Mourir pour le roi de Prusse ? Choix politiques et défense de la France
Il est inutile de présenter le général Fricaud-Chagnaud aux lecteurs de cette revue, puisque les plus anciens d’entre eux se souviennent certainement de l’intérêt qu’avait suscité en 1983 l’article dans lequel il proposait la création de ce qui allait devenir la Force d’action rapide, et, depuis, il nous a souvent présenté des réflexions stimulantes, en particulier sur ses deux thèmes favoris que sont la dissuasion « par constat » et l’Europe « des volontés actives ». Quant à Jean-Jacques Patry, son collaborateur et coauteur de l’ouvrage, il est docteur en droit et actuellement chercheur à l’Institute for Strategic Studies de l’université de Harvard.
Le propos de leur livre, dont nous dirons plus loin quelle interprétation nous donnons à son titre « accrocheur », mais à première vue mystérieux, est clarifié par son sous-titre : « Choix politiques et défense de la France ». Il n’en est pas moins ambitieux puisque, nous annonce l’introduction, il vise « à rendre accessible à tous les interrogations et les enjeux fondamentaux qui concernent chacun d’entre nous », en tout cas s’il veut rester « un citoyen libre, c’est-à-dire maître de ses choix ».
En effet, ce sont bien à des choix fondamentaux que sont conviés les lecteurs, non sans toutefois que les auteurs ne prennent clairement position. C’est ainsi que, pour débuter, partant à la recherche d’un modèle stratégique de l’après-guerre froide en se posant la question : « période de tensions courtes menant à un nouvel ordre mondial, ou désordre profond et durable ? », ils concluent « désordre structurel planétaire lié à la fin des principes universels d’organisation internationale (empires, idéologies, religions) et à la désintégration des États », où seuls « trois pôles cohérents (Amérique, Union européenne, Japon et ses voisins) surnagent ».
À la question suivante : « que faire dans ce monde ? », nos auteurs posent en principe que « la France peut encore prétendre jouer un rôle important dans le concert des États », en proposant un modèle de valeurs et une conception des relations internationales basés sur le développement des valeurs républicaines de l’État-Nation, auxquelles, estiment-ils, est favorable le « pôle ouest-européen ». Aussi, plutôt que de succomber à « la sirène de la gestion des crises », comme le voudrait l’option consistant « à vouloir atteindre aussi vite que possible un nouvel ordre international imposé par les États-Unis ou par les Nations unies », ils choisissent la seconde option qui « vise à faire émerger l’Europe comme pôle de stabilité régionale », laquelle deviendrait alors un modèle original des relations internationales, parce que plus tolérant, plus humain et plus efficace, en particulier dans les relations Nord-Sud, que le modèle anglo-saxon.
Pour appuyer ce projet politique, nos auteurs proposent une stratégie qui ne laisse plus beaucoup d’options ouvertes au libre citoyen. Il s’agit en effet de la stratégie « du pont de singe », ainsi appelée parce qu’elle repose sur « deux mains courantes » qui seraient, d’une part, « un discours de dissuasion adapté aux réalités du moment », et, d’autre part, « une politique des alliances », afin de compter sur la scène internationale. Pour le discours de dissuasion adapté au « pôle européen de sécurité et de défense », après avoir récusé la dissuasion « élargie », la dissuasion « concertée », la dissuasion « partagée », ils retiennent, comme on pouvait s’y attendre, la dissuasion « par constat », ainsi appelée parce qu’elle est fondée sur le constat que l’existence en Europe d’un réseau très imbriqué de liens de toute nature et la proximité géographique des acteurs nucléaires, rendent totalement absurde que leurs contradictions éventuelles puissent être résolues par la guerre.
Quant à la main gauche du « pont de singe », celle relative à notre présence dans les alliances, les auteurs, après avoir récusé, comme là aussi on pouvait s’y attendre, l’option de « la banalisation de la France au sein de l’Otan », semblent considérer comme acquis dans la suite de leur ouvrage le « pôle européen » qu’ils ont appelé de leurs vœux. Ainsi lui proposent-ils, d’une part, le nucléaire français, et, d’autre part, un « appareil conventionnel capable de se porter massivement aux frontières de l’Union européenne ». Telle est bien, pour eux, la logique de l’Eurocorps, ainsi que celle de la force aéronavale qui rassemble sur la façade méditerranéenne la France, l’Espagne et l’Italie. Ces initiatives, ajoutent-ils, devraient servir de modèle à ce que devrait être l’objectif du pôle européen : « un ensemble de forces à la mobilité stratégique développée, dont le champ d’engagement privilégié serait le territoire de l’Union européenne et les zones géographiques limitrophes ».
Suivent alors leurs propositions quant aux voies et moyens de cette stratégie. Pour eux, il nous faut payer le prix de la place que nous entendons occuper au sein de nos alliances, et par suite situer notre effort par rapport à celui de nos partenaires, « sans tolérer de resquilleurs ». Pour eux toujours, la priorité devrait revenir aux systèmes qui nous rendent indispensables et qui pourraient former l’embryon d’une éventuelle défense européenne plus autonome, à commencer par le nucléaire et les systèmes à double capacité, mais aussi les systèmes d’information et de commandement.
