L’arme nucléaire après la guerre froide
Voici un livre a priori fort intéressant, puisqu’il se propose d’examiner quel pourrait être le rôle de l’arme nucléaire dans le nouvel environnement international, comment les évolutions technologiques en cours pourront transformer les conditions d’exercice de la dissuasion, et dans quelle mesure celle-ci pourrait jouer vis-à-vis des nouvelles puissances nucléaires. À toutes ces questions, il apporte des éléments de réponse, basés sur une très solide documentation, avant d’analyser la place que pourrait occuper le nucléaire dans la sécurité de l’Europe, ainsi que les voies et moyens possibles d’une éventuelle dissuasion européenne. Publié dans la collection « Stratégies et technologies », qui réunit les ouvrages du Centre de recherches et d’études sur les stratégies (Crest) de l’École polytechnique, et que dirige Yves Boyer, son auteur est Bruno Tertrais, qui a été directeur de la commission des affaires civiles à l’Assemblée de l’Atlantique Nord et est maintenant chargé de mission à la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) du ministère de la Défense.
Plutôt que de suivre dans notre présentation le plan du livre, lequel comprend trois parties intitulées respectivement : « Le contexte », « L’Alliance atlantique face aux nouveaux défis nucléaires », et enfin « L’arme nucléaire et la sécurité de l’Europe », nous avons préféré y relever, à l’attention de nos lecteurs, les idées qui nous ont paru les plus enrichissantes à propos des trois sujets de préoccupation suivants : évolution du rôle de l’arme nucléaire dans la stratégie, son application aux nouvelles puissances nucléaires, ainsi qu’à la sécurité future de l’Europe.
Cependant, avant d’entreprendre cette exploration, nous noterons la déclaration suivante qui figure au début de l’ouvrage : « Le concept de dissuasion par menace de représailles fait désormais partie des principes admis par la société internationale ». Nous pensons en effet qu’il convient de réserver cette appellation à la seule menace qui soit effectivement « pacifiante », parce qu’elle est « terrorisante », comme le rappelle opportunément son appellation anglaise, c’est-à-dire à celle effectuée par armes nucléaires, ou éventuellement par armes « de destruction massive », sous peine de tomber dans le travers trop commun qui consiste à qualifier de la sorte n’importe quelle menace de rétorsion ou même de sanction, laquelle n’a jamais empêché ou arrêté une agression militaire majeure.
Si nous passons maintenant à l’évolution du rôle de l’arme nucléaire dans la stratégie, nous découvrons très tôt dans l’ouvrage un intéressant inventaire des « progrès » technologiques en cours, lesquels ont « pour effet de mettre en avant… les aspects qualitatifs de la dissuasion au détriment de ses aspects quantitatifs ». Il est assorti de cette remarque : « La réduction des arsenaux s’en trouve facilitée », mais nous ajouterons immédiatement : et aussi la tentation de leur emploi effectif, idée que l’auteur ne manque pas d’ailleurs de reprendre par la suite. Ces progrès entraînent en effet une « révolution de la précision », et les développements en cours sur les véhicules de rentrée manœuvrables et les têtes pénétrantes augmenteront encore les performances des systèmes nucléaires en termes de discrimination, puisqu’« on peut espérer la destruction assurée, en un coup, d’objectifs durcis ». Cet inventaire évoque aussi les recherches en cours sur les armes à « énergie dirigée » et les autres systèmes « quasi nucléaires », comme les armes « à micro-ondes à haute puissance », ou encore celles à « impulsion électromagnétique » (IEM), qui permettraient la mise hors service instantanée des systèmes d’information et de commandement d’un adversaire.
L’auteur note bien entendu que tous ces développements pourraient « souffrir » de l’arrêt des essais nucléaires. En ce qui concerne les systèmes d’armes en service, il souligne ce qu’il appelle « le rôle nouveau » des Sous-marins lanceurs d’engins (SNLE), car ceux de la génération Trident II, déjà en service aux États-Unis et bientôt en Grande-Bretagne, ont désormais, de par la précision de leurs armes, des capacités « contre-forces » analogues à celles des actuels systèmes terrestres, tout en étant mieux « protégés », ce qui permet de leur confier également des missions « substratégiques » et de rendre ainsi « polyvalente » la composante océanique de la dissuasion.
