Asie - Russie : adieu à l'Asie ?
Actuellement, l’attention de Moscou est entièrement accaparée par le règlement des contentieux avec ses voisins occidentaux de l’ex-URSS comme les pays Baltes ou l’Ukraine, à ramener sous dépendance les membres de la Communauté des États indépendants (CEI) et à écraser toute velléité séparatiste dans la Fédération de Russie. La brutale remise au pas de la Tchétchénie n’est que le dernier épisode des préoccupations russes. Pendant ce temps, la partie orientale de la Fédération, les deux tiers de son territoire, mais seulement 8 millions d’habitants, semblent négligés, et surtout la Russie perd progressivement toute influence en Asie.
Après le retrait forcé de l’Afghanistan, dans son voisinage immédiat, l’éclatement de l’URSS a amputé l’empire russe de plusieurs de ses possessions d’Asie centrale. Le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan sont devenus indépendants. Ces jeunes républiques n’ont pas réussi à s’émanciper autant qu’elles l’auraient souhaité, leurs économies dépendant toujours trop de la répartition des tâches organisée à dessein par Moscou depuis des décennies. Par ses capacités d’étranglement des économies locales, la Russie a su leur imposer de rester dans sa zone d’influence, notamment celle du nouveau rouble. Il n’empêche que ces pays, éloignés d’une capitale préoccupée ailleurs, liés à une ancienne métropole en situation de banqueroute, s’en séparent autant qu’ils le peuvent. La religion et ce souci de recul les conduisent à regarder vers leurs grands voisins musulmans auxquels ils s’identifient culturellement le plus. Le Pakistan, l’Iran, la Turquie sont autant de pôles d’attraction. Cependant, les rivalités et les intérêts contradictoires empêchent le basculement global de l’Asie centrale dans une mouvance homogène. Cette région est consciente de son identité et cherche à instaurer un système de coopération économique régionale.
Les anciennes républiques musulmanes de l’ex-URSS ont échoué dans leur recherche, un peu brouillonne et impatiente, de manifester leur souveraineté retrouvée. Avec plus de prudence, elles vont tout doucement se construire les conditions d’une indépendance effective qui n’empêchera pas des liens économiques librement acceptés. Elles chercheront un équilibre entre la Russie, le reste de l’Asie centrale et la Chine qui exerce une véritable force d’attraction. Les Ouïgours, les Kazakhs, les Tadjiks, les Kirghiz sont présents de chaque côté des frontières chinoises. La Chine est plus proche de Frouzé, de Tachkent. d’Alma-Ata et d’autres capitales de l’Asie centrale que ne l’est Moscou. La progression de l’économie chinoise attire plus que le marasme de celle de la Russie. L’extension des liaisons ferroviaires et aériennes en direction de la RPC participera au désenclavement de cette région. Le développement des relations avec la Chine reste cependant subordonné à la renonciation à tout soutien au séparatisme des minorités ethniques communes. Les échanges de visites ont été l’occasion pour les autorités chinoises de jouer du bâton et de la carotte, offrant leur aide économique tout en exigeant que les séparatistes musulmans chinois ne reçoivent ni aide ni soutien.
La Chine ne servira pas, pour la Russie, de cheval de Troie en Asie. Si, pour la République populaire de Chine (RPC), l’effondrement de l’URSS a écarté une menace dans son Nord, la fin de la guerre froide a fait perdre à Pékin une position stratégique capitale dans le triangle Washington-Pékin-Moscou. La crainte commune était de voir le monde basculer non pas dans le pluralisme, mais dans un monolithisme dominé par les États-Unis. En butte à l’ostracisme occidental imposé après Tian’anmen, Pékin n’a pu renouer avec Moscou une nouvelle alliance. D’abord, la nouvelle Russie et ses idées démocratiques étaient à l’opposé de l’idéologie communiste conservatrice revenue au pouvoir en Chine au printemps 1989. La visite de Gorbatchev à Pékin, fruit d’un long processus de normalisation, n’a été que l’expression de la fin d’une hostilité affichée ; maintenue dans ce but, elle ne pouvait aboutir à une nouvelle alliance. De plus, Gorbatchev était considéré comme le responsable de l’effondrement idéologique et territorial de l’URSS, dont Pékin a craint qu’elle produise un effet de contamination en RPC. La Russie devenant trop dépendante de l’assistance économique occidentale, en particulier américaine, Pékin ne pouvait compter sur Moscou pour lutter contre la suprématie inéluctable des États-Unis. Les ventes de Su-29 et Mig-29 russes à la Chine ces dernières années n’ont aucune signification stratégique ; elles ont été le résultat d’une conjoncture favorable. D’une part, la Russie en situation de faillite et sans menace majeure était prête à vendre tous azimuts ce qui lui restait sur ses rayons ; d’autre part la Chine s’était vue sanctionnée de tout transfert de technologie militaire par les Occidentaux. Si le commerce entre les deux pays avait connu une forte progression après la normalisation des relations politiques, on constate une régression de 33,8 % des échanges en 1994. Que représentent les 5,1 milliards de dollars du commerce bilatéral, comparés avec les 47,9 Mds d’échanges de la Chine avec le Japon et les 35,4 Mds de la Russie avec ce dernier ?