Ne laissant alors plus du tout de liberté de choix au « citoyen libre », puisqu’ils ont repoussé définitivement les « sirènes » de la gestion des crises pour ne retenir que « la dimension nationale et européenne », ils optent résolument pour une « armée une et indivisible », c’est-à-dire demi-professionnalisée, car à base de conscription mais où la « composante cadres » serait privilégiée ; et ils estiment essentiel que son engagement éventuel fasse toujours l’objet d’un vote du Parlement, reprenant là une idée que le général Fricaud-Chagnaud avait exprimée avec force dans notre revue. Suivent enfin leurs recommandations relatives aux équipements, en particulier aux armes nucléaires, où ils prennent courageusement position sur des sujets actuellement controversés. C’est ainsi que pour notre force stratégique, ils admettent le sacrifice éventuel de la composante terrestre, et, après avoir affirmé que le M-5 est réalisable sans expérimentation nouvelle, sauf si l’on entend augmenter sa portée, ils préconisent, si tel est le cas, de faire appel aux procédés de simulation américains. Pour notre force préstratégique, leur audace est encore plus grande, puisqu’ils accepteraient de la limiter à des vecteurs balistiques sol-sol d’une portée de 3 500 kilomètres, afin de la rendre « tous azimuts ». Ces propositions posent à notre avis un certain nombre de problèmes par rapport à la dynamique de désarmement nucléaire en cours, et par rapport aussi au processus, également en cours, de reconduction du traité de non-prolifération, mais nos commentaires ne peuvent trouver leur place ici.
Nous préférons en effet souligner le problème fondamental que soulèvent dans leur ensemble les orientations proposées dans l’ouvrage, puisque ses auteurs nous ont invité courtoisement à participer à ce débat « sans lequel il ne peut y avoir de démocratie ». On pourrait en effet leur demander d’abord de quelle Europe ils nous ont parlé, puisque celle qui nous a été offerte en ce 1er janvier 1995 est une « nébuleuse » composée de quinze États aux aspirations très différentes et dont trois n’ont pas renoncé à leur neutralité ; et alors aussi qu’on s’interroge sur l’opportunité de la doter d’un « noyau dur », ou de la constituer en plusieurs « cercles », ou même d’admettre qu’elle est à « géométrie variable » ; et quels sont les partenaires qui seraient prêts à reconnaître le rôle que pourrait jouer notre dissuasion « par constat », et où sont les frontières où nous devrions pouvoir « porter massivement notre appareil conventionnel » ? Ne risque-t-on pas alors de remplacer les horizons, heureusement oubliés, de la « ligne bleue des Vosges » ou de l’« Oder-Neisse », par d’autres beaucoup plus imprécis et par suite porteurs de mauvaises surprises ? La stratégie qui nous est ainsi proposée aurait été fructueuse s’il s’agissait encore de l’Europe des Six, laquelle tout naturellement aurait été portée à sept avec l’accès de l’Espagne à la démocratie, car c’était là une Europe viable, politiquement et stratégiquement, et qui aurait alors pu prétendre aussi à une vocation mondiale, alors que notre ami ne nous propose qu’une ambition régionale.
Toutefois, ce faisant, il a posé un vrai problème, celui du dilemme auquel la France se trouve désormais confrontée, et que tout récemment encore nous définissions comme suit : notre pays a été depuis un demi-siècle le plus militant d’Europe en ce qui concerne la participation militaire au règlement des crises dans le monde. La raison en a été, pensons-nous, que la France considérait encore comme sa vocation historique de porter au reste du monde le message humaniste qui a pris sa source chez elle à l’époque des Lumières et qui a trouvé sa définition lors de sa Révolution. La question qui se pose à nous est désormais la suivante : ce message, qui fut à l’origine de ce qu’on a appelé « l’exception française », voulons-nous encore le promouvoir et en avons-nous les moyens, alors que se pose à nous de façon de plus en plus pressante le dilemme : vocation mondiale ou vocation européenne ?
À cette question l’ouvrage a répondu en choisissant la vocation européenne, alors que, le jour même où nous écrivions ces lignes, une personnalité que nous avons également en grande considération publiait un article où il plaidait avec non moins de talent pour la vocation mondiale. Il s’agit donc là, répétons-le, d’un vrai problème, et il convient de complimenter le général Fricaud-Chagnaud d’en avoir argumenté un de ses volets avec la force de conviction et le talent pédagogique qu’on lui connaît, tout en laissant aux lecteurs la « liberté républicaine » de faire leur propre choix.
Pour finir, il nous reste à commenter le titre de l’ouvrage, puisque nous nous y sommes engagé : « Mourir pour le roi de Prusse » peut faire allusion à la vanité de nos efforts si nous n’adoptons pas la solution proposée par les auteurs ; mais, pris à la lettre, cela peut signifier aussi que, si nous n’adoptons pas cette solution, nous œuvrerions pour les successeurs du roi de Prusse. Alors là, nous ne serions plus d’accord, car nous nous refusons fermement, quant à nous, à avoir peur de l’Allemagne, et cela afin de ne pas retomber dans les malheurs de l’Histoire. Cependant, tel n’était probablement pas le propos de nos auteurs, puisqu’ils ont assorti leur titre d’un point d’interrogation. En tout cas qu’ils soient remerciés d’avoir, par leur ouvrage, stimulé sur un sujet aussi capital la réflexion de leurs lecteurs. ♦