La guerre en orbite : essai de politique et de stratégie spatiales
Récemment, partant dans cette revue « à la recherche de la pensée navale », nous nous étions interrogés sur les spécificités de la stratégie maritime. C’est à une recherche analogue, mais beaucoup plus approfondie, que Serge Grouard s’est employé dans ce livre, où ce jeune énarque fait la démonstration, non seulement de son érudition, mais aussi de ses talents d’analyste et de pédagogue.
Son objectif était ambitieux, puisqu’il se proposait d’examiner les enjeux politiques, économiques et militaires qui s’offrent à l’homme dans l’Espace, puis d’imaginer leur évolution dans les prochaines décennies, et enfin de distinguer les politiques qui paraissent possibles à cet égard afin d’en proposer une à la France et aussi à l’Europe si elle veut bien suivre. Quant à la méthode adoptée, elle est originale, car il ne pouvait s’agir d’employer la méthode historique chère aux « stratégistes » en manque d’imagination, non plus que la méthode analogique qui aurait consisté à transférer dans un milieu entièrement nouveau les raisonnements longuement élaborés pour les milieux marin puis aérien, ou encore ceux imaginés afin d’y justifier l’emploi d’armes révolutionnaires, comme l’arme nucléaire. L’auteur va donc s’efforcer de définir les caractéristiques spécifiques de l’espace, puis d’analyser les enjeux qu’elles peuvent faire naître afin d’en déduire les politiques et les stratégies qui pourraient être mises en œuvre.
Ainsi, dans la première partie de son ouvrage, Serge Grouard commence par distinguer quatre espaces aux caractéristiques très différentes : l’espace circumterrestre, l’espace lunaire, l’espace solaire et l’espace lointain, celui qui « est aux confins de l’univers, de ses mystères et par suite de ses rêves ». Sa première conclusion sera qu’il convient de s’intéresser avant tout au premier cité, puisqu’il est le seul à pouvoir nourrir des enjeux politiques, stratégiques et économiques, par conséquent devenir d’une utilisation conflictuelle, alors que les autres ne justifient qu’une approche scientifique, donc internationale.
Notre auteur entreprend alors, dans une deuxième partie, d’analyser les enjeux de cet espace proche, à partir de sa vision des relations internationales qui repose, annonce-t-il, sur trois postulats : « celles-ci sont potentiellement conflictuelles, même si elles sont non violentes » ; elles sont d’une complexité croissante en raison du « développement des flux de toute nature » ; la force militaire reste un facteur de puissance, mais la capacité économique « tend à se renforcer ». Aussi va-t-il examiner d’abord comment l’Espace peut aider à prendre en compte la nouvelle complexité internationale, en insistant bien entendu sur l’enjeu de l’information. Puis, il réfléchit à ce que l’Espace peut apporter à la puissance militaire pour ce qui concerne les capacités nucléaires d’abord, et cela tant dans les relations du « fort au fort » et du « faible au fort » que dans celles prévisibles du « fort au faible » et du « faible au faible » ; mais aussi pour l’utilisation des forces classiques, l’intérêt de l’espace augmentant alors « en fonction de la probabilité de l’action extérieure liée à l’incertitude de ses formes ».
Ensuite, il étudie de façon très documentée les perspectives qu’offre l’Espace dans la compétition économique, récusant alors celles qui sont parfois avancées au sujet des ressources naturelles ou des fabrications « en impesanteur », pour s’intéresser par contre aux services spatiaux et aux productions de matériels spatiaux, et constater alors que l’enjeu commercial et financier de l’Espace est en définitive mineur et ne pourra donc intervenir que marginalement dans la compétition économique entre les grandes puissances. « On va dans l’Espace, conclut-il, parce qu’on est une grande puissance, et non pas pour le devenir » ; mais il ajoute : « Il existe une autre logique que celle du profit, c’est celle du service public », et pour ce qui concerne l’Espace, d’un service public mondial, géré éventuellement par une agence internationale des satellites, qui exercerait son action pour l’aide au développement, la surveillance écologique, la lutte contre les réseaux, en particulier ceux de la drogue, et plus généralement pour la réduction des tensions et des risques internationaux.
