Revue des revues
• « Le nouveau Japon » fait l’objet du thème du n° 71 (novembre 1994) de la revue Pouvoirs. Dans une dizaine d’articles, tous écrits par des spécialistes de ce pays, sont exposés la nouvelle place du Japon dans le monde, la décomposition et la recomposition politique, l’alternance de 1993 et l’enjeu constitutionnel, l’évolution de la culture politique, le mouvement syndical, l’avenir contesté du modèle économique, l’action extérieure et ce que Camille Stanque appelle la non-politique étrangère du Japon.
« La nouvelle place du Japon dans le monde », de Christian Sauter, pose plusieurs questions. L’auteur se demande si l’on peut vraiment parler de crise économique pour un pays qui a accumulé un excédent de 130 milliards de dollars de ses paiements courants en 1993, qui cantonne le taux de chômage en dessous de 3 %, qui ignore l’inflation et qui est le premier créancier du monde. Certes, la croissance est grippée depuis 1990 et stagne à 1,3 % l’an, mais la production s’implante rapidement à l’extérieur et va reprendre au Japon où subsistent tous les ingrédients d’une croissance vigoureuse. Même si les autres pays ont, à l’exception des Philippines, des taux de croissance allant de 6 % à 13 %, il ne faut pas perdre de vue que le PNB du Japon est le triple de la somme des PNB de tous ses partenaires asiatiques.
Dans « Décomposition et recomposition politique », Jean-Marie Bouissou, artisan principal de ce dossier, constate que depuis juillet 1993 le Japon semble passé du statut de « démocratie anormale » voire de « dictature soft », à une extrême fluidité politique qui rappelle les jeux de notre IVe République. D’une certaine manière, rien n’a changé. L’électorat reste passif, si bien que le Parti libéral démocrate (PLD) n’a pas été désavoué par les urnes et que les principales victimes des « nouveaux partis » ont été les socialistes qui ont perdu 40 % de leurs électeurs et la moitié de leurs députés. On assiste à une recomposition politique sous contrôle conservateur.
À partir d’une analyse de la prise du pouvoir dans le Japon moderne, puis de la crise de l’État corporatiste et de la problématique de son remplacement, Jean-Marie Bouissou étudie les perspectives d’une recomposition politique. Il en conclut que finalement « tout est possible », car le nouveau mode de scrutin peut réserver des surprises et que, dans ces conditions, le système politique pourrait devenir plus représentatif de la société dans son ensemble et moins prisonnier des groupes d’intérêts. Cela pourrait redonner au politique le sens dont l’État corporatiste l’avait privé en le réduisant aux jeux de l’échange marchand.
C’est le même thème que Yoïchi Higuchi étudie dans « L’alternance de 1993 et l’enjeu constitutionnel au Japon ». Alors que le PLD a détenu le pouvoir sans discontinuité depuis 1955, l’alternance de 1993 s’est faite sous son contrôle. En effet, celle-ci n’a pas été gagnée par une avancée de l’opposition, mais par une scission d’un groupe au sein même de l’ex-parti gouvernemental. Pour faire partie de la nouvelle majorité, le Parti socialiste japonais (PSJ) a dû renoncer à ce qui était depuis toujours au cœur même de son identité : le refus de l’existence des forces d’autodéfense et du traité de sécurité avec les États-Unis, qu’il estimait anticonstitutionnels, ou encore le refus d’une politique énergétique fondée sur le nucléaire. En résumé, l’alternance de 1993 pourrait bien n’être qu’un leurre. Au lieu d’un bipartisme opposant le conservatisme traditionnel aux réformateurs, la décomposition politique pourrait déboucher sur une « grande coalition » où disparaîtrait ce qui reste de la gauche. Toutefois, le débat sur une éventuelle révision de la Constitution révèle de véritables clivages politiques, qui existent au sein de chacun des camps et pourraient entraîner des réalignements complexes. L’auteur s’oppose à la tendance de faire du Japon « un pays comme les autres », comme le veut Ichiro Ozawa, c’est-à-dire débarrassé de son article 9 de la Constitution qui l’a empêché de développer sa présence politico-militaire dans le monde. Pour lui, le Japon se doit de préserver sa Constitution pacifiste qui en fait un État « anormal » mais exemplaire.
