanitaire et intervention militaire. Force est de constater que dans la plupart des cas cette conciliation apparaît impossible. La multiplication des interventions de l’ONU se traduit par des difficultés financières au moins aussi graves pour l’Organisation que pour le budget militaire français. Prenons le cas du Liberia : sous l’égide de l’ONU, des contingents de casques bleus, essentiellement africains et surtout nigérians, sont chargés de combattre les forces rebelles ; mais depuis des mois ces militaires ne sont plus payés, parce que l’ONU n’en a pas les moyens et parce que le Nigeria se désintéresse de ses troupes basées loin du territoire national. Comme il faut bien vivre, ces militaires pratiquent la réquisition des logements et des produits alimentaires ; mais il leur faut aussi de l’argent, alors ils vendent leurs armes aux bandes qu’ils ont été chargés de désarmer et désormais le surarmement de ces rebelles est en train de menacer très sérieusement la frontière de la Côte d’Ivoire et de la Sierra Leone. Autrement dit, l’intervention de l’ONU en la circonstance a aggravé la situation. Il est donc très important que l’Organisation réévalue cette question des interventions.
À propos du droit de veto, M. Vychinski avait dit un jour à l’ONU : « Rien ne peut se faire si l’un de nous cinq est contre ». Aujourd’hui, on peut dire que rien ne se fait si les cinq ne sont pas d’accord, mais ce n’est pas suffisant. Les Américains, c’est vrai, ont voulu se servir des Nations unies pour transférer leur responsabilité politique et partager l’effort militaire. Nous avons tous été d’accord pour cela : l’ONU est une chambre de légitimation, mais elle répond au vieux rêve wilsonien qui aujourd’hui est mort sans qu’on ait jamais su par quoi le remplacer ; alors les Nations unies continuent à fonctionner, mais il faudra bien un jour repenser leur rôle.
En ce qui concerne la loi de programmation, il faut que les industriels, eux aussi, fassent preuve de rigueur, de contrôle des coûts ; il y a de réels progrès à faire en ce domaine. L’essentiel reste néanmoins que les choix politiques doivent être clairs. Dans les conditions actuelles, cette loi de programmation est une loi de transition en attendant le moment où il sera possible de fixer des choix précis.
• L’invention « nouvel ordre international » n’est pas due au président Bush mais à M. Gorbatchev, appuyé en cela par le président Mitterrand, M. George Bush tirant ensuite monts et merveilles de cette nouvelle vision des choses. Or, avant la guerre du Golfe, ces trois puissances, pour des raisons divergentes, avaient intérêt à s’abriter derrière ce concept flou pour justifier leur politique ; il n’a d’ailleurs pas survécu à la guerre du Golfe et ne pouvait y survivre.
M. Messmer a insisté sur la transformation de la stratégie et son extension à la noosphère ; il a évoqué la question du droit d’ingérence, notion qui appelle les plus grandes réserves, mais quelle relation peut-il y avoir entre le développement des réseaux dans la noosphère et le remède ponctuel du droit d’ingérence sur le terrain ?
Parler de la noosphère, c’est aborder une question nouvelle car elle n’a pas encore été étudiée par des stratèges. L’importance des réseaux, notamment ceux de télévision, tient au fait qu’ils sensibilisent l’opinion publique. L’intervention en Somalie n’a été décidée qu’à la suite des reportages sur la situation qui y prévalait. Or, dans le même temps, il y avait des drames tout aussi graves dans le sud du Soudan, mais comme personne n’en parlait, ils n’existaient pas. Il n’en reste pas moins qu’il y a incompatibilité entre l’action humanitaire et l’intervention militaire, et dans ce cas l’intervention a aggravé la situation.
• Si on considère que la défense est l’assurance vie du pays, il faut aussi savoir que les retombées de l’investissement dans ce domaine sont la clef du progrès industriel et que les délais qui concourent à la réalisation des systèmes d’armes sont aussi à prendre en considération, ne serait-ce qu’en cas d’immobilisation industrielle. Dans cette optique, on ne peut demander aux industriels de faire des économies que si l’État donne l’exemple puis s’organise à cet effet : le problème de la tutelle des industries d’armement, qui autrefois revenait d’abord au ministère de la Défense, est tel qu’on ignore qui est responsable. À force de fusionner des groupes, on aboutit non plus à mettre face à l’État des industriels en compétition mais des ensembles ayant affaire à une demi-douzaine de services d’État qui, eux, sont en compétition. Ne doit-on pas repenser tout ce qui touche, non seulement à la défense, mais à une mobilisation industrielle ?
