Revue des revues
• « La sécurité du Japon » est l’objet de deux études dans le numéro du printemps 1995 de The Pacific Review, largement consacré aux problèmes de défense en Asie. Le premier article, intitulé « Japan’s Security Agenda in the Post-Cold War Era » est signé de Tsuneo Akaha, directeur du Centre pour les études sur l’Asie orientale à l’Institut des études internationales de Monterey (Californie). Le second, qui fera l’objet d’un commentaire ultérieur, « Japan’s Defense Problematique » est l’œuvre de Barry Buzan, professeur à l’université de Warwick et directeur de projet au Centre de recherches sur la paix et les conflits de Copenhague.
Dans le premier texte, Tsuneo Akaha étudie les effets des changements radicaux, qui se sont produits en Asie, sur la politique de défense du Japon. Pour lui, la fin de la guerre froide a laissé cette région dans une situation qui n’est plus bipolaire, mais sans être vraiment devenue multipolaire. Le défi, pour ce pays, vient de la modification de son environnement régional, également global. La fin des hégémonies américaine et soviétique dans les relations internationales a des conséquences prometteuses, mais aussi inquiétantes. Ainsi, la dissolution de l’Union soviétique (URSS) a signifié la fin d’une menace ; cependant les stratèges japonais continuent d’exprimer leur inquiétude devant la montée qualitative des forces russes en Extrême-Orient. Cela provoque de nouvelles possibilités de coopération internationale dans le domaine de la sécurité entre les États-Unis, la Russie, le Japon, la Chine et la Corée pour l’Asie du Nord-Est, ainsi qu’entre les États-Unis, le Japon, la Chine et l’ASEAN (Association des Nations du Sud-Est asiatique) dans le Sud-Est asiatique. Pour certains, la fin de la menace soviétique a supprimé les raisons de l’alliance idéologique nippo-américaine et ils demandent donc qu’il y soit mis fin, tandis que d’autres estiment qu’il y a toujours lieu de la maintenir. La fin de la guerre froide fait également apparaître, dans la région Asie-Pacifique, un ensemble de relations économiques étroitement liées aux questions de sécurité. Les États-Unis et l’Europe pourraient devenir des forteresses économiques fermées aux produits japonais, tandis que des taux de croissance très différenciés peuvent provoquer des tensions entre les pays asiatiques.
Pour l’auteur, une chose est certaine : le Japon ne peut continuer à suivre d’une manière passive les profondes transformations des situations régionale et globale. Il doit devenir un agent actif et un moteur des affaires internationales. Il a la capacité de changer intérieurement et de devenir un acteur important à l’extérieur pour la résolution des problèmes régionaux et dans le monde, non seulement dans le domaine de l’économie, mais également dans celui de la politique et de la sécurité. Il peut jouer un rôle important, si ce n’est le rôle principal, dans l’établissement d’un monde sans hégémonie, caractérisé par un partage des pouvoirs et des responsabilités collectives. Cela implique, avant tout, le maintien avec les États-Unis des relations stables, politiquement acceptables. La domination économique japonaise en Asie donne à Tokyo la capacité d’influencer les options politiques en utilisant le développement pour assurer la stabilité. Cependant, les conflits territoriaux avec la Russie limitent sérieusement ses capacités à contribuer à la tâche essentielle de l’après-guerre froide, c’est-à-dire faire de la Russie un pays démocratique orienté vers l’économie de marché avec la perspective de son intégration dans la communauté de la zone Asie-Pacifique. Dans le reste du monde, l’aide économique n’a pas permis au Japon d’étendre son rôle politique, comme le montre la situation en Amérique latine.
Le Japon peut-il se contenter de n’être qu’une puissance économique se reposant sur les États-Unis pour définir les relations internationales, ainsi qu’il en a été si longtemps ? Les bouleversements provoqués par la doctrine Nixon, les chocs pétroliers et les tensions économiques entre les États-Unis et le Japon ont poussé les concepteurs nippons à rechercher un mode réactif pour leur diplomatie. La notion japonaise de sécurité globale conduit à définir un système favorisant les dimensions économiques et politiques dans des structures militaires strictement mesurées. Il manque au Japon une stratégie à long terme. La plupart des études restent limitées aux problèmes immédiats, comme la participation à des opérations de maintien de la paix de l’Onu, la question de la prolifération nucléaire en Corée du Nord et la coopération avec les États-Unis dans les technologies de défense.