Les points d’ancrage de la stratégie soviétique en Asie ont disparu. L’Inde et la Russie ne sont plus liées par un traité d’amitié et d’assistance militaire. Les relations sont maintenant empreintes de pragmatisme, comme l’a montré la visite de Narasimha à Moscou du 29 juin au 2 juillet 1994. Les contrats d’armements signés lors de cette visite ne l’ont été que sur des considérations commerciales. La reprise, annoncée en janvier 1995, de la coopération militaire indo-américaine, au prix d’un assouplissement de Washington sur la question du nucléaire et une compréhension affichée sur l’affaire du Cachemire, marque la fin d’une époque. Aucune compensation n’est à attendre du côté du Pakistan où une solution au contentieux militaire avec les États-Unis pourrait bientôt survenir. Les bases militaires au Vietnam ont été abandonnées, de même qu’a été perdue toute influence politique dans l’ancienne Indochine. La décision, annoncée le 28 janvier 1995, de la normalisation politique entre Washington et Hanoï, avec ouverture de bureaux de liaison dans les deux capitales, aura des conséquences indéniables dans la société vietnamienne et sur le comportement de Hanoï dans les relations internationales. Les effets de cette présence américaine vont être amplifiés par l’adhésion du Vietnam à l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) en juillet 1995. La Russie, malgré une timide tentative, a été exclue de la recherche de solution à la crise du nucléaire en Corée du Nord, laquelle ne traite plus qu’avec les Chinois et surtout les États-Unis. L’évolution à attendre de Pyongyang, résultat d’une aide massive conjuguée de Washington, Séoul et Tokyo, va progressivement écarter la Corée du Nord de son voisin russe.
Alors qu’ont disparu les appuis russes en Asie, les contentieux existants durent. Le problème de la souveraineté sur les Kouriles continue d’empoisonner les relations avec Tokyo et interdit d’envisager sérieusement la signature d’un traité de paix et d’amitié. Les implications intérieures de cette question dans chacun des pays laissent peu de marge de manœuvre aux gouvernements en cause. Le Japon a récemment rejeté une proposition d’exploitation en commun des zones contestées. Malgré les articles de presse décrivant avec complaisance l’état de délabrement des forces armées russes, y compris celui des porte-avions Minsk et Novorossiysk, il n’empêche que les forces du district militaire d’Extrême-Orient et en particulier la flotte basée à Vladivostok représentent encore une source d’inquiétude pour les voisins asiatiques, en particulier le Japon. Ce dernier est invité à oublier ces contentieux et craintes pour faciliter l’intégration économique de l’Extrême-Orient russe dans la région. Les Russes font miroiter les ressources de leur sous-sol qui regorge de matières premières et de minerais précieux comme le diamant et l’or. Cependant, les investisseurs asiatiques ne sont guère empressés. L’incertitude politique et les pratiques mafieuses s’ajoutent au manque de crédits et à l’instabilité monétaire. Surtout, dans ces régions immenses, les infrastructures seraient de 50 % inférieures aux besoins nécessaires pour leur mise en valeur. La Russie étant incapable de payer ses dettes et encore moins d’assurer sa part d’investissements, elle a peu à attendre des pays asiatiques développés.
La Russie est tenue à l’écart des recherches de solution de sécurité collective en Asie. Les États-Unis ont repris le dialogue stratégique avec la Chine, le Pakistan et l’Inde. Pour la première fois dans son histoire, la RPC a entamé des consultations dans ce domaine avec le Japon, dont l’entrée probable dans le club des membres permanents du Conseil de sécurité va grandir la stature régionale. L’ASEAN a institué un forum pour discuter des problèmes de sécurité régionale ; la Chine, la présence américaine et la place à accorder au Japon sont au cœur des discussions, tandis que Moscou assiste impuissant à son effacement de l’Asie. Il faut cependant lui concéder le succès que représente sa percée sur le marché des armements avec son premier contrat avec un pays de l’ASEAN, en l’occurrence la Malaysia, bien que ce succès ait plus dépendu du comportement anti-occidental de Mohamad Mahathir que d’une percée diplomatique.
Malgré plusieurs milliers de kilomètres de côtes sur sa façade maritime avec le Pacifique, la Russie n’a pu obtenir d’être membre de la Coopération économique de l’Asie-Pacifique (APEC). Rejetée de ce futur marché au potentiel immense auquel appartient la Chine, et auquel se joindra peut-être le Vietnam comme membre de l’ASEAN, la Russie ne pourrait-elle pas, en jouant sur sa puissance militaire restante de 320 000 hommes, 1 860 avions et 780 bâtiments en Extrême-Orient, suivre l’exemple du chantage nord-coréen, c’est-à-dire exercer des menaces si on ne l’aide point économiquement ? ♦