Revue des revues
• « La sécurité en Asie du Nord-Est » est abordée sous différents aspects dans le numéro hiver-printemps 1995 du Journal of East Asian Affairs publié par le Research Institute for International Affairs de Séoul.
Dans « Balance of Power and the Korean Peninsula: Lessons from Major Power Wars », Robert E. Bohrer et Alexander Tan font une étude polémologique générale sur les causes des conflits et cherchent à l’appliquer à la péninsule coréenne. La partie générale s’appuie largement sur les théories d’Edwards Gulick et de Morton Kapian sur le déséquilibre des rapports de forces entre États et alliances comme sources de guerre jusqu’à 1945. Le lien avec l’exposé des rapports de forces dans la péninsule coréenne n’est pas évident. Ce dernier donne des éléments récents sur la supériorité numérique du Nord sur le Sud. mais les auteurs estiment qu’en incluant le facteur qualité, le Sud l’emporte en capacités militaires, principalement celles d’attaquer et de tenir un conflit prolongé. Cette aptitude sudiste existe indépendamment d’un engagement américain. Les auteurs estiment que le programme nucléaire de Pyongyang n’a été qu’une recherche de la parité stratégique.
Le lieutenant-colonel Lee Minyong, professeur à l’Académie militaire coréenne, a fourni à la revue un article intitulé « Building Security Regimes in Northeast Asia ». Alors que le reste du monde cherche maintenant à résoudre les différends par la diplomatie, les pays de la région manquent de relations diplomatiques. Les alliances datant de la guerre froide restent en place et empêchent une résolution régionale des problèmes de sécurité. D’un autre côté, leur fonctionnement est incertain et chacun des États a pris des mesures pour n’avoir à compter éventuellement que sur ses propres forces. L’absence d’une réelle coopération diplomatique régionale conduit à ne compter que sur des moyens militaires pour résoudre les conflits potentiels. Les sources de tension, non seulement perdurent, mais elles augmentent. Les disputes territoriales qui impliquent la Russie, le Japon, la Chine et les deux Corées n’ont trouvé aucun début de solution et le danger nucléaire est plus grand que jamais. Le nombre et les besoins alimentaires des populations sont croissants. Cela conduit, entre autres, à des conflits de pêche de plus en plus nombreux. Il faut y ajouter les nouveaux problèmes d’environnement comme les pluies acides et les déchets nucléaires ou les ingérences liées aux droits de l’homme. Il est donc nécessaire d’établir rapidement en Asie du Nord-Est un système de sécurité collectif. En attendant, le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et le régime de contrôle des technologies nucléaires doivent être strictement appliqués.
Lawrence E. Grinter est professeur à l’Air War College et spécialiste des questions de sécurité en Asie. Il est particulièrement qualifié pour traiter de l’« Asian Nuclear Weapons Proliferation and US Policy ». Il constate l’échec de 15 ans de politique américaine pour empêcher la prolifération nucléaire dans cette région où maintenant trois pays détiennent officiellement l’arme nucléaire, ainsi que la Corée du Nord de toute évidence. Certes, la région n’est pas la seule à souffrir de cette prolifération. Les tentatives de l’Irak, de l’Iran, de la Libye et de l’Algérie en sont des exemples. Plusieurs pays de l’ex-URSS sont également devenus des proliférants potentiels. Les pays asiatiques possesseurs d’armes de destruction massive ont tous des voisins détenteurs de l’arme nucléaire, dont plusieurs avec lesquels les tensions de voisinage sont vives. L’auteur passe en revue les motivations de chacun des États et la situation des arsenaux (armes et vecteurs), puis le comportement général des États-Unis pour tenter de limiter la prolifération nucléaire dans le monde, principalement en faisant pression pour l’adhésion au TNP et appel aux inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) tout en organisant un espionnage systématique des pays concernés.
