Défense et océans
L’amiral (CR) Labouérie est déjà bien connu des lecteurs de cette revue puisqu’il y a publié récemment trois articles très remarqués, dans lesquels, après avoir disserté « des principes de la guerre » (avril 1992), il s’est interrogé sur l’éventualité « des menaces nouvelles » (avril 1993), puis sur l’avenir « du stratomonde » (mars 1994), néologisme qu’il propose, à la façon de l’« écomonde » suggéré jadis aux économistes par Braudel, pour exprimer l’idée que notre monde doit être appréhendé désormais par les « stratégistes » dans son aspect global (et globalisant). Par ailleurs, nous avons eu personnellement l’occasion ici, dans un article où nous partions « à la recherche de la pensée navale » (novembre 1993), de commenter son précédent ouvrage, intitulé : Stratégie : réflexions et variations, dans lequel il réagissait contre l’abandon par les militaires de la réflexion stratégique. Nous avions ajouté alors qu’il le faisait « avec vigueur pour ne pas dire avec sévérité », et « en s’élevant parfois jusqu’au plan de la morale et même de la spiritualité ».
Ce sont les mêmes qualités d’indépendance d’esprit et de réflexion abstraite que l’on trouve dans le nouvel ouvrage de l’amiral Labouérie, dont le sous-titre est Propos de marin, ce qui ne l’empêche pas de le dédicacer « aux officiers français de l’an 2000 », quelle que soit leur armée d’appartenance. Il s’agit d’un recueil d’écrits déjà publiés dans diverses revues ou journaux et de textes de conférences, qui ont été rédigés depuis 1967, année de la sortie de l’École de Guerre de l’auteur, jusqu’à nos jours, où, après avoir commandé nos forces aéronavales dans l’océan Indien pendant la guerre Irak-Iran, puis dirigé l’École supérieure de guerre navale, Guy Labouérie est devenu « le sage de Porspoder ». C’est en effet là, à l’extrême cap de notre « Hexagone » – qualificatif dont, soit dit en passant, il a horreur – que, afin d’en faire part au plus grand nombre, il s’est retiré pour réfléchir à ses trois thèmes de prédilection que sont la formation de l’officier, le renouvellement de la pensée stratégique, et, bien entendu, la place que devraient y occuper les océans.
C’est en effet autour de ces trois mêmes thèmes que l’on peut regrouper la bonne vingtaine de textes qu’il nous propose dans son ouvrage. Pour le premier, celui qui concerne la formation de l’officier, après avoir ironisé sur le « grigri moderne » – c’était en 1967 – que constitue « l’interarmées », il s’y déclare en définitive favorable, puisqu’il préconise dans la vie de l’officier trois stades de culture : une culture de base afin de lui donner la capacité de se situer avec sa spécialité dans son armée ; une culture militaire lui permettant de se situer avec son armée dans l’ensemble des forces armées ; et enfin une culture générale permettant de situer ces dernières dans l’ensemble du pays et dans le contexte international. Notre auteur s’attaque aussi, avec une audace dont il a pleinement conscience, à la définition des qualités que doit chercher à acquérir le chef militaire. Il trouve à cette occasion quelques bonnes formules, telles que « le chef est celui qui a la maîtrise de la parole » ; « le chef c’est celui qui délègue » ; « le chef est celui qui est et met en mouvement ». Il caractérise le chef militaire comme suit : « il est le seul dont l’exercice quotidien a pour finalité de ne pas avoir à la vivre en vraie grandeur » ; « son métier est le seul dont le cœur de l’exercice est centré sur la mort, la mort reçue et la mort donnée ». Il en tire alors la conclusion : « Être impitoyable dans ses exigences vis-à-vis de soi et des siens, pour gagner au moindre prix humain ». Toutes ses réflexions à ce sujet, on le perçoit par ces exemples, sont d’une haute élévation de pensée.
