Gendarmerie - Gendarmerie et « Vigipirate »
Après que le sanglant attentat à l’explosif perpétré le 25 juillet 1995 dans la station Saint-Michel du RER à Paris eut fait resurgir l’effroi de la menace terroriste, le gouvernement a été amené à prendre un certain nombre de mesures afin de réduire les possibilités d’action et démanteler les réseaux ou groupes responsables des attentats et tentatives d’attentats commis depuis cet été dans le dessein à la fois d’infléchir, par la menace et la terreur suscitée par cette violence aveugle et anonyme, la politique étrangère de la France, mais aussi d’accentuer les tensions et fractures existant au sein du système social par les sempiternels effets du cycle infernal terrorisme-répression. Dans l’état actuel des choses, la mobilisation de l’ensemble des forces de sécurité, ainsi que la vigilance et le sang-froid des populations, semblent avoir eu raison de cette vague terroriste, même si, en ce domaine, l’expérience montre combien il convient résolument de faire preuve de prudence et de ne jamais baisser la garde.
Dans la montée en puissance du dispositif de lutte antiterroriste activé dès le 26 juillet, deux grandes étapes peuvent être distinguées.
Première étape : la décision du Premier ministre, le 7 septembre, de mettre en œuvre le plan « Vigipirate renforcé » (1). En application des dispositions de ce dernier, un centre opérationnel, placé sous la responsabilité du directeur général de la police nationale, a reçu pour mission de récolter, coordonner et diffuser les renseignements auprès de l’ensemble des services concernés. Sur toute l’étendue du territoire, les contrôles des lieux et établissements publics ont également été renforcés, grâce notamment aux 11 000 policiers et gendarmes spécialement affectés à ces missions de surveillance. Dans le même temps, des moyens importants ont été dégagés, dans l’enquête de police judiciaire, pour identifier et mettre hors d’état de nuire les auteurs des attentats. Rappelons à ce propos que la lutte antiterroriste relève, en France, du ministre de l’Intérieur, qui anime et coordonne, au niveau interministériel, les actions du Conseil de sécurité intérieure (CSI, placé sous la responsabilité du Premier ministre) et du Conseil interministériel de lutte antiterroriste (Cilat), et au niveau opérationnel, celles de l’unité de coordination et de lutte antiterroriste (Uclat, organisme permanent créé en 1984 et composé de représentants des différents services engagés dans la lutte antiterroriste : renseignements généraux, DST, police judiciaire, DGSE…). Par ailleurs, le ministère de la Justice dispose, avec le service central de lutte antiterroriste (Sclat), de sa propre structure de coordination.
Seconde étape : la participation directe, depuis le 23 octobre, de personnels des trois armées aux missions de surveillance, de prévention et de protection. Cette mesure, prévue dans l’arsenal de moyens définis expressément par le plan « Vigipirate », s’est traduite par la mise à disposition du ministre de l’Intérieur d’environ 2 500 officiers, sous-officiers et hommes du rang (dont près de 2 000 à Paris), employés, pour l’essentiel, à des patrouilles aux frontières, dans les gares, les aéroports, le réseau RATP et RER (compte tenu des soutiens et des relèves nécessaires, plus de 15 000 hommes étant ainsi concernés par l’exécution de ces missions). Précisons que ces militaires, qui peuvent faire usage de la force en cas de légitime défense, sont accompagnés par des agents et officiers de police judiciaire de la gendarmerie, de la police nationale et des douanes habilités, le cas échéant, à procéder aux interventions, contrôles d’identité et interpellations.
Pour ce qui est, plus spécifiquement, de la gendarmerie, cette force publique militaro-policière prend une part importante à la lutte antiterroriste, compte tenu notamment de son statut de « force de continuité ». Assurer, quelles que soient les circonstances, la continuité de l’action publique semble être, en effet, l’un des principaux moteurs de son action. De par sa position particulière, la gendarmerie assure ainsi l’interface, le continuum entre la défense du territoire et la préservation de l’ordre public, c’est-à-dire, pour reprendre la distinction classique établie à la fin du XVIe siècle par l’humaniste Jean Bodin, la continuité entre la souveraineté de l’État et celle dans l’État. Dans les situations de crise ou de tension, par ses moyens militaires (en personnels et en équipements), par les conditions juridiques d’emploi de ses forces (le recours officialisé à la réquisition) et par certaines de ses formations (comme le GBGM : groupement blindé de la gendarmerie mobile ; et le GSIGN : groupement de sécurité et d’intervention de la gendarmerie nationale) (2), la gendarmerie est de nature à participer, alternativement ou conjointement, à des opérations de police menées contre des éléments subversifs et à des combats terrestres engagés contre des éléments ennemis, en assurant ainsi une continuité entre les actions policière et militaire dans le cas où la frontière entre ces deux types d’action serait difficile à fixer avec exactitude.