Les industries de l’armement ont bénéficié de conditions économiques et financières exceptionnelles ; celles-ci sont désormais finies et il faudra que ces industriels fassent un effort considérable d’amélioration. Cela ne dispense pas l’État de perfectionner sa propre organisation : il existe une inadéquation complète de la tutelle de l’État au regard des entreprises du secteur civil, et dans le domaine de la défense sans doute en va-t-il de même.
• La France a été durant la guerre froide un des pays les plus actifs dans les actions extérieures et elle le reste d’ailleurs actuellement. Comment concilier cette vocation mondiale et la vocation européenne qui reste la sienne et quelles conséquences sont à envisager pour notre appareil de défense ?
Depuis la fin de la guerre d’Algérie, à caractère colonial, depuis 1962 donc, les interventions extérieures de la France, limitées dans le temps et dans l’espace se décomptent comme suit : de 1962 à 1972, il y a trois interventions françaises en Afrique ; de 1972 à 1982, on en dénombre cinq et de 1982 à 1992 il y en a huit sans compter le Cambodge et la Bosnie. Nous sommes dans un système où le nombre d’interventions a plus que triplé en trois décennies. Si on regarde non plus le nombre des interventions mais leur importance calculée en hommes/mois on enregistre non plus un triplement, mais un décuplement. Or, il n’est pas possible de consacrer ainsi à des interventions extérieures des moyens de plus en plus importants. La priorité doit être le théâtre européen, de sorte que celles-ci doivent être limitées à des cas très précis : sauvetage de nos concitoyens, respect de nos accords de défense, sans oublier naturellement les intérêts nationaux de la France. Nous avons tort de nous lancer dans des opérations concernant la politique intérieure des États, c’est aussi déraisonnable que dispendieux. Il y a une absence pratiquement complète d’appréciation des résultats de telles interventions comme des risques pris par nos troupes. Il est certain qu’il faut voir dans cette multiplication des opérations extérieures une confusion entre l’action humanitaire et l’intervention militaire. En cela le Livre blanc est satisfaisant : défendre nos intérêts nationaux et non pas nous mettre au service d’une solidarité internationale fort aléatoire, voilà la vocation des armées.
• Quand on lit en gros titre dans un journal : « Les États-Unis et la Russie en désaccord sur la sécurité européenne », on en déduit qu’un jour ils s’entendront pour l’assurer à leur façon. Il est donc temps de progresser de façon politique et militaire vers une sécurité européenne avec la constitution d’un noyau dur. La difficulté pour mettre sur pied semblable ossature militaire réside dans la nécessité d’élaborer une politique commune ; or nous voyons bien à propos de la Bosnie que les prises de position restent fort différentes. Dès lors qu’il n’y a pas d’entente politique fondamentale, il ne peut y avoir d’accord militaire.
• L’année 1994 a fait apparaître un certain nombre de transformations notables : nous avons publié notre Livre blanc, les Allemands ont fait de même à peu près au même moment, puis les Anglais ont rédigé le leur et, chose extraordinaire, celui-ci donne pour la première fois une certaine place à l’Europe. Au mois de septembre, les déclarations de la CDU nous conduisent à penser que les Allemands accordent une place importante à l’édification d’une défense européenne. Enfin M. Balladur annonce qu’il est temps de faire un Livre blanc européen. Est-ce envisageable ?
Si on ne compte que les Français, les Allemands et les Anglais, nous sommes loin d’une défense européenne. Si la construction juridique envisagée à douze, quinze ou plus, s’élabore, elle ne donnera aucune justification concrète à une politique de défense. Il ne faut pas échafauder d’amples plans, ce n’est pas du pessimisme, c’est du réalisme. Entre pays européens, aujourd’hui et pour des raisons de fond durables, nous ne sommes pas d’accord sur les objectifs. Du coup, le risque est grand de faire du Livre blanc européen une espèce de catalogue ne traduisant pas les véritables objectifs des uns et des autres. De plus, il faut bien convenir que nous avons des démarches très différentes.
• Pratiquement, sera-t-il plus aisé de construire une politique de défense avec les Allemands ou avec les Anglais ?
Ce que nous avons fait avec les Allemands jusqu’à présent, c’est du pointillisme ; la brigade franco-allemande, par exemple, n’a pas de missions clairement définies. C’est symptomatique d’une méthode où on fabrique un outil sans préciser ses tâches. Ainsi, le problème n’est pas de mettre sur pied une armée européenne, c’est d’avoir un accord sur la conception de la défense européenne, et le point le plus difficile à traiter est celui des rapports avec les Américains. ♦