Pour ce qui est de l’évolution des stratégies elles-mêmes, l’ouvrage constate en substance que deux phénomènes contradictoires se sont manifestés : d’une part, sous l’influence du désarmement nucléaire entamé dans le Nord et aussi de la disparition de la menace majeure, un processus de « dévaluation » du rôle militaire de cette arme au bénéfice de son rôle « existentiel » et par suite politique ; et, d’autre part, devant le risque d’une prolifération nucléaire dans le Sud, une résurgence de l’évocation de son emploi effectif. Ainsi, constate l’auteur, « l’arme nucléaire tend à perdre à la fois sa spécificité géographique (Est-Ouest) et sa spécificité fonctionnelle (dissuasion) ». Le concept même de la dissuasion lui semble mis en question par l’idée du nucléaire « dernier recours » défensif, et par les discours sur la légitimation des concepts d’emploi ou de défense face aux « proliférants », ainsi que par ceux qui célèbrent les mérites d’une dissuasion conventionnelle assise sur une supériorité technologique. Il conclut : « En dépit de pressions qui vont dans le sens d’une banalisation du nucléaire, celui-ci a toutes chances de rester différent tant que sa perception demeurera singulière ». Nous aurions, quant à nous, été plus précis, en ajoutant : tant que son « tabou » n’aura pas été violé. C’est en effet cette spécificité, pensons-nous, qui continue à conférer un rôle déterminant à l’arme nucléaire dans la sécurité internationale.
L’auteur s’interroge ensuite, mais sans prendre parti, sur l’évolution des doctrines qui seraient souhaitable face aux deux tendances qui se profilent, à savoir : « flou doctrinal délibéré », lequel s’inscrit dans la tradition de l’incertitude dissuasive, ou au contraire « solides ancrages doctrinaux », lesquels pourraient être alors « positifs » (mise en œuvre pour les seuls intérêts vitaux, riposte nucléaire assurée), ou au contraire « négatifs » (non-emploi en premier, pas de mise en œuvre contre un non-nucléaire).
Cependant, lorsqu’il passe aux moyens, Bruno Tertrais laisse percer ses préférences doctrinales, puisqu’il préconise le renfort de la chaîne de commandement, contrôle, communication (et pour cette dernière y compris avec les adversaires potentiels), la centralisation des arsenaux et la réduction des niveaux d’alerte, l’allongement de la portée des vecteurs, l’accroissement de la souplesse d’emploi (en se dotant de charges modulables et de possibilités de changements d’objectifs) ; tout cela afin de disposer de capacités « tous azimuts », en même temps que de multiplier celles de « gesticulation » en temps de crise. À tous ces points de vue, il privilégie comme système d’arme les SNLE munis de charges « panachées », et aussi les bombardiers qui sont « indifférents » aux systèmes ABM.
Avant d’en terminer avec ce sujet, l’auteur attire opportunément notre attention sur ce qu’il appelle les « autres dimensions du risque nucléaire », lesquelles ne sont pas sans rapport avec ce qui va suivre. Il s’agit, d’une part, de la vulnérabilité des installations nucléaires civiles en cas de conflit classique ou d’entreprises terroristes, et, d’autre part, de l’importance des précautions à prendre pour la sécurité, la sûreté, et contre l’emploi non autorisé des armes nucléaires ; et nous ajouterons, à la suite d’événements récents, contre les détournements de matières fissiles. Il souligne à cette occasion que la « dénationalisation » de la menace nucléaire qui en résulte pourrait constituer l’un des défis majeurs du XXe siècle.
Abordons maintenant, mais plus rapidement, le deuxième thème de réflexion que nous avons retenu, à savoir l’application des évolutions ainsi constatées aux nouvelles puissances nucléaires, c’est-à-dire, pour être clair, aux « proliférants » du Sud, au sujet desquels Bruno Tertrais pose la question, à notre avis cruciale : « Feront-ils l’apprentissage de la dissuasion ? ». Cette question soulève le problème, nos lecteurs le savent, qui nous passionne personnellement mais sur lequel nous ne pouvons pas nous étendre ici, celui de la rationalité des échanges dialectiques qui peuvent exister entre des décideurs de cultures très différentes. Notre auteur ne prend pas clairement parti à ce sujet, mais il évoque souvent ce dilemme par la suite, et il nous a rappelé en exergue à son ouvrage cette réflexion de Raymond Aron : « En ce jeu où les joueurs sont contraints d’accepter des risques quasi infinis, il n’y a pas de stratégies rationnelles, il n’y a que des stratégies qui nous paraissent raisonnables et dont nous invitons l’adversaire à respecter les règles implicites ».