Contrairement à son titre prometteur, l’article consacre malheureusement peu de place à l’action américaine en Asie. Le comportement américain dépend beaucoup de celui des pays détenteurs de l’arme nucléaire. Ainsi, on constate une politique très souple à l’égard d’Israël qui disposerait de 75 à 300 têtes nucléaires sans avoir adhéré au TNP, alors que le Pakistan, pays allié, fait l’objet de mesures de rétorsion récentes pour une acquisition datant de plusieurs années. L’auteur regrette ce comportement, affirmant que la Russie, qui maintient des milliers d’armes nucléaires dirigées vers les États-Unis, s’est vue offrir des stages dans les écoles militaires américaines tandis que le Pakistan, qui n’a jamais agi ainsi, est sanctionné ; et l’auteur de rappeler les services rendus par le Pakistan. Cette politique de deux poids, deux mesures, est préjudiciable aux intérêts américains. La critique de la politique des États-Unis est classique. Il n’est pas nécessaire de la redévelopper ici. En ce qui concerne la Chine, l’auteur accorde à la RPC et aux États-Unis des arguments d’égale valeur, les règles du MTCR étant assez flous. En conclusion, l’auteur affirme que ceux-ci devraient avoir avec les pays d’Asie le même comportement qu’avec Israël. Il faut lever les sanctions contre l’ami pakistanais, être plus ferme avec Pyongyang et poursuivre le dialogue avec la Chine.
Pour sa part, Robert A. Manning, qui fut conseiller pour les affaires asiatiques au département d’État de 1989 à 1993, plaide dans « Rethinking Japan’s Plutonium Policy: Key to Global Non Proliferation and Northeast Asian Security » pour l’abandon du programme nucléaire japonais basé sur le plutonium. Pour l’auteur, il faut aboutir à l’interdiction des matières fissiles dont le contrôle est difficile. Sans mettre en doute la bonne foi japonaise, il cite les cas découverts de contrebande de matières fissiles et la disparition de 75 kg de plutonium de l’usine de retraitement de Tokay. Il n’est pas question de demander au Japon de renoncer au nucléaire comme source d’électricité, mais d’abandonner le plutonium. La poursuite du programme japonais, même gelé, est mal perçue par des voisins également inquiets par des possibles implications militaires du programme spatial du Japon et la résurgence de ses capacités de défense. L’auteur reconnaît cependant qu’il est difficile de changer de politique, compte tenu des investissements financiers et des accords signés avec des pays européens pour le retraitement.
Jacques de Goldfiem
• « Réflexions américaines sur la stratégie ». La Strategic Review, organe de l’United States Strategic Institute de Washington, dans son numéro d’hiver 1995, publie trois articles concernant la pensée américaine sur les problèmes de stratégie.
James Tritten, analyste du Naval Doctrine Command de Norfolk (Virginie) intitule son article : « Let’s put War in Warfighting » [Remettons la guerre à sa place]. Pour lui, le document de 1991 sur les opérations interarmées n’a pas été écrit pour des conflits « limités » mais pour une guerre « générale » dont il n’est plus question actuellement. Pour le président Bush, il fallait prévoir une « reconstitution », c’est-à-dire pouvoir rétablir un potentiel militaire permettant de s’opposer à une nouvelle menace globale. Ce ne serait pas une simple mobilisation, mais un changement complet du niveau des forces pouvant aller jusqu’à la conscription.
L’Administration Clinton a pris une autre option, avec l’hypothèse de Les Aspin d’avoir à mener simultanément deux guerres régionales majeures, qui a servi de fondement à la Bottom-up Review. Ce dernier document a été complété récemment par un autre d’août 1994 sur une stratégie « d’engagement et d’élargissement », ce dernier terme (enlargement) ayant en vue l’extension des régimes démocratiques. La reconstitution a disparu, on ne prévoit plus une guerre générale.
Comme l’a écrit l’amiral Jeremiah, on compte sur un préavis de 8 à 10 ans. Or, les guerres générales sont celles où l’existence même de la nation est en cause. Les guerres régionales majeures ne sont que des conflits limités. Malheureusement, l’histoire montre que les préavis de guerre générale ne sont pas pris au sérieux : il n’est donc pas admissible de l’ignorer. Il faut prévoir le retour à l’ancienne organisation du commandement, prendre un certain nombre de mesures pour le matériel, en particulier dans le domaine nucléaire et la défense civile afin de persuader le monde que l’on peut dissuader une nation menaçante ou se défendre contre ses attaques. Les Alliés doivent en faire autant, en particulier l’Otan. Le plus important est de garder une base industrielle suffisante ; si on a laissé celle-ci se démanteler, la reconstitution n’est pas possible. On est allé trop loin en pensant qu’une guerre générale n’était plus possible.