Après un article d’Éric Seizelet consacré à « L’évolution récente de la culture politique du citoyen japonais » qui tend vers plus de modernité et de souplesse, et celui d’Annie Garanto sur le mouvement syndical qui s’oriente vers un redéploiement des stratégies, Guy Faure aborde un problème de base sous le titre « Le modèle économique japonais : un avenir contesté ». Certains prédisent le déclin de la puissance japonaise, résultat logique des nombreuses contradictions du système nippon considéré par plus d’un comme modèle. Cependant, il faut se garder de trop noircir le tableau car les industriels ont procédé à des investissements massifs dans des domaines stratégiques et structurels : 40 % ont été destinés aux accroissements de capacité de production de l’industrie ; ils constituent un atout formidable pour le redémarrage de l’économie japonaise.
Une autre théorie est que celle-ci ne fait que marquer une pause, théorie basée sur le constat que, en ce qui concerne la consommation, la vague de nouveaux produits qui alimentaient la croissance des années 1980 a atteint, en 1990, ses limites et saturé le marché. Il faut donc attendre et préparer un nouveau cycle de produits pour renouveler certains équipements, comme le parc automobile. En fait, se demande l’auteur, n’assistons-nous pas, à une intégration de l’économie japonaise à la zone Asie-Pacifique plutôt qu’au schéma contraire d’une domination nippone sur la région ?
C’est à Sakio Takayanagi, professeur à la faculté de droit de l’université de Chuo, que revient d’exposer « L’action extérieure du Japon dans le monde de l’après-guerre froide ». Les Japonais ont le sentiment amer qu’en politique internationale, leur pays n’a ni conception claire de ce qu’il veut faire dans le monde, ni volonté politique d’agir. Pourtant, le Japon a contribué pour 50 Mds de dollars à l’aide publique au développement entre 1987 et 1992 et il s’apprête à débourser 75 Mds de plus pour la période 1993-1997. Pendant la guerre du Gofe, il est resté dans la posture d’un bailleur de fonds (13 Mds $) sans aucun rôle politique ou militaire.
La réalité du Japon est caractérisée par l’auteur comme « puissance économique, impotence politique et dépendance militaire ». Dans l’opinion publique, différentes propositions ont été émises sur le rôle international du Japon. La première est le néo-nationalisme inspiré par la théorie classique de l’hégémonie. C’est la position de ceux qui cherchent à rendre la puissance japonaise « normale » au regard de l’histoire en élevant sont statut diplomatico-militaire au niveau de ses capacités économiques car, qu’il le veuille ou non, le Japon devra acquérir son autonomie vis-à-vis des États-Unis. Pour eux, l’article 9 de la Constitution n’empêche pas la participation de soldats japonais aux forces armées de l’ONU ou à une force multinationale comme celle de la guerre du Golfe.
La deuxième théorie est le maintien du statu quo des relations nippo-américaines. Cette attitude consiste à admettre la position hégémonique des États-Unis et à coopérer avec eux. C’est certainement la voie la plus facile à suivre pour les politiciens de tous bords et pour l’opinion. La troisième voie proposée, que l’on pourrait qualifier de pacifiste et neutraliste, est celle de la gauche japonaise. Dans cette approche, la guerre pourrait être mise hors la loi internationale, les arsenaux nucléaires démantelés… Le Japon peut donc travailler à partager le développement et la paix sans qu’on le critique pour ne pas apporter de contribution militaire.
La première approche n’est absolument pas réaliste en raison de l’hostilité envers tout effort japonais de réarmement à grande échelle, non seulement en Asie, mais aussi aux États-Unis. La deuxième approche est sans doute celle adoptée par la majorité actuelle du monde politique, mais les frictions nippo-américaines sont de plus en plus fréquentes et les États-Unis n’ont plus la capacité économique d’exercer une hégémonie qui réponde aux besoins du monde d’aujourd’hui.
Jacques de Goldfiem
• « Opinions américaines sur l’intervention ». La revue américaine Foreign Affairs, dans son numéro de novembre-décembre 1994, contient trois articles sur les interventions effectuées par les États-Unis depuis la fin de la guerre froide.