En ce qui concerne les risques, pour les pays du Nord, que soulève la prolifération, l’auteur les ramène à leur juste proportion en rappelant que la réalisation de vecteurs à portée intercontinentale suppose une maîtrise technologique que peu de pays sont capables d’acquérir. Il remarque aussi que les pays du Sud sont de plus en plus nombreux à disposer de bombardiers à long rayon d’action qui leur sont vendus par des États de l’ex-URSS, et, en s’entourant d’un précautionneux « peut-être », il estime que la région allant de la Méditerranée au Pamir [NDLR 2020 : massif montagneux de l’Est du Tadjikistan qui s’étend jusqu’en Afghanistan, en Chine et au Kirghizistan] « présente davantage que partout ailleurs des risques de conflit à dimension nucléaire ».
À la question : comment répondre à ce risque éventuel, l’auteur ne prend pas clairement parti quant à l’efficacité que pourrait avoir la dissuasion. Toutefois, les stratégies sur lesquelles il s’interroge laissent percer, là encore, ses préférences, puisqu’il s’agit de menaces de « représailles contre les ressorts du pouvoir », ou, en fonction de l’adversaire concerné, de frappes « contre-valeurs », « contre-forces », « contre-leadership », « contre-C3 » (Command, Control & Communication), ou encore de la « mise à profit de l’effet IEM » (impulsion électromagnétique). Il note « l’intérêt éventuel » qu’il y aurait à déployer sur les théâtres en question, non seulement des missiles anti-balistiques, mais aussi des « moyens nucléaires visibles » susceptibles de gêner les opérations militaires classiques de l’adversaire et d’accroître la crédibilité d’une menace de représailles nucléaires en cas d’utilisation d’armes de destruction massive contre nos forces.
Ses préférences apparaissent aussi à propos des moyens, car, pour lui, ceux « adaptés à l’exercice d’une dissuasion vis-à-vis du Sud » pourraient être, concernant le sanctuaire, des missiles stratégiques à longue portée, d’une extrême précision, à double capacité nucléaire et classique, capables d’une réaffectation des objectifs, munis éventuellement de charges à faible puissance si la crédibilité de la riposte le justifie, et aussi de charges aptes à la pénétration souterraine pour être en mesure de neutraliser des complexes de production nucléaire ou des postes de commandement enterrés. On aura reconnu là, soit dit en passant, les capacités que notre auteur a estimées devoir être celles des SNLE de nouvelle génération, alors que sur le théâtre le vecteur approprié lui semble être le bombardier, dont « la double capacité lui permet d’éviter d’apparaître directement provocateur, mais qui peut être armé de missiles tirés à distance de sécurité et de munitions neutroniques ». Enfin, l’aviation embarquée et les missiles de croisière mer-sol lui semblent devoir être retenus, dans la mesure où ils sont capables de remplir à la fois les fonctions stratégiques et de théâtre, en temps de paix comme en temps de crise, sans les contraintes juridiques et par suite diplomatiques qui pèsent sur l’aviation basée à terre.
Nous passerons plus vite sur la réponse à notre troisième préoccupation : celle qui concerne le rôle de l’arme nucléaire dans la sécurité future de l’Europe, car elle est probablement plus familière à nos lecteurs, et aussi d’une moindre actualité. Bruno Tertrais, après avoir rappelé la nouvelle posture nucléaire de l’Otan et l’évolution des postures américaine et britannique, s’interroge sur l’éventualité d’une dissuasion élargie à l’Est, sur l’avenir des armes nucléaires américaines stationnées en Europe et sur le problème nucléaire allemand, avant d’envisager ce que pourrait être une coopération franco-britannique en la matière. Les leçons du passé, et en particulier l’échec du projet de missile aéroporté commun, le rendent sceptique, à juste titre pensons-nous, quant à l’approche « par le bas » de cette coopération. Aussi estime-t-il qu’elle ne pourra être relancée que « par le haut », c’est-à-dire en abordant les aspects doctrinaux et politiques de la dissuasion. Ce scepticisme n’empêche pas cependant notre auteur d’envisager les modalités concevables d’une dissuasion européenne. Quant à nous, nous pensons qu’on ne pourra bâtir des projets à ce sujet qu’après 1995, puisqu’au cours de l’année prochaine auront lieu le réexamen du Traité de non-prolifération (TNP), le débat sur le projet d’un traité d’interdiction totale des essais nucléaires, et aussi d’importantes échéances électorales tant en Europe qu’aux États-Unis, tous événements qui obligeront les différents partenaires à prendre parti sur l’avenir de la dissuasion.
Les analyses de Bruno Tertrais permettent, on l’aura constaté, de mieux comprendre ces enjeux capitaux, d’autant que son livre est assorti d’un index et de nombreuses annexes qui en font un précieux ouvrage de référence, et qu’il comprend en outre beaucoup de notes sur la bibliographie particulièrement riche qu’il a utilisée. Nous le disons avec d’autant plus d’objectivité que nous n’y sommes pas cités. ♦