Martin R Adams est un diplomate du département d’État. Pour lui, les opérations de maintien de la paix posent un problème à la culture stratégique américaine, qui a causé d’importants tâtonnements à l’Administration Clinton. La culture stratégique est faite des habitudes traditionnelles d’action et de pensée pour l’emploi des forces armées : une croyance en la mission du pays, la recherche d’un avantage national et le désir de se désengager, en particulier de l’Europe. Les États-Unis n’ont pas vraiment fait de place aux opérations de l’ONU dans leur politique étrangère, mais leur culture stratégique leur permet de s’adapter à la situation. On la décrit comme préconisant l’emploi massif de la technologie et de la puissance de feu, la totale destruction de l’adversaire, la mobilisation de toutes les ressources et le retour rapide au temps de paix, ce qui est conforme à une guerre générale. Pourtant, en dehors de la guerre de Sécession et des deux guerres mondiales, les États-Unis n’ont été engagés que dans des conflits limités et des « petites » guerres. L’isolationnisme n’a pas gagné de terrain. Une large majorité de l’opinion approuve la participation américaine aux actions de l’ONU, mais elle se divise facilement quand il faut passer aux actes. Un courant libéral est en faveur de l’intervention d’institutions internationales pour défendre les droits de l’homme et la paix. Les anti-interventionnistes sont les partisans d’une Realpolitik.
Ce débat a déjà opposé Wilson et Théodore Roosevell. Le véritable problème est posé par la situation géostratégique des États-Unis, « île » éloignée des autres centres de puissance et ne se sentant pas directement menacée. Pour tous les Américains, la décision d’engagement dans une guerre doit être uniquement entre les mains du gouvernement et du peuple. Aussi est-il difficile d’admettre que l’ONU conduise des hostilités où des forces américaines soient impliquées. La doctrine admettant des opérations militaires « autres que la guerre », il y a risque de confusion. Les États-Unis montreront toujours une très grande réticence à placer leurs militaires sous un commandement étranger. Le document final (PPD-25) a fixé des règles draconiennes pour l’emploi des forces dans des opérations de maintien de la paix, pour préserver l’autorité du président comme commandant en chef. C’est un obstacle majeur, mais il est lié au soutien populaire.
Le troisième article est de Frank G. Hoffman, analyste de défense au Marine Corps Combat Development Command. Il se demande s’il n’existe pas une nouvelle manière américaine de faire la guerre, avec « la force décisive » inventée par le général Colin Povvell pour remplacer celle qu’a décrite Russel Weigley. Elle consiste à utiliser des moyens militaires surabondants pour écraser l’ennemi rapidement, avec le minimum de pertes pour soi-même. Elle ne décide pas pourquoi et quand employer les forces armées mais comment. On refuse toute guerre d’usure. Les Aspin a critiqué cette thèse comme étant du « tout ou rien », ne tenant pas compte des nombreuses situations où, les objectifs étant limités, on peut utiliser des technologies de pointe dans des opérations à faible risque. D’autres critiques ont parlé de « la force invincible », doctrine où celle-ci ne serait mise en œuvre que si elle peut l’être « à fond ». En n’offrant que ce seul choix, on modifierait ainsi de manière profonde la nature des relations entre le politique et le militaire. Le général Povvell a répondu à ces objections en admettant qu’il préférait l’emploi de « la force décisive » à celle des « coups d’épingle chirurgicaux ». dont l’efficacité est douteuse. Il a ainsi renforcé l’impression que le Pentagone se méfie des engagements dans des conflits limités. En fait, Powell distingue les opérations humanitaires de celles nécessitant des « moyens violents » dont l’emploi doit être restreint à celles dont l’utilité est supérieure au coût et aux risques encourus, pour des objectifs importants et clairement définis, quand les autres moyens ont échoué, et après avoir mûrement réfléchi aux conséquences.