Le professeur Richard K. Betts, de l’Université de Columbia, intitule le sien « L’illusion de l’intervention impartiale ». Pour lui, certaines interventions ont réussi, mais d’autres ont prolongé les souffrances qu’elles étaient censées soulager. Une telle opération ne peut être efficace que pour maintenir une paix qui a été décidée par des belligérants épuisés, quand on a prévu de faire gagner une des deux parties en présence, ou quand on prend le contrôle total de la situation pour imposer une solution.
Pour cet auteur, l’origine de toute guerre est que les parties préfèrent se battre que de faire des concessions. Une intervention ne peut aboutir que lorsqu’une des parties impose sa volonté ou que l’on négocie un compromis. Ce dernier cas ne se produit que lorsque, des deux côtés, on croit qu’il y a plus à perdre en continuant de se battre. Quand il a été impossible d’établir un compromis pour éviter une guerre, il est très difficile d’en trouver un autre une fois que celle-ci est commencée, sans que les combattants soient épuisés. En Bosnie, les efforts des Occidentaux pour rester impartiaux les ont conduits à aider les uns puis les autres : ils se sont mis tout le monde à dos, la lutte a été prolongée. En Somalie, l’intervention américaine a d’abord été humanitaire et elle n’a pu mettre fin à l’anarchie. L’action des Nations unies a prolongé le conflit. En Haïti, l’ONU et les États-Unis ont pris la défense d’Aristide, mais les sanctions économiques ont prolongé les souffrances des populations ; la démocratie risque de ne pas survivre au départ des Américains. Une intervention impartiale doit rester la norme, mais elle n’est efficace que lorsque les combattants ont besoin d’un médiateur. Elle va contre la paix s’il lui faut l’imposer.
Le professeur Betts voit les États-Unis s’imposer aux deux parties par ce qu’il appelle une « impartialité impériale ». Le Cambodge en est un bon exemple. L’ONU a pris en main l’autorité administrative et mis en place un programme de rétablissement d’un gouvernement. L’opération a coûté très cher pour des résultats instables, l’impartialité n’étant que de surface, car on a modifié l’équilibre des forces en marginalisant la pire des composantes. Depuis la fin de la guerre froide, États-Unis et ONU se sont lancés dans des opérations où on ne voyait pas s’il s’agissait de maintien ou de rétablissement de la paix. Pourtant les militaires doivent se voir fixer des buts politiques. Faire la paix veut dire que l’on détermine comment finit la guerre et qui exercera l’autorité. On doit éviter les demi-mesures, ne pas confondre paix et justice, équilibre avec paix et justice. En empêchant une partie de prendre l’avantage sur le terrain, on empêche la fin de la guerre par moyens militaires. L’intervention humanitaire doit être militairement rationnelle, comme l’action des Français au Rwanda, mais ce n’est pas le cas en Bosnie. Le problème n’est pas de discréditer le principe d’une intervention, mais il faut être prudent et éviter de regrettables confusions. Des actions sans buts précis, menées avec de faibles moyens, vont contre le rétablissement de la paix au lieu de le favoriser.
Le professeur Tony Smith, du Centre d’études européennes de Harvard, se pose en défenseur du principe d’intervention. Il constate que l’opinion publique critique violemment le président Clinton parce qu’il intervient trop ou pas assez pour la défense des droits de l’homme. En Haïti, il faudrait définir avec clarté ce que sont les intérêts américains : promouvoir la démocratie en soutenant des peuples opprimés par des régimes hostiles aux États-Unis, obtenir en Amérique latine stabilité et sécurité, établir des bonnes relations avec les voisins de l’hémisphère occidental avec un souci de respect mutuel. En Amérique latine, la démocratie n’est pas encore très solide, même si les dictateurs disparaissent, avec un communisme en déclin.
