Ramses 95 : synthèse annuelle de l’actualité mondiale
Il nous revient donc, pour la douzième fois, l’honneur de présenter aux lecteurs de Défense Nationale le Rapport annuel sur le système économique et les stratégies de l’Institut français des relations internationales (Ifri), universellement connu sous son appellation abrégée, le Ramses. Alors que, jusqu’à présent, cette synthèse de l’actualité mondiale était diffusée en même temps que le beaujolais nouveau, elle a été publiée cette année au début du mois de septembre, ce qui lui conserve toute son actualité, puisqu’il s’est écoulé moins de deux mois entre la fin de sa rédaction et sa parution.
Comme ses prédécesseurs, le Ramses 95 comporte trois parties, dont les deux premières passent en revue, respectivement, la situation géopolitique et la situation économique internationales au cours de l’année écoulée, alors que la troisième partie traite d’un thème d’actualité, à savoir le Royaume-Uni dans ses rapports avec l’Europe. Comme d’habitude aussi, il est préfacé par le directeur de l’Ifri, Thierry de Montbrial, dans une introduction qui cette année est très développée et extrêmement brillante. Nous y avons relevé, en particulier, les sujets de réflexion suivants. D’abord, la « montée de l’Asie », où « pour son destin et sans doute aussi pour celui du monde, aucun ne compte plus que la Chine ». Or, pour notre auteur, l’hypothèse la plus probable est la réussite de la « prodigieuse expérience » économique qui y a été entreprise, et, pour lui toujours, tout « suggère que le succès économique appelle… celui de la démocratie ». Une autre de ses analyses très intéressantes concerne « l’Amérique de Clinton », où en politique étrangère « ce que l’on fait ou ne fait pas fluctue au gré des émotions suscitées par les reportages télévisés et les sondages », ce qui laisse « l’Occident sans leader » face à la « question russe ». Cependant, pour cette dernière, dans une vision d’avenir qui, là encore, est plutôt optimiste, il rappelle que « toute organisation procède d’une lutte persévérante contre l’entropie, c’est-à-dire contre le désordre naturel ». Enfin, Thierry de Montbrial nous présente, avec son expérience d’économiste, un diagnostic sur le problème que posent aux pays développés « la concurrence des structures et l’organisation des échanges ». Pour lui, la libéralisation de ceux-ci entre pays et régions « bien policés » implique deux niveaux d’organisation : un externe, international, et un interne, national ou intrarégional. Aussi l’Union européenne doit-elle s’organiser intérieurement « pour mieux affronter la concurrence extérieure – en particulier asiatique – et non pas pour l’éviter ». En ce qui concerne le continent américain, il constate sa « vitalité » dans le domaine économique ; pour lui, la conclusion de l’Accord de libre-échange nord-américain, l’Aléna, a été un « événement considérable », et jamais les États-Unis n’ont « aussi clairement identifié (leurs) intérêts nationaux au succès de (leurs) exportations » ; et ainsi « la question du déclin américain n’est-elle pas à l’ordre du jour ».
Les évolutions de ces problèmes au cours de l’année écoulée, et aussi de pas mal d’autres, sont analysées dans la première partie de l’ouvrage rédigée sous la direction de Nicole Gnesotto. Elle est intitulée : « Fragments d’un troisième après-guerre », car, nous expliquent les auteurs, l’après-guerre froide a déjà connu trois phases, celle de l’enthousiasme pour un nouvel ordre mondial, puis celle dominée par l’horreur face au nouveau tribalisme planétaire, pour arriver à la phase actuelle qui serait caractérisée par « l’immobilisme face à l’anarchie ». Nicole Gnesotto y distingue « deux fois deux mondes », ceux « de la paix et de la guerre » et ceux « des riches et des pauvres ». Traitant ensuite des « avatars de la puissance », elle constate que la disparition du conflit Est-Ouest n’a pas relancé la « course à la superpuissance », et elle pense que la « guerre des civilisations » que certains imaginent devoir remplacer celle des idéologies, après celle des États, n’aura pas lieu. Ici nous nous interrogeons : mais qu’en sera-t-il de la compréhension entre les civilisations ? Revenons à notre auteur pour noter qu’elle estime que le « narcotrafic » et les connexions qu’il entretient avec le commerce illicite des armements « pourraient saper les fondements mêmes des systèmes économiques et des États ». Elle s’inquiète aussi, à juste titre certainement, des problèmes que va poser le développement des flux de réfugiés en raison des guerres locales, car ils fragilisent encore plus des frontières « que l’on voudrait étanches aux conflits locaux et périphériques ».