Ces idées sont fermement enracinées dans les esprits des militaires américains. Elles correspondent aux missions des forces armées. La fonction de dissuasion exige crédibilité et volonté. La défense inclut la protection des Alliés. L’influence décisive sur d’autres États suppose des moyens de coercition ou de contrainte. Le soutien de l’action diplomatique ouvre un champ très vaste où l’on trouve toutes les opérations militaires n’allant pas jusqu’à la guerre, dont les actions de maintien ou de rétablissement de la paix. Dans ce dernier cas, la notion de « force décisive » est encore utile comme fond de tableau. Il faut cependant distinguer entre l’emploi violent de la force et son implication prolongée et persistante dans des situations de faible intensité. On perçoit alors qu’il n’y a pas de solution toute faite, ni une seule manière d’utiliser la force. Il faut éviter de soumettre la politique à la stratégie, ce qui arrive si cette dernière ne dispose que d’une seule doctrine monolithique, ce que l’on ne peut pas reprocher au général Powell. Le concept de « force décisive » n’est que la manière dont les experts militaires conçoivent le meilleur emploi des forces armées pour atteindre un objectif politique. Il ne s’agit pas de préparer une nouvelle guerre du Golfe. Les récents documents publiés par le Joint Chiefs of Staff (JCS) et les armées ne peuvent être accusés de prôner le « tout ou rien ». Le concept de « force décisive » garde sa valeur quand il s’agit de se battre. Il n’est encore admis que par les militaires, mais la victoire pour la victoire n’a pas de sens et il faut s’adapter aux circonstances, alors que règne l’incertitude.
Les politiques doivent donner des directives claires et veiller à ce que les forces armées ne soient pas détournées du but pour lequel elles ont été engagées. Les États-Unis doivent soigneusement choisir le lieu de leur emploi, en utilisant leur avance technologique et leur puissance industrielle. La décision ultime de l’emploi de la force est un acte qui définit ce qui est une nation. Les militaires américains ont pleinement conscience de leurs obligations. La force doit toujours être utilisée dans un but politique, mais il doit être tenu compte de l’expérience qui a abouti au concept de « force décisive ».
• « Les Américains et le soutien de la paix ». La Military Review, organe professionnel de l’US Army, dans son numéro d’octobre 1994 publie un article du lieutenant-colonel en retraite John B. Hunt sur les opérations de soutien de la paix.
L’auteur constate d’abord que, malgré le rapport du Secrétaire général de l’ONU, M. Boutros Boutros-Ghali, les choses ne se sont guère éclaircies et que les conflits continuent. À l’origine, le maintien de la paix se faisait par consentement mutuel des parties qui admettaient l’interposition d’une force neutre entre les belligérants pour surveiller un cessez-le-feu et permettre des négociations. C’est un système qui repose sur la bonne volonté des deux parties, mais il ne peut résoudre les problèmes qui sont à l’origine du conflit. Pour aller plus loin, il faut distinguer entre maintien de la paix (peace-keeping) et imposition de la paix (peace-enforcement). Ce dernier terme n’existe pas dans la Charte des Nations unies : il s’agit d’utiliser la force pour imposer la paix. Le chapitre VII de la Charte a bien un ton assez « guerrier » et il donne ainsi des moyens juridiques d’emploi des forces armées, mais, dans la doctrine de l’armée de terre américaine, il s’agit d’aider au processus diplomatique en étant à mi-chemin entre le chapitre VI et le chapitre VII. Il faut mettre fin à la violence pour trouver une solution politique, non s’engager même temporairement et avec prudence d’un bord ou de l’autre, sinon ce sera la guerre.
Le colonel Hunt considère que la paix peut avoir à être imposée sans l’assentiment d’une des parties en cause, voire des deux. La force d’intervention extérieure risque alors de devenir un des belligérants, ce qui est l’échec du processus. Il faut une complète intégration des fonctions militaire et diplomatique, cette dernière devant être prépondérante. L’exercice du commandement est rendu difficile par le caractère international de la force.
L’auteur décrit en détail les phases de la mission avec leurs difficultés propres. Dans la doctrine américaine, il apparaît que, dans ces opérations de maintien ou de rétablissement de la paix comme dans toute action « autre que la guerre », le niveau de violence doit être aussi faible que possible, en utilisant simultanément des moyens d’action psychologique. De toute façon, il faut faire preuve d’une capacité de combat telle qu’une opposition paraisse futile. En cas d’échec de toute tentative pour imposer la cessation des hostilités et pour amener une solution politique, l’organisation internationale qui soutient l’action d’imposition de la paix se trouvera devant des choix difficiles à faire.
Georges Outrey
• Dans « La sécurité en Europe ; conséquences pour la Bundeswehr » (n° 1/1995 de Europäische Sicherheit), le général K. Naumann (Chef d’état-major des armées) se félicite que l’Allemagne réunifiée et, depuis août, libérée des dernières troupes d’occupation, ne soit plus « pour la première fois depuis l’époque de Richelieu » l’objet de pressions externes venant de l’Est ou de l’Ouest. Pleinement souveraine, elle peut désormais « agir, pas seulement réagir ». Ces responsabilités nouvelles qui incombent au pays « sont déterminantes pour la mission et le rôle futurs de la Bundeswehr », car le monde traverse une période de turbulences dont nul ne peut prédire l’arrêt ni le résultat final. Compte tenu d’interdépendances et d’interactions croissantes. l’Allemagne, « puissance terrestre dans une Alliance à dominante maritime », ne saurait borner son horizon aux limites de l’Europe.
