Afrique - L'horreur au Rwanda
Deux cent mille à cinq cent mille morts et au moins deux millions de personnes déplacées : si ces évaluations données fin mai 1994 sur les dégâts humains provoqués par le conflit rwandais se révèlent exacts, le continent noir aura vécu l’un des drames les plus horribles de son histoire.
Le Rwanda, pays aux mille collines, est l’un des plus petits pays d’Afrique, avec 26 000 kilomètres carrés, mais le plus densément peuplé avec 285 habitants au kilomètre carré et surtout 480 habitants par km2 cultivable. À majorité chrétienne, la population d’environ huit millions d’habitants compte trois composantes ethniques : les Hutus 85 %, les Tutsis 13 %, et les Twas 2 %.
En janvier 1961, l’élite hutue évince du pouvoir les Tutsis et installe à la tête de l’État le président Grégoire Kayibanda qui s’y maintiendra jusqu’en 1973. Par le putsch du 5 juillet 1973, le général Juvénal Habyarimana, bénéficiant alors d’un soutien populaire certain, s’installe pour plus de vingt ans au pouvoir. Son régime sera longtemps considéré comme un exemple de stabilité. Depuis la fin des années 1980 et principalement en raison de la chute de quelque 50 % des cours du café, le Rwanda traverse une crise économique de plus en plus sérieuse. À cette crise, il faut ajouter la montée en puissance de la revendication démocratique à laquelle le régime répond par un autoritarisme croissant allant jusqu’à la répression, ce qui amplifie la contestation au sein même de la communauté hutue.
Cette situation tendue constitue un terrain d’action favorable pour les Tutsis, en particulier ceux qui sont exilés depuis plus de trente ans en Ouganda et qui se sont toujours heurtés à une opposition du général Habyarimana concernant leur éventuel retour au Rwanda.
Nombreux parmi les Tutsis sont ceux qui ont activement soutenu le président ougandais Yoweri Museveni dans sa conquête du pouvoir et qui se sont retrouvés, notamment au sein de l’armée, à des postes de responsabilité en Ouganda. Forts de ces avantages que leur procuraient ces positions et regroupés au sein du Front patriotique rwandais (FPR), ils déclenchent, en octobre 1990, une offensive armée à l’intérieur du Rwanda, avec pour objectif le renversement de Juvénal Habyarimana. La guerre, avec ses tueries et ses déplacements de populations, va progressivement se répandre dans le pays. La France et le Zaïre vont massivement soutenir leur fidèle allié, le président Habyarimana, en s’impliquant directement dans la mise en œuvre de la riposte militaire aux actions armées du FPR. Parallèlement à ce soutien, la France, avec d’autres pays africains et occidentaux, va chercher à promouvoir une solution politique à ce conflit de plus en plus meurtrier, mais aussi de plus en plus complexe à gérer dans la mesure où s’entremêlent des facteurs ethniques, des considérations politiques liées à la revendication démocratique, des rivalités régionales attisées par les jeux contradictoires des pays occidentaux et de leurs alliés ou relais africains.
Après des mois de négociations, sous l’égide et avec la médiation du gouvernement tanzanien et de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), grâce aux interventions de la France, de la Grande-Bretagne, de la Belgique et des États-Unis, avec la participation de l’Ouganda, du Burundi et du Zaïre, un accord de paix est finalement signé en août 1992 à Arusha, qui prévoit la mise en place d’un État de droit, l’organisation d’élections démocratiques, la mise sur pied d’une armée réduite de 13 000 hommes composée équitablement d’éléments de l’armée rwandaise et du FPR. L’ensemble du processus doit être garanti par un substantiel dispositif onusien.
Le déploiement progressif de plus de 2 000 h au sein de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) devait permettre de faire respecter le cessez-le-feu et de rétablir une situation intérieure calme pour la réussite du processus de transition politique. Malheureusement, ces accords, si difficiles à conclure, n’ont pas été respectés et leur application n’a cessé d’être retardée en raison de rivalités politiques au sein de la communauté hutue, de la radicalisation des extrêmes, l’entourage d’Habyarimana et une partie de son armée d’une part, l’aile dure du FPR d’autre part.