Ainsi, depuis la mise en œuvre du plan « Vigipirate », plus de 15 000 militaires de la gendarmerie se consacrent quotidiennement à la lutte antiterroriste. Dans les neuf circonscriptions de gendarmerie, une cellule de crise a reçu pour mission d’animer et de coordonner la recherche du renseignement et la mise en œuvre des moyens. Implantées sur l’ensemble du territoire, les unités de gendarmerie départementale ont intensifié, de jour comme de nuit, la surveillance et les contrôles dans les lieux et établissements publics, mais aussi dans les zones plus retirées susceptibles de servir de refuges ou de bases arrière aux terroristes. Un effort particulier a été consenti pour couvrir les zones frontalières du Nord et de l’Est, les périphéries urbaines et les principaux axes de communication. La gendarmerie mobile apporte, quant à elle, son concours sous la forme d’escadrons déplacés à Paris et en province (de seize à six escadrons) pour participer, en renfort des forces de gendarmerie et de police, aux missions de sécurité et de protection (notamment dans les gares et le métro parisiens), s’ajoutant aux six escadrons employés en permanence pour la sécurité des points sensibles dans la capitale (ambassades, Palais de justice…).
Ainsi, entre le 26 juillet et le 19 novembre 1995, 2 446 479 personnes et 2 180 824 véhicules ont été contrôlés par les unités de gendarmerie (3 424 personnes mises à disposition de la justice et 6 030 personnes en situation irrégulière). La multiplication de ces contrôles, qui sont destinés — outre, bien évidemment, l’arrestation des personnes recherchées — à réduire la capacité de manœuvre des terroristes et à maintenir une insécurité permanente dans leurs moindres faits et gestes, a eu incidemment pour effet de faire baisser, de manière assez sensible, la petite et moyenne délinquance (pour le mois de septembre 1995, moins 14,03 % par rapport au même mois de l’année précédente). Au nombre des principales actions conduites figurent notamment la traque et la neutralisation de Khaled Kelkal, le 29 septembre 1995, à Maison-Blanche (commune de Vaugneray) dans la région lyonnaise. À cette occasion, des moyens importants ont été engagés par la gendarmerie, environ huit cents gendarmes départementaux et mobiles, des personnels de l’escadron parachutiste d’intervention de la gendarmerie nationale (EPIGN), plusieurs équipes cynophiles et trois hélicoptères (dont un appartenant à l’armée de terre et équipé d’une caméra thermique) ayant participé aux opérations de ratissage, de bouclage de zones et de reconnaissance des lieux isolés, entreprises à partir du 27 septembre.
Dans la trop longue histoire du terrorisme, cet épisode fournit une illustration saisissante de l’obscurcissement tendanciel de la frontière entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, entre ordre public et défense nationale, ce qu’avait d’ailleurs mis en évidence le récent Livre blanc sur la Défense : un phénomène complexe et déstabilisant, qui conduit nécessairement les décideurs politiques et les responsables institutionnels, comme les observateurs et les chercheurs, à repenser, à revisiter le concept même de « sécurité », dans une approche plus globale, plus fonctionnelle aussi, parce que de nature à dépasser les délimitations formelles et organiques entre le policier et le militaire. Ainsi, semble-t-il opportun, si ce n’est impérieux, de concevoir la riposte antiterroriste à la jonction ou à la périphérie des deux principaux types de parades généralement opposées à ce genre de menaces, qu’il s’agisse, d’un côté, de la parade policière que représente la criminalisation du terrorisme, ce qui consiste à lui contester tout caractère politique et à assimiler ses manifestations à des infractions de droit commun, de l’autre, de la parade militaire que traduit la tendance à considérer le terrorisme sous la forme d’une menace de défense, c’est-à-dire en somme d’une véritable guérilla urbaine, se dissimulant au sein même de la population et bénéficiant du soutien de gouvernements ou de forces étrangères hostiles.
À l’instar de cet autre péril, de cet autre fléau que constitue le développement de la criminalité organisée, le terrorisme apparaît en cela comme un « chantier d’interrogations et de réflexions qu’il nous appartient de maintenir constamment ouvert à défaut d’avoir les ressources pour le refermer à jamais ». ♦
(1) Le plan « Vigipirate » avait déjà été mis en place, le 2 janvier 1990, de manière à prévenir, par une mobilisation des forces de police et de gendarmerie, toute action subversive pouvant être commise sur le territoire national, en riposte aux opérations militaires menées, dans le golfe Arabo-Persique, contre l’Irak par les forces de la coalition internationale.
(2) Voir « La montée en puissance de la gendarmerie », de Denys Eustace, dans notre livraison de décembre 1995.