La menace d’invasion stratégique soudaine a certes disparu, mais il reste à faire face à cinq catégories de risques :
1. L’avenir imprévisible d’une Russie encore instable qui, même une fois les traités exécutés, conservera un potentiel militaire (1), tant classique que nucléaire, très supérieur à la somme de ceux de tous les États européens occidentaux.
2. La résurgence, dans l’est et le sud-est de l’Europe, de fanatismes ethniques et religieux parmi des populations en situation politique et économique précaire : « l’actuelle situation dans l’ex-Yougoslavie pourrait bien n’être qu’un lever de rideau ».
3. L’arc de crises qui va du Maroc à l’océan Indien : le fondamentalisme islamique se développe dans cette zone éminemment instable. S’y ajoutent, là tout particulièrement :
4. les risques de prolifération de vecteurs à longue portée et d’armes de destruction massive, menace à prévenir essentiellement à l’aide de mesures politiques ;
5. les multiples instabilités et risques d’explosions dans l’hémisphère Sud, particulièrement en Afrique : gouvernements impuissants, économies délabrées, conflits territoriaux, propension au retour du tribalisme.
D’où, quatre conclusions :
1. Le lien transatlantique et l’intégration européenne sont à maintenir absolument et à renforcer ; ils sont pour l’Europe « l’ancre décisive de la sécurité ». La Bundeswehr doit se tenir prête à remplir toutes ses responsabilités d’alliée, y compris hors du secteur Centre Europe, et se préparer à contribuer n’importe où à la maîtrise de crises au sein de l’ONU.
2. La coopération militaire avec les voisins (échanges d’observateurs, séminaires communs, jumelages d’unités, exercices conjoints visant à préparer une participation d’ensemble à des actions humanitaires ou de paix) prépare la construction d’une architecture de sécurité évolutive et contribue à la stabilité en Europe.
3. Facteur important de la stabilité militaire en Europe, l’aptitude à défendre le sol allemand avec le concours des Alliés est indispensable ; elle renforce aussi les efforts de réformes des pays du centre et du sud-est de l’Europe ; elle repose sur une montée en puissance après mobilisation. Cependant, la situation actuelle autorise des taux de présence en temps de paix bien moindres que durant la guerre froide.
4. La probabilité de crises régionales hors d’Europe est en forte hausse ; celles-ci devront être maîtrisées dès leur début, ou au moins à endiguer, pour éviter que, par une réaction en chaîne, elles ne s’étendent jusqu’à l’Europe. L’Allemagne souveraine ne pourra éternellement rester sur l’Aventin (2), non seulement parce qu’au nom du partage des risques les Alliés sont en droit d’exiger la contribution militaire d’une puissance politique moyenne qui joue un rôle économique éminent, mais aussi parce que, dans ce monde imbriqué et interdépendant, le maintien de la paix du globe fait partie de nos intérêts majeurs de sécurité.
L’éventail des missions auxquelles elle doit se préparer impose à la Bundeswehr de dépasser son ancienne culture, exclusivement orientée vers la défense du sol national. Ses possibilités doivent être adaptées aux exigences de la situation nouvelle : après mobilisation, 650 000 à 700 000 hommes suffisent, avec l’appoint des Alliés, pour assurer la défense du pays et contribuer à la stabilité en Europe. En cas de crise, le seul rappel de la disponibilité permet de passer très rapidement du volume « paix » (340 000 hommes) à 370 000 hommes. En fonction de leur mission particulière, les corps de troupe des forces principales de défense vont donc offrir des aspects très différenciés, tant quant au taux de présence pouvant aller de 100 % à l’unité-cadre (matériels stockés, noyau actif d’importance variable) qu’en ce qui concerne les niveaux d’instruction, de nature des matériels, etc.