Pour Tony Smith, Clinton a mis son espoir dans des institutions multilatérales, Otan, OEA (Organisation des États américains ou OAS), ONU, etc. Maintenant il les rend responsables de ses échecs. L’économie américaine ayant retrouvé son souffle, il a besoin de montrer plus de hardiesse. Le flot des réfugiés cubains et haïtiens donne le droit d’intervenir. Les institutions multilatérales sont le meilleur moyen de résoudre les problèmes ethniques, nationalistes, religieux, mais les États-Unis doivent en assurer la direction selon les meilleurs principes wilsoniens. L’opinion publique américaine exige cependant que l’intérêt national soit clairement affiché, le pays ayant une forte tendance à l’isolationnisme. Jusqu’aux désaccords à propos de Haïti, les partis politiques se sont entendus pour promouvoir les droits de l’homme et la démocratie.
Clinton doit continuer dans cette voie tout en agissant prudemment, surtout vis-à-vis de la Chine, du monde musulman et de l’Afrique. La défense des droits de l’homme et de la démocratie est une obligation morale et sert les intérêts américains.
Andrew Kohut et Robert C. Toth sont des journalistes qui analysent les réactions de l’opinion publique devant l’emploi de la force. Au début d’une crise, les gens envisagent celui-ci, mais n’en sont partisans que s’ils y sont entraînés par l’autorité du président. La guerre du Golfe a été populaire : elle n’a pas coûté très cher et elle s’est bien terminée. Elle a bénéficié d’une couverture médiatique sans précédent. La mise en place des moyens militaires a été largement approuvée, mais deux personnes sur trois étaient opposées aux attaques aériennes pour forcer Saddam Hussein à évacuer le Koweït. Il a fallu le vote de l’ONU, la participation d’alliés et le débat au Congrès pour qu’une large majorité admette l’action militaire. Bush a réussi dans le domaine médiatique.
L’étude de l’affaire somalienne montre que l’action humanitaire a été largement admise, pourvu qu’elle soit de courte durée, même après les premières pertes américaines. Ensuite, la télévision est restée muette pendant six mois sur le sujet, le soutien populaire s’est effondré, le changement de mission n’ayant pas reçu de véritable justification. Il est apparu que les Américains n’aimaient pas l’emploi de la force pour maintenir la paix, s’il faut rebâtir une nation, mais ils gardent leur enthousiasme pour les missions humanitaires.
Nos deux auteurs montrent que les médias n’ont pas réussi à intéresser les Américains au problème bosniaque. Dans l’indifférence générale, certains ont pris parti pour les musulmans. Les frappes aériennes ont progressivement obtenu un certain soutien, avec une forte opposition à toute participation à une action terrestre, pour finalement conclure que ce n’était pas l’affaire des États-Unis. Le problème est de définir ce que sont les intérêts américains. En 1993, l’opinion publique a été sensible à la prolifération nucléaire, aux questions internes comme la drogue. Elle admet aussi des interventions terrestres et aériennes pour assurer le ravitaillement du pays en pétrole. Par contre, elle est opposée à l’usage de la force pour rétablir l’ordre dans un pays étranger, avec des clivages assez marqués entre Blancs et Noirs, hommes et femmes, républicains et démocrates, les médias ne dictant pas l’opinion mais la modulant. L’effet CNN, produit en montrant des cadavres de soldats américains, n’est jamais qu’une réaction très humaine. Les médias obtiennent un résultat négatif quand les opérations à l’étranger sont menées en dehors d’une politique cohérente, en l’absence d’une ferme autorité répétant les objectifs poursuivis. Les élites et la masse ne partagent pas les mêmes idées, mais l’opinion publique est peu influencée par les interventions présidentielles. Certains événements retiennent l’attention, d’autres passent inaperçus, malgré les efforts des médias, ce qui est le cas de la Bosnie. Le blocus d’Haïti a été largement approuvé, mais l’intervention militaire fortement contestée. Clinton n’a pas eu l’approbation du Congrès et il n’a pas convaincu les gens que les intérêts américains étaient en jeu. Tout va reposer sur la brièveté de cette intervention et sur son faible coût en vies humaines.