De récents débats font apparaître l’existence de deux écoles : les régionalistes pour lesquels le Japon doit tenir un rôle particulier comme porte-parole de l’Asie dans les affaires internationales tout en participant activement aux règlements des problèmes de sécurité régionaux, et les bilatéralistes pour lesquels la poursuite d’étroites relations avec les États-Unis reste essentielle pour la paix et la sécurité du pays ainsi que de la région. Pour l’auteur, le maintien de bases américaines au Japon, en Corée du Sud et dans le Sud-Est asiatique présente plus d’avantages pour les intérêts de ces pays, de la Russie et de la Chine que pour ceux de la défense des États-Unis dans le monde. Pour le Japon, sa sécurité se joue d’abord régionalement, car les pays de la zone Asie-Pacifique ont tardé à tirer les conclusions de la fin de la guerre froide, et leurs stratégies, dans un nouvel ordre mondial qui tarde à émerger, ne sont pas encore bien définies. La situation de l’environnement stratégique de la région reste encore trop incertaine et de nombreux facteurs peuvent encore affecter les intérêts, donc les alliances et les liens des différents acteurs. La course aux armements en est le reflet.
Aucune structure régionale n’offre un cadre à une réflexion collective de sécurité. Les systèmes politiques et les niveaux de vie très divers, ainsi que les problèmes territoriaux entretiennent ou peuvent faire naître des animosités. Dans le Sud-Est asiatique, l’ASEAN a créé un forum régional pour discuter de la sécurité. Celui-ci s’est réuni pour la première fois en juillet 1994. Si la participation du Japon à ce forum est considérée comme indispensable, les souvenirs, toujours présents, de l’occupation japonaise l’empêcheront longtemps de jouer un rôle prépondérant. Dans le Nord-Est, l’absence de relations diplomatiques avec la Corée du Nord exclut la possibilité de créer un organisme régional.
L’auteur analyse ensuite les relations avec les trois acteurs principaux que sont les États-Unis, la Russie et la Chine. Avec les premiers, tout en voulant poursuivre une étroite collaboration dans le domaine de la sécurité, la guerre économique menée par l’Administration Clinton laisse peser une ombre sur l’évolution des relations bilatérales à long terme. L’attitude américaine ne manque pas d’ambiguïté. Il est demandé au Japon de supporter de façon plus importante sa sécurité, mais les Américains, qui par le traité en vigueur ont un accès aux technologies avancées japonaises « duales », sont peu disposés à la réciprocité : ils cherchent plus à obtenir une participation financière de Tokyo qu’un développement du potentiel militaire nippon. Au Japon même, les positions sont contrastées : les nationalistes supportent de moins en moins la présence militaire américaine, tandis que d’autres refusent l’augmentation des charges de défense alors qu’avec la fin de la guerre froide les principaux pays intéressés réduisent leurs budgets.
La Russie pose un gros problème aux stratèges japonais par sa proximité, la disparité des systèmes politique et économique, le déséquilibre dans le nombre des populations, le manque de stabilité à Moscou. Dans ces conditions, il semble difficile de pouvoir définir une politique de relations stables de longue durée. Dans l’immédiat, le rôle principal que peut jouer le Japon est d’aider la Russie à transformer son économie centrée sur les complexes militaro-industriels en économie de marché, et ainsi aider à la stabilité interne et à l’intégration régionale.
Avec la Chine, les relations économiques sont telles qu’il est de l’intérêt de chacun que les relations politiques soient bonnes. La montée en puissance de la marine chinoise n’est pas considérée encore comme pouvant présenter une menace pour la sécurité du Japon.
L’idée de conditionner l’aide économique à certaines restrictions dans le domaine de la défense (essais nucléaires, prolifération des armements) n’a pas été retenue, car le Japon a besoin de Pékin pour la résolution de problèmes qui lui tiennent à cœur comme l’environnement, la Corée du Nord et, tout simplement, l’accroissement de la coopération commerciale.