Les forces de réaction de crise (KRK) (3) devront, par contre, être en mesure d’assumer la couverture de la montée en puissance, de participer sans délai à des opérations extérieures au profit d’autres secteurs de l’Otan, voire ailleurs dans le monde au profit de l’ONU. De tels engagements sont difficilement planifiables en détail, car tout est flou : le moment, le lieu, le type d’intervention, l’adversaire, les autres participants. Le volume de la contribution allemande pourrait aller jusqu’à celui de la division, accompagnée des éléments air et marine nécessaires.
Que l’intervention soit au profit de l’Otan ou de l’ONU, les petits détachements devront être à pied d’œuvre en trois à sept jours et le reste prêt à embarquer dans les trente jours. Pour éviter de nombreuses mutations de dernière heure, cela suppose des unités tenues à effectifs pleins et instruits, donc une majorité de personnels de carrière ou sous contrat.
L’extension de la gamme de missions de la Bundeswehr impose les conditions suivantes :
1. Le commandant en chef des années (en paix, le chancelier ; en guerre, le président fédéral) doit disposer en permanence de moyens interarmées de conduite des éléments engagés hors des structures Otan ; un centre d’opérations de la Bundeswehr vient d’être mis sur pied dans le cadre de FüS (l’EMA). De plus, toutes les troupes allemandes sur le terrain doivent être placées localement sous un commandement national efficace, interarmées le plus souvent, et soumis, tant que le combat n’a pas débuté, à un contrôle politique beaucoup plus strict que celui en usage dans les opérations habituelles. Quoi qu’en pensent certains, cela ne doit pas faire renoncer à la conduite auf Auftrag (4), mais raison de plus pour éliminer tout échelon intermédiaire non indispensable.
2. La Bundeswehr doit se doter rapidement des moyens de renseignement stratégique, en vue de recueillir précocement les indices d’alerte nécessaires du fait des délais de mobilisation, et de fournir au gouvernement les évaluations de situation à jour indispensables à la préservation de sa liberté d’action politique.
3. Il faut que soient trouvées des solutions pour les transports à longue distance pour le déploiement et le soutien des forces engagées, que les moyens logistiques et sanitaires soient adaptés à leur nouvelle mission.
4. La défense antimissiles doit être améliorée, la solution étant à rechercher en commun au sein de l’Alliance.
5. La plupart de ces tâches étant à mener à plusieurs, ; le redécoupage de celles-ci et des rôles doit être repensé dans une optique de multinationalité et d’intégration.
La dernière directive conceptuelle prévoit un volume de 200 000 militaires de carrière ou sous contrat (38 000 officiers, 122 000 sous-officiers, 40 000 militaires du rang) et 135 000 appelés. La création de carrières d’hommes du rang servant jusqu’à 8 ans est envisagée pour disposer des spécialistes nécessaires et d’un noyau de combattants professionnels pour les KRK. Le ministre a décidé que la nouvelle structure est à réaliser d’ici l’an 2000. Le service obligatoire est maintenu ; en assouplissant les critères d’aptitude et si le nombre d’objecteurs reste stable, on peut tabler durablement sur 160 000 appelés, dont 20 000 s’engageront. Pas de difficultés, donc, pour réaliser les 340 000 hommes de l’effectif « paix ».
Utilisés à plein (5), les dix mois du service normal à partir de 1996 doivent permettre aux appelés d’atteindre un niveau d’instruction tel qu’un « programme d’instruction de crise » amène les corps de troupe des forces principales à la pleine efficacité opérationnelle en quatre mois après rappel de leurs réservistes.
Les appelés désireux de servir en KRK devront souscrire un volontariat « service long » de 12 à 23 mois.
Depuis 1990, le budget de défense diminuait constamment, avec un point bas (47,2 milliards de Mark) l’an dernier. La part des investissements (30 % jusqu’en 1990) était tombée à 21,9 Mds. « Sous-financée », la Bundeswehr n’était plus en mesure d’assurer ni une instruction exigeante, ni la modernisation de ses équipements. Le renversement de tendance décidé par le gouvernement lui assure 47,9 Mds annuels de 1995 à 1997, puis 48,4 à partir de 1998, avec promesse que toutes les économies dégagées sur le fonctionnement et l’entretien seraient acquises pour l’investissement : une prudente déflation des effectifs (340 000 hommes au lieu des 370 000 qu’autorisaient « les accords du Caucase » de 1990) va permettre de lui consacrer 3 % de plus. Compressions de personnels civils, rationalisation encore plus poussée, meilleure appréciation de chacun des coûts réels et de ses responsabilités permettront d’autres économies, attribuées en priorité à l’équipement des KRK, ultérieurement à celui des forces principales.