Suivant la méthode annoncée, la troisième partie de l’ouvrage aborde alors les stratégies spatiales qui jusqu’à présent, constate l’auteur, ne peuvent être que des « stratégies des moyens ». Se souvenant que, suivant la formule bien connue, la stratégie est « l’art de la dialectique des volontés utilisant la force pour résoudre les conflits », il lui faut alors déterminer qui sont les acteurs de l’Espace, puis imaginer leurs réactions mutuelles, enfin proposer la stratégie optimale résultant de la rationalité supposée de leurs comportements. Pour les acteurs, il pose en principe qu’il existe un « seuil d’intérêt spatial » et également un « seuil de capacité spatiale », dont il définit les critères. Ce qui l’amène à conclure que le « club des puissances spatiales a presque fermé ses guichets », d’autant qu’un processus de prolifération spatiale ne paraît pas à redouter. Au sein de ce club, il distingue deux catégories d’acteurs, qu’il appelle « puissance totale » et « puissance partielle », la première devant réunir à échéance de dix à quinze ans les quatre types de moyens suivants : satellites passifs de la triade « voir-écouter-communiquer », défense antimissile composée de satellites d’alerte et de moyens d’interception basés au sol, capacité antisatellite et réseau au sol de surveillance de l’Espace, auxquels, à l’horizon d’une cinquantaine d’années, devraient s’ajouter des moyens sol-Espace tels que l’avion spatial et l’arme laser. Quant à la puissance spatiale « partielle », elle se limiterait aux applications passives, c’est-à-dire qu’elle ne posséderait ni capacités antimissiles ni moyens antisatellites. Des différentes éventualités pouvant surgir, qu’il analyse ensuite longuement, il tire la conclusion qu’il existe seulement deux grandes stratégies spatiales possibles, toutes deux subordonnées à la logique nucléaire : stratégie de monopole pour la puissance totale, stratégie de survie pour la puissance partielle, et d’ailleurs aussi pour la « non-puissance spatiale ». Suivent les énoncés des principes que l’auteur propose pour l’optimisation des politiques spatiales, parmi lesquelles nous retiendrons, après une analyse intéressante des problèmes que soulève la « non-militarisation » de l’Espace, celui qui définit le « niveau de suffisance spatiale » et celui qui justifie une « politique unique », et par suite une organisation unique pour le spatial civil et le spatial militaire ; enfin – et pourquoi ne pas dire surtout ? – le septième principe qui est intitulé « une part de rêve ».
La dernière partie de l’ouvrage traite, conformément au schéma annoncé, des politiques spatiales. Elle relate d’abord les politiques passées : celle du « rêve étoile » et du « réalisme kaki » de l’espace américain qui se veut désormais le laboratoire de l’espace du futur ; puis celle qui a abouti à la « retraite de Russie » de l’espace soviétique ; et enfin la nécessaire évolution de l’Europe spatiale qui est « orpheline d’une politique européenne ». Ce qui nous intéresse surtout, c’est évidemment le projet de politique spatiale que l’auteur nous propose pour la France dans le dernier chapitre de son ouvrage. Pour lui, les relations de notre pays avec l’Espace ont été jusqu’à présent « une histoire de cœur déguisée dans un mariage de raison », mais son avenir lui paraît actuellement « aux petits pieds » par suite de l’absence d’une vision stratégique de l’Espace et de l’inadéquation de ses structures. Sa suggestion est alors « un projet de service public mondial, voilà la seule ambition qui vaille ! » Il en définit les grands axes (scientifique, surveillance et alerte écologique, aide au développement) et la dimension sécuritaire qu’elle devrait aussi comporter (capacité de surveillance, soutien aux opérations extérieures, programmes de recherche dans certains domaines ; armes antimissiles, armes antispatiales, moyens d’alerte avancée) de façon à ne pas en abandonner le monopole aux États-Unis. Il récapitule les moyens que requerrait ce concept de sécurité globale (capacités de lancement, moyens d’observation à haute et moyenne résolution, transmission d’informations, alerte avancée), observant qu’ils ont des caractères très proches, ce qui devrait leur permettre de rationaliser leur fabrication. Puisque tout cela dépasserait les possibilités de la France seule, ajoute-t-il, il lui faut sensibiliser ses partenaires de l’Union européenne pour la mettre en œuvre. Les modalités de cette coopération serait alors à redéfinir, car il faudrait, à son avis, réformer l’Agence spatiale européenne (ESA) en la rapprochant de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) et définir de nouveaux mécanismes de politique industrielle. Enfin sur le plan national, il lui paraît nécessaire aussi de rationaliser les structures et la politique industrielle, et à ce sujet il fait des suggestions, en particulier de donner au Centre national d'études spatiales (Cnes) la haute main sur tous les programmes spatiaux et sur le développement des compétences industrielles.
Serge Grouard termine son ouvrage par quelques considérations d’une haute élévation sur « l’espace et le temps », puisque, dit-il, « l’Espace a bouleversé définitivement le regard que l’humanité porte sur elle-même ». Il en tire aussi la conclusion pratique que l’activité spatiale va poursuivre son développement, car « elle recèle deux constantes de l’histoire humaine… l’antagonisme… et la quête inlassable du savoir ». Repartant dans l’infiniment grand, la chute de son discours est alors : « Si l’humanité parvient à se survivre, c’est dans l’espace qu’il lui faut aller chercher, non pas le salut, mais la réponse ! »
Dans l’article auquel nous faisions allusion au début de notre présentation, nous nous étions posé la question « La stratégie maritime existe-t-elle vraiment ? », pour y répondre par l’affirmative. C’est aussi par l’affirmative qu’on répondra à cette même question concernant la stratégie spatiale, après avoir lu ce livre. Il nous a en effet convaincus par son implacable logique cartésienne, sans cesser pour autant d’être d’une lecture agréable et parsemée de formules bien ciselées. Ajoutons qu’il constitue aussi un ouvrage de référence, tant pour l’histoire du spatial que la bibliographie du sujet, de par ses notes, et pour la technologie actuelle, de par ses annexes. En outre, il comprend un index très complet, ce qui est trop rare chez les auteurs français. Vous avez donc gagné votre pari, M. Grouard ! ♦