L’article se poursuit par une présentation des dépenses de sécurité du Japon et du plan d’équipement des forces d’autodéfense. Il se termine par quelques réflexions sur la participation aux forces de maintien de la paix et sur la candidature de membre permanent au Conseil de sécurité de l’Onu. En conclusion, il est clair que le Japon veut jouer un rôle croissant sur la scène politique et en ce qui concerne la sécurité. Cependant, il lui faudra beaucoup de temps pour le faire accepter, tant chez lui qu’à l’étranger.
Jacques de Goldfiem
• « L’extension de l’Otan ». La revue britannique Survival, organe de l’Institut international d’études stratégiques de Londres (IISS), dans son numéro de printemps 1995, publie plusieurs articles sur l’extension de l’Otan aux pays de l’Europe centrale et orientale.
Une opinion américaine favorable. Dans un premier article, trois analystes de la Rand Corporation – Ronald D. Asmus, Richard L. Kugler et F. Stephen Larrabee – étudient les actions à mener pour étendre l’Alliance vers l’Est, ce qui peut amener une nouvelle guerre froide avec la Russie. Pour eux, il existe trois voies, la première étant une simple évolution, les véritables problèmes étant économiques et politiques ; il faudra d’abord intégrer les pays concernés dans l’Union européenne, ce qui prendra une dizaine d’années. La seconde voie consiste à assurer la stabilité dans une région où s’est creusé un vide entre l’Allemagne et la Russie (démocratie et sécurité étant liées), l’Otan fournissant un cadre à cette dernière qui ne peut attendre l’extension de l’Union européenne, et l’adhésion à l’Otan étant d’ordre stratégique. La troisième voie est de riposter militairement si la Russie devient menaçante.
Pour les trois auteurs de la Rand, le problème est de choisir la bonne voie. Peut-on attendre l’extension de l’Union européenne ? L’Otan ne doit pas devenir un otage de cette Union sur laquelle les États-Unis ont peu d’influence. La troisième voie obligerait les Américains à prendre la direction de la manœuvre et aboutirait à une position d’attente qui exclut les pays Baltes et l’Ukraine ; il faudra décider du moment où la Russie devient dangereuse, ce qui peut diviser l’Alliance. La voie choisie déterminera les critères d’admission des nouveaux pays. Dans la première, Finlande, Suède et Autriche sont des candidats évidents. Dans la troisième, c’est la Pologne. De toute façon, le problème est très complexe : il ne s’agit pas de réunifier l’Europe, mais de fixer les rôles respectifs des États-Unis, de l’Allemagne et de la Russie.
Dans cette optique, l’Otan doit fixer ce qui donne un sens à une défense dans les années 90. Tout le système est à reconstruire. Les nouveaux adhérents auront à faire face au danger russe, mais aussi devront participer à d’autres actions en Europe. Il leur faudra admettre des troupes étrangères sur leur sol et apporter leur contribution. Quelle sera l’attitude des autres membres de l’Alliance, étant entendu que le principal participant assure la direction ? Dès maintenant, il faut s’accorder sur la restructuration du système militaire, mettre sur pied une politique de défense, une stratégie militaire et fixer des objectifs aux forces classiques, le tout formant un ensemble cohérent. Nos auteurs proposent que le pays recevant des forces garde la responsabilité de sa défense, l’Alliance lui fournissant les soutiens nécessaires et l’appui de moyens militaires qui lui manquent. Pour aller plus loin, on prévoirait des renforts massifs, voire une défense multinationale comme celle constituée par les forces alliées en Centre-Europe. Pourtant, il ne faut pas provoquer Moscou. Il faut choisir entre une présence de l’avant et des capacités de projection, entre une garde aux frontières en l’absence de toute menace et la préparation à des crises régionales et à des opérations de maintien de la paix. Les choix peuvent varier d’un pays à l’autre et évoluer dans le temps.