• « Les enseignements de la guerre froide ». La revue britannique Survival, organe de l’Institut international d’études stratégiques (IISS) de Londres, publie dans son numéro d’hiver 1994-1995 un article de son président, Sir Michael Howard, historien de renom, sur les enseignements de la guerre froide, qui estime que l’Occident a bien gagné celle-ci, et que la dissuasion a bien rempli son office. Il n’est pas sûr que l’Union soviétique ait vraiment voulu la guerre, mais la crise de Cuba a été décisive. L’économie de marché a montré que les régimes communistes ressemblaient à des dinosaures, mais le plan Marshall a joué un rôle majeur ; les forces américaines en Europe ont eu une présence rassurante, l’URSS étant une île d’obsolescence.
Sir Michael pense que les forces militaires ont rendu cette victoire possible. George Kennan avait raison. Gorbatchev s’est aperçu que ses forces militaires ne garantissaient pas le succès du marxisme et nuisaient à son économie. Il n’a pas compris que l’URSS était devenue un « État caserne » ; en supprimant la caserne, il a tué la légitimité de l’État. Le président Reagan a eu le mérite de montrer aux Soviétiques qu’ils n’avaient pas d’ennemis. Maintenant, nous entrons dans un monde nouveau et dangereux. Il n’y a plus de confrontation idéologique et nos moyens militaires paraissent périmés, mais le monde n’est pas totalement en paix. Les États-Unis ne vont pas osciller entre isolationnisme et globalisme, et il n’est pas sûr que les démocraties soient fondamentalement pacifiques ; le mot démocratie est très élastique. Les échecs économiques et sociaux risquent de produire des violences internes qui peuvent être déstabilisantes.
L’auteur croit qu’il faut d’abord mettre nos maisons en ordre. Les économies de marché peuvent échouer. On verra recommencer le cycle, déclenché par un centre coincé entre gauche et droite. Aujourd’hui, la puissance américaine peut et pourra maintenir la paix mondiale. Les forces armées continueront à dissuader, contraindre et rassurer. La dissuasion est maintenant bien connue grâce à des gens comme Paul Nitze. Tom Schelling a le premier utilisé le terme de compellence (1) pour la contrainte que certains proposent pour la Bosnie ; il sera surtout utile contre la prolifération nucléaire. D’ailleurs la dissuasion n’est crédible que si l’on peut contraindre. Rassurer est une notion dont Sir Michael Howard est l’initiateur : c’est une manière de généraliser un sentiment de sécurité. La guerre froide a tué une pax americana qui ne semble plus vouloir revivre, mais la puissance militaire des États-Unis jouera encore un grand rôle en restant présente en Europe, dans le Pacifique et au Proche-Orient.
Sir Michael conclut qu’en prélevant les dividendes de la paix, on risque de ruiner cette dernière. Le triomphe de la démocratie sur le totalitarisme n’a été possible que grâce à la stabilité établie par la dissuasion nucléaire. La paix ne peut être préservée que si l’économie est protégée par la puissance militaire et la présence des États-Unis. Personne d’autre ne veut et ne peut faire ce travail avec efficacité.
Georges Outrey
• Dans le n° 10/1994 de Europäische Sicherheit, J. Wundrak (2) donne son point de vue sur « Le transport aérien pour le prochain siècle ». Du récent verdict de la Cour constitutionnelle, il déduit que la Bundeswehr doit se préparer à intervenir en protection de la paix, éventuellement loin du sol national. Cela suppose une mobilité très supérieure à l’actuelle, notamment par air, quelle que soit la combinaison judicieuse à réaliser entre les différents modes de transport. Compte tenu de l’insuffisance actuelle, du potentiel d’aérotransport disponible, le ministère se trouve devant des décisions difficiles car extrêmement coûteuses et engageant l’avenir jusque vers 2050, la vie des appareils étant de l’ordre de trente-cinq à cinquante ans. La Bundeswehr a besoin de capacités d’aérotransport à courte distance (à l’intérieur d’un théâtre d’opérations, elle est de la responsabilité de chaque armée : hélicoptères) ; à moyenne distance (transport tactique avec infrastructure sommaire, largages et parachutages) ; à grande distance, ces deux dernières catégories de missions incombant à la seule Luftwaffe.