Le deuxième thème sur lequel se concentre notre auteur est, nous l’avons dit, le « réveil » de la réflexion stratégique qu’il estime nécessaire, car celle-ci « est en miettes », ou en tout cas elle l’était en 1975 (date de ce texte). Cependant, il n’était guère plus optimiste en 1990, lorsqu’il commandait l’École supérieure de guerre navale : « Il n’y a pas actuellement de stratèges dignes de ce nom en France, et très probablement en Europe ». Ses contributions personnelles au renouveau ainsi souhaité sont, pour l’essentiel, les articles cités plus haut, et qui sont reproduits dans l’ouvrage : mais il y ajoute – et c’est pour nous le plus intéressant, parce que, quittant l’abstraction, ses réflexions deviennent « opératoires » – les enseignements qu’il a tirés de son commandement en 1987-1988, c’est-à-dire pendant la guerre Irak-Iran, des forces aéronavales françaises présentes en mer d’Oman. L’amiral Labouérie nous fournit à ce sujet deux textes très documentés : le premier est celui d’une conférence prononcée à l’École de guerre navale immédiatement après son commandement, et le second une communication faite en 1993 à l’occasion des journées d’études organisées par le SGDN sur le thème « Sécurité collective et crises internationales », dont nous avons rendu compte en leur temps dans la Revue d’histoire diplomatique. Notons que notre auteur n’aime pas le mot « crise », car, dit-il dans cette communication intitulée « La crise vue par le militaire sur le terrain », lorsqu’il l’entend, « j’ai envie de sortir mon revolver ». Cette réaction, explique-t-il, résulte de l’agacement qu’il ressent devant une littérature « qui fait trop bon marché de la souffrance des populations, (laquelle) est au fond de toutes les crises », ce qui indique, soit dit en passant, le souci permanent de morale et même souvent de spiritualité qui marque tous les écrits de Guy Labouérie. dont beaucoup étaient, il est vrai, destinés à la revue Études. Ce scrupule ne l’empêche cependant pas de tirer de son expérience des enseignements très concrets et par suite souvent critiques de la hiérarchie du moment, auxquels il convient de renvoyer ceux qui, comme nous, s’intéressent à la stratégie de la « maîtrise des crises » de notre époque.
Nous passerons plus rapidement sur le troisième thème majeur de l’ouvrage en question, celui de la place que devrait occuper chez nous la mer dans la réflexion stratégique, et nous ajouterions volontiers : en particulier pour la maîtrise des crises, étant donné les privilèges juridiques universellement reconnus dont jouissent à la fois le milieu marin et le bâtiment de guerre. Cependant « Madame se meurt ! » constate notre auteur, lorsqu’il parle de la « puissance de mer » de la France, puisqu’elle est faite, à côté d’une flotte militaire, des flottes marchande, de pêche, scientifique et océanographique, qui chez nous ont « quasiment disparu ». Devant cet « oubli de l’océan », les marins français ont souvent tendance à se réfugier dans les lamentations ou les incantations, plutôt que de prendre à bras-le-corps le problème de l’information pédagogique de nos concitoyens. Guy Labouérie a raison de tirer la sonnette d’alarme, ce qu’il fait avec conviction et talent, mais sur ce sujet, on peut souhaiter des suggestions plus « opératoires ». Certaines initiatives récentes semblent d’ailleurs montrer qu’une prise de conscience de cette situation commence à se manifester.
Un dernier aspect intéressant de ce livre nous paraît devoir être souligné, à savoir que, comme le précédent, il a été édité par l’Addim, c’est-à-dire l’Association pour le développement et la diffusion de l’information militaire, qui publie par ailleurs les magazines officiels des armées, tels que Cols bleus et Armées d’aujourd’hui. En effet, les écrits de Guy Labouérie ne sont jamais « conformistes ». et ils sont même parfois plutôt « contestataires ». Il raconte d’ailleurs plaisamment que, pendant un temps, il avait adopté le pseudonyme de Nicolas Polystratu, s’inspirant du précédent de Nicolas Bourbaki employé collectivement par l’École française de mathématiques modernes, ce qui avait amené des critiques à affirmer qu’il s’agissait d’un groupe clandestin. Il raconte aussi qu’un de ses écrits avait été attribué, par la haute hiérarchie militaire mécontente, à un colonel sur le retour exprimant ses frustrations de carrière. On doit donc se réjouir de l’esprit d’ouverture que manifeste cette publication, puisqu’il ne peut que contribuer à animer dans notre pays la réflexion stratégique ; à la condition, toutefois, que celle-ci soit utilisée avec discernement et aboutisse à des propositions bien argumentées, et, autant que possible,- bien écrites, ce qui est le cas pour notre auteur qui a une « bonne plume », comme d’ailleurs l’a reconnu l’Académie de marine à laquelle il appartient. ♦