Nos trois auteurs pensent que la Russie n’a pas intérêt à voir l’Europe centrale se déstabiliser, mais une partie de son opinion est opposée à l’extension de l’Otan. La Communauté des États indépendants (CEI) pourrait redevenir un bloc hostile. Certains commentateurs occidentaux en déduisent que la Russie a repris une politique expansionniste, d’autres voudraient la voir rallier l’Alliance, mais beaucoup croient qu’elle est un trop gros morceau, trop différent : il suffit de lui offrir une simple coopération. D’autres encore pensent que l’on ne peut courir le risque de diviser l’Europe. En fait, le problème n’est pas immédiat et on ne sait pas ce que veut la Russie. Il lui faut participer à la vie de l’Europe sans avoir un droit de veto sur l’Otan et l’Union européenne. Ce serait réalisable grâce à un G8, une coopération économique, des liens entre parlementaires, un conseil de sécurité de l’OSCE, des consultations régulières, des modifications des limites du traité FCE, peut-être un traité Otan-Russie. Le domaine de la sécurité demeure le plus difficile. Il faut prendre en compte l’Ukraine, dont l’avenir est incertain ; l’Occident préférerait la voir neutralisée, mais elle dépend économiquement de la Russie. Son évolution interne sera déterminante, l’Otan devant agir pour maintenir son indépendance et son orientation vers l’Ouest.
Nos trois auteurs voient l’Otan comme la composante centrale d’une Europe unifiée et d’une communauté atlantique. Pour eux, la crise bosniaque montre la nécessité de l’étendre pour empêcher des conflits en Europe centrale. La voie moyenne semble préférable : elle renforce la stabilité en incluant la Pologne et les pays de Visegrad, l’Union européenne jouant un rôle crucial dans le domaine économique. Sécurité et accès aux marchés doivent aller de pair, l’Otan conduisant le processus et les États-Unis agissant par son intermédiaire. Le but n’est pas d’isoler militairement la Russie, mais d’intégrer de nouvelles et fragiles démocraties dans la communauté atlantique, sans déstabiliser la Russie et l’Ukraine, sans les isoler. Dans l’Alliance, il faudra un consensus sur la manière d’appliquer l’article 5 du traité de Washington pour garantir les nouveaux membres. Un autre système militaire devra présenter très peu de présence de l’avant, à moins qu’une nouvelle menace ne monte à l’horizon. La dissuasion nucléaire sera radicalement différente, une stratégie classique étant possible par projection de puissance avec des moyens militaires très mobiles. La Russie peut redevenir une menace, mais elle serait moindre que celle du Pacte de Varsovie. Le véritable problème est celui de la volonté politique, en particulier celle des États-Unis.
Une opinion américaine hostile. Michael Brown, de l’Université de Harvard, fait la même analyse des trois voies possibles pour l’extension de l’Otan, mais, pour lui, on part d’un fondement vicié : la nécessité d’étendre celle-ci, ce qui ne devrait avoir lieu que si la Russie menaçait militairement l’Europe centrale et orientale, l’Otan étant un système de défense collective, non de sécurité collective. Les armées russes sont en plein désordre. Les États voisins réduisent leurs moyens militaires. Les pays de Visegrad sont stables et cherchent à se joindre à l’Union européenne, ce qui les encouragera à rester démocratiques, même sans l’Otan qui serait impuissante en cas de tension interne à la région. On doit éviter une confrontation germano-russe. Le gouvernement allemand ne pousse pas vers une extension rapide de l’Alliance et craint les réactions des Russes. Les pays qui viennent de rallier l’Union européenne peuvent être garantis grâce à l’UEO, sans passer par l’Otan, en l’absence de toute menace.
Michael Brown va plus loin. Pour lui, l’extension de l’Otan serait dangereuse parce qu’en Russie elle renforcerait la position des nationalistes et nuirait aux partisans de la démocratie. Les pays Baltes, la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie et la Roumanie seraient soumis à de fortes pressions visant à transformer la CEI en une fédération ou à les forcer à entrer dans l’orbite russe. L’Europe serait à nouveau divisée en deux blocs. On donnerait un argument pour faire revivre des forces militaires moribondes. La Russie pourrait se retirer des accords sur les forces classiques et nucléaires. Déjà Moscou ressent les limitations du traité Forces conventionnelles en Europe (FCE) et de certaines clauses de START II. Toute extension de l’Otan sera ressentie par Moscou comme la définition de deux sphères d’influence, ce qui n’est pas le cas de l’Union européenne (UE) et de l’Union de l’Europe occidentale (UEO).