Sont déjà prises actuellement les décisions de remplacer : l’hélicoptère Bell UH-1D Iroquois par le futur NH-90, de charge utile plus importante ; il devrait sortir à partir de 1998 et la Luftwaffe compte en disposer à partir de 2006, notamment pour ses missions de recherche et secours : l’actuel transport tactique C-160 Transall par le FTA/ATF (avion de transport futur) de capacité double, autres performances au moins égales ; sa définition est en cours et la Luftwaffe l’attend pour 2008, délai qu’il faut tenter d’abréger. Ces deux appareils sont étudiés en collaboration avec des alliés. Par contre, aucune décision n’est en vue pour le futur gros-porteur qui devra être capable d’enlever les charges les plus volumineuses et de faire des transports massifs. Financièrement, il est exclu que l’Allemagne puisse le réaliser seule et aucun projet interallié n’est en chantier. Les seuls appareils militaires de ce type sont actuellement les C-5 Galaxy et C-17 Globemaster III américains, et l’Antonov 124 ex-soviétique. Se résoudre à acheter un gros-porteur civil est envisageable comme pis-aller (performances ne répondant pas à toutes les spécificités militaires). La plupart des États ont un potentiel de transport aérien militaire insuffisant ; l’immense flotte de transport de l’US Air Force ne suffirait pas aux besoins des États-Unis dans une crise très importante ! Seuls certains pays de la Communauté des États indépendants (CEI) ont actuellement des capacités inemployées qu’ils acceptent de brader (mais, dès qu’on en fait un emploi massif, comme lors de la crise rwandaise, leurs prix s’envolent…).
Deux autres sujets méritent une étude attentive : la coopération européenne et l’utilisation des capacités civiles. La première s’est jusqu’à présent limitée à la définition et à la fabrication en commun des appareils. Un autre problème est à envisager, celui de l’emploi en commun des potentiels de chacun. Chaque État considérant comme une question de souveraineté de pouvoir disposer de ses propres appareils, il n’y aura pas de solution totale tant que la PESC ne sera pas entrée réellement en vigueur. Cependant, on peut déjà étudier un cadre contractuel portant sur les procédures et – plus délicat ! – les indispensables compensations financières à prévoir, et préparer la mise sur pied d’un état-major de conduite pour ajuster les demandes de l’offre et diriger, par exemple au sein de l’UEO, des opérations communes de transport aérien d’un certain volume. Cette structure pourrait aussi s’adapter à des actions, y compris humanitaires, pilotées par l’Union européenne, la CSCE ou l’ONU. Les rares accords bilatéraux concernant l’utilisation en commun qui existent déjà seraient à développer et à harmoniser.
De toute façon, en cas d’opérations importantes, les moyens militaires ne suffiront pas et il faudra aussi tirer le meilleur parti des équipages et des appareils civils « tout en sachant que cela ne va pas sans difficultés ». Provisoirement, le marché est en surcapacité, du fait notamment des Il-76 et An-124 sous-employés de la CEI, mais une planification à long terme doit tenir compte de son possible épuisement. Aussi, pour limiter les coûts d’entretien des appareils militaires, pourrait-on envisager d’en louer en période calme à des compagnies civiles. Des obstacles juridiques s’y opposent encore pour l’instant, mais cette voie mérite d’être explorée.
• Le n° 11/1994 de Europaïsche Sicherheit résume l’exposé du Dr J. Chipman, directeur de l’Institut d’études stratégiques de Londres, devant l’Académie (allemande) pour la politique de sécurité, sur les causes de « L’actuelle arthrose de la stratégie occidentale ». Toute stratégie consiste à poursuivre, de façon importante et à l’aide des multiples moyens de puissance et d’influence dont on dispose, des buts à long terme choisis avec soin. Or, dans l’actuel système international, les États n’ont plus toujours le monopole de la force coercitive. Le rapport global des forces perd de son importance, au point que la maîtrise des armements devient tantôt impossible, tantôt inutile. La plupart des conflits actuels sont d’ordre ethnique et souvent internes à un État. Dans une telle situation internationale où certains éléments de la puissance étatique deviennent inopérants, les grandes puissances occidentales ont le plus grand mal à définir et à poursuivre leurs buts stratégiques, inhibition qui – ironie du monde contemporain – ne frappe pas des puissances plus petites. Malheureusement, il s’agit trop souvent d’États qui poursuivent des buts irresponsables. Dans ce contexte, les Occidentaux ont bien compris la nécessité d’actions collectives, mais sans parvenir à réaliser l’unité de direction indispensable au succès de toute action stratégique, militaire ou non. Une telle action est inséparable de l’existence de la force, même lorsque la puissance militaire n’y joue pas le premier rôle. De plus, les décisions sont souvent prises sous l’empire de l’émotion provoquée dans l’opinion par les médias, au détriment de l’étude objective du dossier. Le dernier succès complet d’une initiative occidentale remonte à l’unification de l’Allemagne : sans se laisser impressionner par les violentes réactions de Gorbatchev, dont ils approuvaient d’autres positions politiques, les Occidentaux ont su, par leur fermeté et leur union, lui faire finalement admettre que la RFA réunifiée restait membre de l’Otan.