Le 6 avril 1994, revenant d’une réunion au sommet destinée à relancer le processus enlisé, le président Juvénal Habyarimana, accompagné du président burundais Cyprien Ntyazyamira, trouve la mort dans son avion qui s’écrase près de l’aéroport de Kigali après avoir essuyé des tirs de roquette. L’attentat réussit à créer une confusion générale qui dégénère très vite et provoque une reprise généralisée des combats et des massacres. Nombreux sont les témoignages sérieux qui font état de sanglants règlements de compte menés par des éléments de l’armée gouvernementale rwandaise, accusés d’ailleurs par certains d’être les auteurs de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana, contre des Tutsis mais également contre des Hutus modérés favorables à la réussite du processus de transition politique. En réponse, le FPR amplifie son offensive et occupe, en quelques semaines, une bonne partie du territoire rwandais, s’emparant fin mai de l’aéroport international de Kigali. C’est cette récente escalade qui aura été, depuis le début du conflit, la plus horriblement meurtrière.
Entre-temps, début avril, militaires français et belges étaient intervenus pour évacuer les ressortissants étrangers et repartis aussitôt. La Minuar de son côté évacuait ses hommes et le 22 avril, le Conseil de sécurité n’autorisait plus qu’une présence symbolique de 270 Casques bleus. On dénonce alors « l’abandon » qui laisse le pays livré à lui-même et permet l’extension des massacres à l’ensemble du territoire.
Le 17 mai, sans doute culpabilisé, le Conseil de sécurité des Nations unies décide d’élargir le mandat de la Minuar pour contribuer à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger. L’effectif de la Minuar pourra compter jusqu’à 5 500 h ; de plus, un embargo sur les armes est décidé. Pourtant, dans les semaines qui suivent, on constatera les réticences manifestées par la plupart des pays membres, à l’exception de quelques pays africains, pour engager des troupes dans cette nouvelle Minuar. Ces réticences, en particulier celles des grandes puissances, décrédibiliseront les efforts déployés pour mobiliser rapidement cette force. Le FPR de son côté n’a pas manqué, lui non plus, de se montrer hostile à l’arrivée de Casques bleus qui pourraient ralentir ou interrompre ses conquêtes et permettre la remise en route d’un processus politique qui, à ses yeux, le désavantagerait.
L’évolution de ce conflit rwandais est inquiétante et grave. Elle prouve l’inefficacité et la dimension illusoire du système international de l’après-guerre froide, les difficultés pour les grandes puissances de faire face à un conflit sans enjeu stratégique déterminant, mais qui pose à la communauté internationale un problème majeur politiquement aussi bien qu’ethniquement. Elle prouve aussi l’inefficacité et l’inadaptation de l’instrument onusien, utilisé ces dernières années dans le règlement des conflits à tort et à travers, dans des conditions mal définies, sans moyens et sans règles du jeu crédibles.
Elle prouve encore que dans un continent comme l’Afrique, où les conflits régionaux existants ou potentiels sont si nombreux, on a tort de ne pas accorder suffisamment d’importance au rôle que devrait jouer l’OUA dans leur règlement. L’OUA, qui fête cette année son 30e anniversaire et qui vient d’accueillir en son sein l’Afrique du Sud, n’a pas su, faute de moyens et de soutiens africains et internationaux, prendre la place qu’elle devrait occuper plus facilement dans le domaine des conflits du fait de la fin des rivalités Est-Ouest.
Elle prouve enfin que les méthodes et les instruments traditionnels de la politique militaire de la France dans les pays francophones d’Afrique, qui ont si longtemps fait la démonstration de leur efficacité et de leur utilité, ne sont plus, eux aussi, forcément adaptés au nouveau contexte international. En échange de son soutien, la France n’a pas réussi depuis 1990 à obtenir d’Habyarimana l’application d’un processus de transition politique satisfaisant. Elle n’a pu, ce qui a toujours été un élément essentiel de sa crédibilité en Afrique francophone, rétablir la stabilité politico-militaire du pays ; et l’ampleur jamais vue des massacres rend bien amer cet échec. ♦