Il reste à s’atteler à une redistribution des tâches, tant au niveau national que dans l’Otan mais, les décisions politiques (6) étant maintenant prises, la Bundeswehr va pouvoir, d’ici la fin de 1995, établir une planification sûre permettant de combler l’écart entre missions et moyens. On peut enfin « montrer à la troupe une lumière au bout du tunnel et un avenir qui aille au-delà de l’an 2000 ». Le but est d’avoir une Bundeswehr équipée à la moderne, bien instruite et fortement motivée. Dans les troubles du monde actuel, où la solution des conflits se révèle si difficile, « il est clair pour chacun que la paix et la liberté ne peuvent être durablement maintenues qu’en étant en mesure de les protéger. Cela a un coût, qui comprend aussi l’acceptation par les citoyens de servir et de consentir des sacrifices ».
Ce que Pascal écrivait en 1669 est toujours d’actualité : « Le droit sans la force est impuissance ; la force sans le droit est tyrannie. Donc, faisons en sorte que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste »… « Digne d’être protégée, une libre démocratie comme la nôtre et celle de nos partenaires dans l’Otan. une capacité de défense crédible, tels sont nos moyens pour mettre en pratique la maxime du philosophe français ».
Jean Rives-Niessel
• Le n° 4, hiver 1994-1995, de Politique étrangère présente un dossier très riche sur « L’Amérique de Clinton », avec des articles signés par Stanley Hoffmann, Daniel Bell, C. Randall Henning, Lawrence H. Summers, Rose Marie Ham et David C. Mowery, Yves Boyer, David P. Calleo, Michael Brenner, F. Stephen Larrabee. Par ailleurs, le Secrétaire général des Nations unies, M. Boutros Boutros-Ghali, aborde un problème extrêmement douloureux dans « Les mines terrestres, un désastre humanitaire ». Sont aussi évoquées l’Amérique latine, l’Asie, l’Union européenne.
• L’année européenne : il s’agit là de la publication annuelle du Groupe des Belles Feuilles, avec le concours de la Fondation Hippocrene. En ouverture de cette première livraison, Marc Fumaroli nous fait part de ses réflexions sur le mythe d’Europe, qu’il propose comme une initiation à notre Europe. Une importante rubrique sur la sécurité de notre continent comprend notamment un article d’Alain Juppé sur le bilan de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), et des études de Daniel Vernet. Bernard Brigouleix, Pierre Servent, Jean-Yves Haine, Philippe Roger et Jean-Hugues Monier. ♦
(1) Soit de 1,5 à 1,9 million d’hommes, avec de très importantes forces mobiles, dont le PC est situé à l’ouest de l’Oural ; leurs directions stratégiques prioritaires sont le sud, le sud-est et l’est ; il y a là, cependant, une menace pour les voisins orientaux de l’Allemagne : ceux-ci « ont droit à une assurance contre la Russie ; nous avons besoin d’une sécurité avec la Russie, qui a elle-même besoin d’une certitude de sécurité de la part des Occidentaux ».
(2) Évidemment, comme pour tout autre pays, il ne saurait être question d’intervention automatique, sur simple demande du Conseil de sécurité. L’Allemagne doit faire preuve de retenue dans l’usage de sa force, évaluer d’abord si l’intervention est de nature à aider à la solution du conflit, si elle sert les intérêts de sécurité allemands, si le mandat est clair et délimité, si risques et coûts sont admissibles. Alors seulement, le gouvernement et le Parlement pourront prendre leur décision en toute souveraineté.
(3) Sont destinés à cette fin : 5 brigades et la composante allemande de la brigade franco-allemande ainsi que des éléments divisionnaires ; 6 escadrons aériens (reconnaissance, interception, attaque au sol), 2 groupements sol-air mixtes et 2 ou 3 escadres de transport ; 2 task forces de haute mer.
(4) Cette méthode repose sur la plus large initiative du subordonné dans la mission reçue.
(5) Sur la base de 46 heures de travail par semaine ; il n’y aura pas de « repos compensateur » pour services supplémentaires mais, à partir de 6 mois de service, ils seront indemnisés.
(6) Maintien du service obligatoire, fixation de sa durée, des effectifs « paix » ; définition des missions, de la structure générale : augmentation du budget.