Sous le titre « L’ajustement des puissances », sont examinées ensuite plus en détail par différents experts la situation de « l’Amérique mal à l’aise », l’éventualité d’un « retour de la Russie », la « naissance incertaine de l’Union européenne », et enfin les « tensions en Asie ». Suivent les analyses des « aléas de la guerre et de la paix », c’est-à-dire la situation en Afrique du Sud et au Moyen-Orient, la « catastrophe bosniaque » et les « turbulences islamistes », avec pour ces dernières une appréciation très pessimiste du cas de l’Algérie, et à peine moins de celui de l’Égypte. Enfin sont commentées l’évolution de la sécurité européenne, les « crises et succès » de l’ONU dans sa recherche de l’organisation d’une sécurité collective, et enfin « la nouvelle donne de la prolifération », à la veille des négociations internationales qui auront lieu en 1995 à l’occasion du renouvellement du Traité de non-prolifération (TNP). En définitive, c’est une vision pas trop pessimiste de l’avenir qui résulte de toutes ces analyses et tous ces commentaires.
La première partie du Ramses 95 se termine alors par un chapitre qui traite de la géopolitique avec ce qu’on peut appeler « la géoéconomie », puisque « la scission riches-pauvres comporte un risque important d’instabilité ou de conflits », et que « les États doivent apprendre à gérer ensemble » les conflits issus de leur interdépendance croissante dans ce domaine. Ainsi est assurée la transition avec la deuxième partie, établie sous la direction de Frédérique Sachwald, qui analyse de façon plus savante la situation des économies à l’heure de la mondialisation, écartelée qu’elle est entre croissance et concurrence. Après avoir rappelé les données du dilemme « assainissement-croissance », et constaté « l’atténuation des divergences macroéconomiques » internationales, elle examine de plus près les cas particuliers que constituent l’Allemagne, le Japon, l’Amérique latine, l’Afrique et plus particulièrement celui de la zone franc, les pays d’Europe orientale, enfin ceux de l’ex-URSS aux « économies chaotiques ». Ensuite, un chapitre est consacré à la situation du chômage en Europe et aux politiques envisageables pour y remédier, et un autre traite, pour finir, de la concurrence Nord-Sud, donc des problèmes d’actualité que posent les délocalisations, concluant à ce sujet que « l’arme protectionniste » est « la plus mauvaise solution, surtout si elle est uniquement défensive, sans mise en place de stratégie d’adaptation ».
Nous en arrivons ainsi à la partie thématique du Ramses 95, rédigée sous la direction de Philippe Moreau Defarges, qui traite, nous l’avons dit, du Royaume-Uni, considéré, précise le titre sans doute pour nous intriguer, comme « laboratoire de l’Europe », en y ajoutant il est vrai un solide point d’interrogation. Il résulte de cette approche une passionnante analyse de la situation actuelle de notre grand voisin, assortie d’une réflexion quasi philosophique sur « la spécificité d’un destin historique » qui s’est élaboré « contre le continent européen ». Voici quelques points forts de cette réflexion : l’insularité est le point d’appui de l’identité politique britannique ; celle-ci est marquée par une continuité peut-être unique au monde ; le « choc thatchérien » a été un phénomène très important ; l’empire disparu reste encore un « immense fantôme ». Suivent alors deux chapitres plus techniques, qui traitent respectivement du comportement de la Grande-Bretagne face à la logique de l’internationalisation économique, et des facteurs constitutifs de son identité politique. « Identité fatiguée ? », et « fin de l’exemplarité britannique ? » s’interrogent successivement les auteurs, avant d’entreprendre leur analyse du comportement du Royaume-Uni face à l’Europe et au monde, avec les « atouts ambivalents de sa grandeur passée » que sont le Commonwealth et la langue anglaise. Sur l’avenir d’une Grande-Bretagne qui deviendrait enfin européenne, c’est nous qui employons ces termes, Ramses 95 a la prudence de ne pas se prononcer. Par contre, il s’interroge sur la prolongation des « relations spéciales » avec les États-Unis, considérant leur « normalisation » comme inévitable. Il use alors d’arguments qui ne nous ont guère convaincus, en particulier lorsqu’ils s’appuient sur l’histoire des relations américano-britanniques dans le domaine atomique, car nous en avons une interprétation assez différente de celle des auteurs ; nous pensons par contre, quant à nous, que c’est probablement dans ce domaine que les relations spéciales restent les plus irréversibles.
Cette dernière remarque montre que la lecture du Ramses 95 peut être aussi stimulante pour nos recherches sur le passé. En tout cas, elle est de bout en bout enrichissante pour animer nos réflexions sur l’avenir. L’ouvrage constitue par ailleurs, comme ses prédécesseurs, un incomparable document de référence avec sa liste des thèmes traités dans les éditions précédentes, sa chronologie de l’année écoulée, ses annexes statistiques et cartographiques, ses tableaux et graphiques, ses bibliographies sélectives et ses encarts détaillant certains points importants ; d’autant qu’il comporte aussi des répertoires très complets de toute cette documentation et un excellent index thématique, ce qui est trop rare en France. Nous présentons donc nos compliments à Ramses 95, en souhaitant longue vie à sa lignée. ♦