Asie - Birmanie : la fin de l'isolement
Au pouvoir après avoir écrasé le soulèvement démocratique de septembre 1988, la junte militaire birmane, connue sous le nom de Suite Law and Order Restauration Council (SLORC), fut mise au ban des nations après qu’elle eut refusé de reconnaître le résultat des élections qu’elle avait elle-même organisées le 27 mai 1990. Le principal parti d’opposition, la Ligue nationale pour la démocratie de Mme Aung San Suu Kyi, avait remporté 392 des 485 sièges, mais la nouvelle Assemblée ne fut jamais convoquée et une soixantaine de ses élus, dont Mme Aung San Suu Kyi, furent emprisonnés. Le beau visage de la jeune femme à la voix rauque, fille d’un héros de l’indépendance birmane, et sa situation d’épouse d’un Britannique ont beaucoup fait pour émouvoir le monde. L’Assemblée générale des Nations unies, dans sa résolution du 18 décembre 1992, a condamné la situation des droits de l’homme en Birmanie et a réclamé la libération des prisonniers politiques. Ni le prix Nobel attribué à Mme Aung San Suu Kyi, ni l’appel de huit prix Nobel venus à la frontière birmano-thaïe en février 1993, ni les termes sévères du rapport Yozo Yokata [NDLR 2023 : du nom du professeur japonais de droit, rapporteur spécial chargé d’étudier la situation des droits de l’homme au Myanmar] quelques mois plus tard, n’ont ébranlé les militaires.
Les États-Unis et la Communauté européenne ont été les plus actifs pour réclamer des mesures contre la junte. En Asie, la Chine, également au ban des nations démocratiques depuis les massacres de la place Tian’anmen en juin 1989, a profité de la situation pour renforcer ses positions dans ce pays limitrophe. Singapour, qui manifeste toujours une certaine sympathie pour les régimes autoritaires, est devenu le principal partenaire économique de Rangoon. Un temps très hostile, l’Inde qui se dit la plus grande démocratie d’Asie, a mis un bémol à ses critiques. À l’occasion de la réunion annuelle des pays de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (Ansea) en juillet 1993, les Australiens se sont démarqués des positions américaines et européennes et se sont alignés sur celles de l’Ansea pour une réintégration de la Birmanie dans la communauté internationale, intégration supposée favoriser les pressions pour la libéralisation du régime. Le poste d’observateur, offert à la Birmanie à l’occasion de la réunion annuelle de l’Ansea en juillet 1994, met fin à l’isolement officiel de la junte de Rangoon et rend encore plus difficile l’éventualité de sanctions. Prenant acte de cette légitimisation de la dictature, la revue hongkongaise Asia-week avait annoncé le 27 avril dernier sa décision de ne plus parler de la Birmanie, mais du Myanmar, nom donné à leur pays par les militaires du SLORC.
Cette légitimation de la dictature militaire est le résultat de réels succès à l’intérieur et des appétits politiques et économiques que suscite tout pays condamné à l’ostracisme par les organisations internationales. Les armements reçus en quantités considérables de Chine et des succès militaires certains combinés avec d’habiles manœuvres de divisions ont provoqué un certain nombre d’accords avec les rébellions ethniques et avec certaines factions du Parti communiste birman éclaté depuis avril 1989. Des politiciens, des représentants des minorités ethniques et des groupes socioprofessionnels, soigneusement choisis par les militaires, discutent depuis dix-huit mois d’une nouvelle Constitution qui rendrait caduques les dernières élections libres et maintiendrait les militaires au pouvoir sous une forme à définir. De nombreux pays n’attendent qu’une apparence de démocratie pour justifier une normalisation de leurs relations avec ce qu’il faudra peut-être bientôt se contraindre à appeler Myanmar. Quant à Mme Aung San Suu Kyi, on peut se demander combien de temps son admirable courage lui permettra de résister à la seule alternative que lui laissent les militaires : l’exil ou l’assignation à résidence loin de sa famille.
La Chine a été le premier pays à tirer avantage de l’isolement de la junte militaire. Elle a massivement armé son voisin à une époque où la fin de la guerre Irak-Iran et les pressions internationales ont limité les débouchés de ses ventes d’armement. Celles-ci représenteraient environ 1,3 milliard de dollars depuis août 1990, date des premières livraisons. Une route stratégique a été rouverte et on a beaucoup parlé de facilités militaires accordées par les Birmans. Cette coopération militaire que rien ne pourrait entraver rendrait inopérant tout embargo sur les armes par l’ONU ou les pays occidentaux. Singapour a profité de la situation pour accroître considérablement ses échanges commerciaux (372 millions de dollars en 1992) et est devenu le principal partenaire économique de la Birmanie. Les délégations officielles entre les deux pays se multiplient et le Premier ministre singapourien, Goh Chok Tong a été la première personnalité de ce rang de l’Ansea à se rendre à Rangoon le 28 mars 1994, n’ayant été précédé depuis 1988 que par son homologue laotien.
