Asie - Timor-Est : l'embarras de Suharto
La réunion de la Coopération économique de l’Asie-Pacifique (Apec) en novembre 1994 à Bogor a relancé la question de Timor-Est. Les manifestations d’étudiants timorais, tant à Dili qu’à Djakarta dans l’ambassade des États-Unis pendant la présence de Bill Clinton et de centaines de journalistes, ont été rapportées dans les médias du monde entier et ont permis au président américain d’aborder avec plus de force cette question dans ses discussions avec son homologue indonésien.
Sous la pression internationale, en particulier celle des États-Unis, les Pays-Bas avaient dû accorder l’indépendance à l’Indonésie qui avait proclamé celle-ci le 17 août 1945, et procédé au transfert des pouvoirs le 29 décembre 1949, mettant fin à plusieurs siècles de présence néerlandaise en Asie. Les Javanais, qui ont réussi à mettre sous leur domination, dans un État unifié, les 17 508 îles de l’actuelle Indonésie, ont toujours rêvé de réunir sous leur houlette l’ensemble du monde malais divisé par les colonisateurs. La partie orientale de Timor, possession portugaise de 15 000 kilomètres carrés et dernière colonie de la région était une revendication permanente.
La fin du régime Salazar, en avril 1974, provoque dès le mois suivant la formation de l’Union démocratique de Timor (UDT), favorable à un rattachement à l’Indonésie, et du Front révolutionnaire pour l’indépendance de Timor-Est (FRETILIN) dont le bras armé est l’Armée nationale de libération (FALINTIL). La proclamation de l’indépendance par le FRETILIN, le 28 novembre 1974, provoque l’invasion indonésienne du 7 décembre et Timor-Est est déclarée 27e province le 11 juillet 1976. La communauté internationale refuse cette annexion par la force et le Conseil de sécurité de l’ONU vote le 22 décembre 1975, à l’unanimité, le retrait immédiat de l’Indonésie, l’autodétermination des Timorais, et maintient le Portugal comme administrateur légal. Ce dernier continue à refuser toute concession.
La lutte des Timorais, devenus catholiques à 80 %, est inégale contre la puissance militaire indonésienne qui procède à de vastes déplacements de population. Les positions marxistes du FRETILIN lui apportent peu de soutien extérieur tandis que la FALINTIL commet de graves erreurs tactiques. Écrasée une première fois en 1979, la résistance se regroupe en un Conseil national de la résistance dirigé par le poète et philosophe Xanana Gusmao et, abandonnant les attaques frontales, s’organise en éléments de guérilla qui, depuis 1985, ont provoqué plus d’une centaine de morts chaque année parmi les militaires et agents administratifs de l’occupant.
Pour s’attirer l’acceptation de la situation de fait par les Timorais, Djakarta a entrepris, comme les Chinois au Tibet, un vaste programme de mise en valeur de leur nouvelle province : mais on n’achète pas les cœurs et actuellement le PNB des 700 000 habitants de Timor-Est ne représente pas la moitié des 675 dollars de la moyenne nationale. La population, en particulier les jeunes, considèrent le plan de développement comme le moyen de « javanisation » de leur pays et organisent une résistance passive. L’ouverture de Timor-Est aux étrangers depuis le 1er janvier 1989 n’a pas mis fin à cette réprobation internationale, notamment de la Commission des droits de l’homme de Genève. En septembre de la même année, le Parlement européen s’est prononcé pour l’autodétermination des Timorais et, le mois suivant, le Pape s’est rendu à Dili, capitale du territoire. L’attention sur le problème de Timor-Est a été à nouveau tragiquement attirée lorsque l’armée a ouvert le feu sur une foule de plusieurs milliers de personnes, le 12 novembre 1991, à l’occasion d’une cérémonie religieuse en mémoire d’un indépendantiste assassiné le mois précédent, faisant plusieurs centaines de tués et de blessés. Les Timorais en ont profité pour stigmatiser à nouveau ce qu’ils appellent l’hypocrisie internationale organisée, car les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, entre autres, continuent de fournir des armes à Djakarta.
L’arrestation de Xanana Gusmao, en novembre 1992, n’a pas mis fin à la résistance armée. Le flambeau a été repris en avril 1993 par Nino Konis Santana qui affirme disposer de 600 à 800 combattants, répartis en unités autonomes et groupes de guérilla établis sur la quasi-totalité du territoire, et d’environ 450 armes. Selon Santana, celles-ci sont saisies à l’adversaire lors des embuscades ou même achetées à des militaires indonésiens. Sous l’impulsion de Xanana Gusmao, le mouvement est devenu plus pluraliste et on y trouve maintenant des membres appartenant à la majorité des trente groupes ethniques et linguistiques dont beaucoup s’étaient entre-déchirés au cours de la lutte contre l’occupant. Le massacre du 12 novembre 1991 a provoqué de nombreux volontariats chez les jeunes, même parmi ceux qui étaient auparavant hostiles au mouvement. Ce dernier s’est débarrassé de ses militants d’extrême gauche revenus du Portugal lors de la révolution des œillets de 1975 et qui avaient provoqué la radicalisation du parti social-démocrate modéré, l’ASDT-FRETILIN, des divisions, et même des exécutions. Le langage de Konis Santana est franchement anticommuniste. Son objectif n’est pas de chasser l’armée indonésienne, mais de faire en sorte que l’intégration inscrite sur le papier par Djakarta ne soit jamais une réalité et que, en raison de la poursuite de la résistance, la question de Timor reste sur les agendas des organisations internationales.