L’imbrication entre éthique et politique vient compliquer sérieusement le problème : comment matérialiser la condamnation de la Chine sur le chapitre des droits de l’homme tout en recherchant son appui contre les prétentions nucléaires de la Corée du Nord ? Pourtant, toute stratégie responsable doit obligatoirement reposer sur un fondement éthique. Cela exige le courage de prendre et de défendre des positions parfois éloignées des intérêts immédiats de tel allié. Ce n’est qu’au prix de ce courage que les Occidentaux pourront sortir de leur léthargie actuelle. « Idéalisme et pragmatisme constituent la double base et le double moteur de toute action stratégique bien conçue. Trouver et maintenir cet équilibre au milieu du tourbillon de notre temps, tel est sans doute notre dilemme stratégique majeur ».
• Pour Rulf Hallerbach (« Consensus dans le désaccord »), la récente réunion officieuse des ministres de la Défense de l’Otan à Séville ne pouvait déboucher sur des décisions majeures ; tout le monde veut la réussite du « plan de paix pour la Bosnie », mais on est loin encore de s’entendre sur les moyens d’y parvenir. L’élargissement de l’Otan vers l’Est est une nécessité reconnue par tous, mais impossible de s’accorder sur : qui ? quand ? attitude envers la Russie ?
L’initiative espagnole qui propose des mesures de confiance s’étendant au sud de la Méditerranée a été saluée et l’Allemagne, « jadis, par nature, importatrice de sécurité » (Rühe), est maintenant prête à y participer.
Au cours d’entretiens bilatéraux avec ses collègues : espagnol (coopération militaire ; équipement de l’armée en chars Leopard 2) ; hollandais (mise sur pied du corps germano-hollandais prévue en 1995) ; danois (coopération trilatérale avec la Pologne, manœuvres en baie de Mecklembourg, exercice dans les monts Tatras), le ministre allemand a pu faire avancer les dossiers en cours. Autre point important, la présence du ministre de la Défense français qui, après vingt-huit ans d’absence aux réunions de ce type, a permis de souligner la cohésion de toute l’Alliance.
• Directeur de ministère, le Dr H. Rühle demande : « De quelle armée l’Allemagne a-t-elle besoin ? » La singularité du débat sur l’éventuel engagement de la Bundeswehr à l’extérieur était de ne considérer que l’aspect constitutionnel, sans se préoccuper des conséquences de la réponse sur le format, la structure et l’équipement de forces dont on ne se souciait que pour puiser dans leur budget ; sa diminution était devenue le critère déterminant, comme si le gouvernement pouvait, sans tenir compte des missions, choisir entre 100 000 ou 370 000 hommes sous les armes, entre conscription et armée de métier. Il est temps de remettre les choses à l’endroit !
Une armée de 300 000 à 320 000 hommes basée sur la conscription est parfaitement réalisable avec un service qui ne devrait pas descendre au-dessous de dix mois. Parmi les « aptes au service armé », l’injustice ne serait pas pire qu’actuellement, chacun effectuant un service militaire ou civil ; reste celle des 20 à 25 % reconnus « inaptes », qui mènent une vie professionnelle normale mais échappent à toute obligation. En ce qui concerne les unités d’intervention, il faut les constituer à base d’engagés à long terme, les « volontaires service long » ne présentant pas une ressource assurée pour l’avenir.