L’Inde avait montré beaucoup de sympathie pour le mouvement étudiant, autorisant même des émissions en langue birmane animées par des opposants. Elle a changé d’attitude en 1993 et les émissions de radios ont été interdites. Les motivations indiennes sont doubles. La première est l’inquiétude de New Delhi devant le rapprochement sino-birman. Non seulement la Chine a fourni des centaines de chars T-85, T-69 et T-62, des véhicules de transport de troupes, des avions de combat F-7 et des bâtiments de surface de la classe Hainan, mais des militaires chinois participeraient à la création de nouvelles bases navales dans le golfe du Bengale à Hainggi près de Bassein et, plus grave pour les Indiens, dans les îles Cocos à 300 kilomètres des côtes birmanes. La présence de radars et de leurs servants chinois dans ces îles proches des îles indiennes Andaman irrite New Delhi. La seconde motivation indienne découle des nouveaux itinéraires utilisés pour l’écoulement de la drogue produite en Birmanie. L’éclatement des mouvements politiques producteurs d’opium a provoqué une multiplication des voies d’écoulement, dont celle passant par l’Inde. New Delhi a donc décidé un rapprochement avec Rangoon pour assurer un meilleur contrôle de leur frontière commune.
La Thaïlande, la Malaysia et même le Japon se sont émus d’une éventuelle présence militaire chinoise dans la base navale de Mergui, au sud de la Birmanie, située à quelque 400 km au nord de Penang et de l’entrée du détroit de Malacca. Le Bangladesh lui-même est trop heureux de voir entamer le retour des Rohingyas, ces musulmans birmans venus par centaines de milliers trouver refuge dans la région de Cox’s Bazar, fuyant la politique raciste des militaires birmans.
La Thaïlande a depuis longtemps des relations difficiles avec la Birmanie. Les Karens en lutte avec le gouvernement de Rangoon y trouvent refuge et souvent les combats se déroulent des deux côtés de la frontière. C’est en Thaïlande que se sont rendus de nombreux étudiants fuyant la répression. Cependant, une volonté d’apaisement domine. Des opposants aussi renommés que Sein Win et Bo Hla Tint, sortis de Thaïlande, ne sont plus autorisés à y revenir. Bien que ce soit en sa qualité de président du Comité permanent de l’Ansea, le ministre des Affaires étrangères Prasong Soonsiri s’est récemment rendu à Rangoon où il avait été précédé par son homologue philippin Roberto Romulo. Ce dernier y a discuté l’idée d’un Sud-Est asiatique composé de l’Ansea, de l’ex-Indochine et du Myanmar.
Ce qui pousse le plus les gouvernements asiatiques à normaliser leurs relations avec la junte militaire, ce n’est pas, comme l’a déclaré le ministre australien des Affaires étrangères Gareth Evans, d’arriver à obtenir un levier suffisant pour forcer le régime à se démocratiser, mais tout simplement de ne pas rater les marchés commerciaux que la Birmanie représente. En effet, tout en maintenant sévèrement leur pouvoir, les militaires ont mis fin à plusieurs décennies de socialisme économique. Les hôtels construits avec des capitaux étrangers poussent comme des champignons, des banques privées ont été fondées, les produits d’importation garnissent les étalages, une nouvelle classe moyenne apparaît et on estime à 4 000 le nombre de récepteurs de télévision par satellites dans la capitale. Ces considérations mercantiles justifient « l’engagement constructif » que l’Ansea propose pour ses relations avec une Birmanie contre laquelle la politique d’isolement n’a pas fonctionné, ce pays ayant une longue tradition de repli sur soi. Il n’est donc pas étonnant qu’à l’occasion de son voyage, le Premier ministre singapourien se soit fait accompagner de vingt-cinq hommes d’affaires parmi les plus importants. Il a même annoncé un plan d’assistance technique de trois millions de dollars. Quant au ministre philippin Romulo, ancien représentant d’IBM en Birmanie, il a su en connaissance de cause mettre en valeur les potentialités du marché birman et écarter l’idée de discuter du cas de Mme Aung San Suu Kyi qu’il considère comme une affaire intérieure birmane.
Jouant sur la lassitude et les dissensions parmi leurs opposants, les militaires du SLORC semblent en mesure d’imposer leurs vues sur la future Constitution qui devrait être appliquée en 1995, avec ou sans approbation populaire. Ils sauront intégrer des conditions légales qui écarteront Mme Aung San Suu Kyi de toute candidature à la magistrature suprême. Cela fait, ils pourront libérer au compte-gouttes les milliers de prisonniers politiques qui croupissent dans les geôles birmanes, en particulier celle d’Insein à Rangoon. Dotés d’une « nouvelle » légitimité, ils fourniront l’apparence nécessaire aux gouvernements régionaux et à leurs hommes d’affaires. L’embargo militaire, les sanctions économiques et l’expulsion hors de l’ONU préconisés par les prix Nobel en février 1993 ne resteront que de bonnes intentions, comme celles que préconisent régulièrement les intellectuels émus par les grands drames humains. ♦