Suharto, qui craignait ajuste titre que sa réunion de l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) soit troublée par des incidents, avait fait recevoir, pendant deux heures et demie, en marge de l’Assemblée générale de l’Onu, le porte-parole du Conseil national de la résistance, José Ramos Horta, par le ministre des Affaires étrangères Ali Alatas. Le 12 novembre 1994, pour le troisième anniversaire du massacre de Dili et à la veille de la réunion de dix-huit chefs d’État de l’APEC, vingt-neuf étudiants, trompant les policiers en faction, ont pénétré dans l’enceinte de l’ambassade américaine et réclamé la libération de Xanana Gusmao, condamné à vingt ans de prison : ce qui était déjà une victoire. Le lendemain, une manifestation indépendantiste s’est déroulée à Dili et d’autres suivirent, notamment le 18 novembre dans la cathédrale. Tandis que, le 24 novembre, les vingt-neuf étudiants quittaient l’ambassade américaine pour Lisbonne, munis de sauf-conduits arrachés à Suharto par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), de nouveaux incidents ont éclaté à Dili entre policiers et étudiants. Suite à des événements identiques à Djakarta, quatre-vingts étudiants timorais seraient portés disparus.
Dans son entretien du 16 novembre avec Bill Clinton, le président indonésien aurait indiqué qu’il n’était pas question d’accorder à Timor-Est une autonomie différente de celle des autres régions de la patrie. Après sa récente conversion au libre-échange, il lui était difficile de sembler plier à une demande américaine. On prête cependant à Suharto l’intention d’octroyer une forme d’autonomie à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance indonésienne, à la fin de 1995. Les négociations entamées avec le Portugal en 1992, poursuivies en mai 1994, doivent reprendre en janvier 1995.
De son côté, le Conseil national de la résistance maintient le plan en trois points qu’il a proposé en 1992 devant le Parlement européen. Dans une première phase de deux ans, sous contrôle de représentants de l’ONU, l’Indonésie procéderait au retrait de ses 10 000 militaires et autant de fonctionnaires. L’administration serait assurée par des Timorais et il serait mis fin à l’implantation de migrants venus d’autres îles. À l’issue, une Assemblée territoriale serait élue pour cinq ans : elle devrait, à la fin de son mandat, se prononcer par un vote aux deux tiers des élus, confirmé par un référendum, sur la prolongation de cinq ans de ce régime d’autonomie ou pour l’indépendance. Mgr Ximenes Belo, administrateur apostolique de Dili, pourrait également avoir un rôle à jouer. Outre les profanations auxquelles se sont parfois livrés les soldats indonésiens, il a souvent fustigé les atteintes aux droits de l’homme dans le territoire. Le 18 novembre 1994, plusieurs centaines de manifestants se sont retranchés dans la cathédrale en criant des slogans indépendantistes. L’évêque avait réussi à faire lever le siège de celle-ci sans que la centaine d’étudiants qui y restaient soient arrêtés. Lors de la messe du 21 novembre, il a demandé aux fidèles de se disperser après la célébration pour ne pas ajouter à la tension, précisant : « S’il y a davantage de violences et d’arrestations, c’en est fini de moi ». Il a en effet plusieurs fois demandé une autonomie plus large pour Timor-Est.
Suharto aurait bien besoin de se débarrasser de cette épine. Outre les effets négatifs à l’étranger, y compris dans le Tiers-Monde, sa stratégie pour les élections de 1998, à son profit ou à celle d’un dauphin, pourrait en pâtir. Alors qu’il avait toujours lutté pour un État laïc basé sur la doctrine du Pancasila (doctrine politique officielle), il semble obligé actuellement de s’appuyer sur un mouvement islamique modéré pour contrer la montée du fondamentalisme dans le plus grand pays musulman du monde (85 % des 186 millions d’habitants). Alors que ses plus proches conseillers étaient en majorité des sino-malais christianisés, ils sont remplacés peu à peu par des proches d’Habibie, candidat potentiel et chef des musulmans modernistes. La montée de l’intégrisme en Indonésie inquiète les autres minorités religieuses qui commencent à manifester de la sympathie pour la cause timoraise, et il en serait de même de certains démocrates. Suharto, s’il doit s’appuyer sur les musulmans, devra essayer de rassurer les autres communautés par des gestes : une plus grande souplesse dans la question de Timor-Est pourrait en être un. ♦