• Chef de section à FüL (l’EMAA), le lieutenant-colonel breveté E. Titje présente « Les forces de réaction rapide de la Luftwaffe ». Sont prévus : 4 escadrons de Tornado (1 de guerre électronique, 1 de reconnaissance, 2 de chasseurs bombardiers), 2 d’intercepteurs F-4F, 6 de missiles Patriot, 4 de Hawk, 1 de Roland, ainsi que les moyens de commandement et de soutien nécessaires.
L’extension hors du sol allemand des missions prévues pour la Luftwaffe (participation à la défense des flancs de l’Alliance, à la maîtrise des crises au profit de l’ONU) lui impose de développer ses capacités « opératives » de reconnaissance, de s’habituer à travailler hors de ses infrastructures permanentes et dans des contextes internationaux fréquemment modifiés. Il va falloir adapter l’actuel système C3I de la Luftwaffe, son organisation logistique, et développer ses capacités de transport. Du fait des contraintes financières et matérielles, ces forces de réaction rapide ne pourront être réalisées que progressivement : dès mi-1995, mise sur pied d’un minimum de « capacités équilibrées » (reconnaissance tactique et électronique ; attaque au sol ; défense aérienne) ; d’ici l’an 2000, amélioration des capacités de reconnaissance « opérative » (exploitation des données recueillies par satellites…) et de transport logistique et sanitaire, participation à la défense aérienne et au transport stratégique ; d’ici 2007, achèvement des réalisations prévues.
Constitué aujourd’hui essentiellement d’installations fixes, le système C3I devra recevoir des moyens mobiles permettant l’engagement simultané sur deux théâtres géographiquement séparés. Le commandement national doit en outre être capable en permanence de commander les moyens déployés en Allemagne et (sauf en ce qui concerne l’emploi) ceux engagés à l’extérieur sous contrôle opérationnel multinational, et lors de leur transit (aller et retour) les éléments des forces de réaction rapide ; il demeure en tout temps responsable de leur logistique.
En vue d’adapter progressivement la Luftwaffe à ses nouvelles missions, l’effort portera sur les moyens de transmission, les équipements spéciaux (personnels et de « vie » : tentes, conteneurs…), sur l’amélioration des capacités tout temps des F-4F (achat du missile AMRAAM), sur la combinaison de l’emploi des Hawk et des Patriot, sur l’équipement du Tornado en armes de précision pour cibles ponctuelles.
Ainsi, dès 1995, la Luftwaffe va mettre une part importante de ses forces à la disposition de l’Alliance en vue de l’emploi à l’extérieur avec pour but essentiel de prévenir les crises avant qu’elles ne dégénèrent en conflits ouverts, la supériorité de nos propres moyens devant ôter à l’agresseur éventuel tout espoir de réussite.
• Le général (CR) H. Hagena (3) et le colonel (er) N. von Witzendorf interrogent : « La défense antimissiles, capacité clé pour la Bundeswehr ou tonneau des Danaïdes ? » À juste titre, le récent Livre blanc allemand attribue à la défense contre les missiles une importance cruciale. Il omet pourtant de délimiter clairement le sujet : évaluation précise de la menace aujourd’hui et dans l’avenir prévisible ? Qu’entend-on protéger effectivement ? Réaliser un système de protection antimissiles est-il la seule façon de lutter contre une prolifération de fusées ou d’armes de destruction massive que les mesures non militaires se seraient montrées incapables d’empêcher ?
Comme tout projet de système de défense antimissiles est trop coûteux pour que l’Allemagne puisse espérer le réaliser seule, il lui appartient de préciser dans les meilleurs délais quelles options elle envisage et d’en discuter avec ses alliés en vue de rechercher avec eux la solution la meilleure (faisabilité, efficacité…). ♦
Jean Rives-Niessel
(1) NDLR : ce terme est parfaitement traduit par contrainte ou coercition. Espérons qu’il n’entrera pas tel quel dans le vocabulaire stratégique français.
(2) Lieutenant-colonel I.G. (BEMS), actuellement chef de section à FüL (l’EMAA).
(3) Il a été commandant en second de la Führungsakademie, correspondant au Collège interarmées de défense français.