Pour Michael Brown, il faut d’abord se protéger contre une agression russe. Moscou a rétabli son autorité sur une partie de l’Asie centrale et sur le Caucase. Si elle réussit sur l’Ukraine, elle peut tenter de reconstituer une sphère d’influence vers l’Ouest. Les dirigeants de l’Alliance doivent clairement manifester leur volonté de réagir. Un des objectifs du Partenariat pour la paix est la préparation de liens militaires plus étroits s’ils devenaient nécessaires, mais pas avant. L’Union européenne doit intégrer les pays menacés dans un circuit économique et politique qui ne serait pas une provocation. Les Occidentaux devraient rechercher des relations amicales avec Moscou, soutenir ses réformes démocratiques et économiques. L’Otan pourrait signer un traité avec la Russie. Michael Brown soulève un deuxième problème : réduire les instabilités offrant à Moscou des occasions d’intervention et provoquant des réactions allemandes. L’extension sur l’Otan n’est pas la solution, c’est le rôle de l’Union européenne qui peut agir sur les origines politiques et économiques des conflits, l’Alliance restant le garant de la sécurité extérieure de la région. Les États-Unis devront alors admettre qu’Otan et UEO aient des rôles complémentaires. L’Union européenne verra son importance croître, les Américains ne se désintéressant pas pour autant de la sécurité de l’Europe.
Michael Brown répond aux critiques par avance. Pour lui, il ne s’agit pas de donner raison à Eltsine, mais de percevoir les dangers de la situation interne en Russie. Il faudra déterminer le point où ce pays deviendra agressif ; certaines de ses actions le seront clairement, comme des violations du traité FCE. L’Alliance peut manquer d’esprit de décision au moment crucial ; il suffit de s’entendre à l’avance sur ce qui constituerait chez les Russes un changement dans l’équilibre des forces. L’extension de l’Otan est difficile à réaliser dans une ambiance de faible menace, mais il suffit d’en poser les fondements, ce qui est possible grâce au Conseil de coopération de l’Atlantique Nord et au Partenariat pour la paix. Toute solution a ses risques ; les moindres sont inhérents à une extension de l’Otan liée à l’évolution de la situation stratégique.
Une opinion allemande. Dans le même numéro de Sunival, Dana H. Allin, directeur adjoint de l’Institut Aspen de Berlin, se demande si la politique de containment aurait encore une efficacité. Il fait un tableau assez sombre de la situation politique des pays de l’Alliance atlantique dont les gouvernements sont faibles, les partis d’opposition désorganisés, les électeurs absorbés par les problèmes internes, la notion même d’Occident étant mise en cause. L’extension de l’Otan ne doit pas renforcer le sentiment d’isolement de la Russie. Les solutions adoptées jusqu’ici n’inspirent que peu de confiance. Si les promesses du président Clinton à Varsovie en juillet 1994 ne sont pas remplies (non pas « si », mais « quand et comment »), ce sera une nouvelle débâcle. Il faut offrir l’appartenance à l’Otan à la Pologne, à la Hongrie, à la République tchèque, probablement à la Slovénie et à la Slovaquie. Pourquoi les pays d’Europe centrale et orientale ont-ils peur ? Moscou reste enlisé dans ses difficultés internes, mais il existe en Russie un consensus pour rétablir une zone d’influence, au moins jusqu’à la frontière polonaise.
Pour Dana Allin, la même analyse a été faite au début de la guerre froide par les pays d’Europe occidentale, pour qui le véritable danger n’était pas une invasion militaire mais l’exploitation de leurs fragilités par les Soviétiques. Le coup de Prague a été un avertissement pour les pays ayant un fort parti communiste. Le danger était économique, politique, psychologique, moral, plus que militaire.
Pour George Kennan, le plan Marshall a été plus important que la présence militaire américaine en Europe qu’il considérait comme nuisant à la reconstruction de l’Europe, ce qui s’est révélé inexact. La dissuasion nucléaire a éliminé tout risque de guerre entre superpuissances. Est restée la lutte entre deux formes de société, dont George Kennan avait prévu l’issue favorable pour l’Occident.
Dana Allin cherche à en tirer des leçons. Actuellement, d’anciens communistes reviennent au pouvoir dans les cinq pays qui sont les candidats les plus probables à une adhésion à l’Otan. De graves désillusions étaient prévisibles, surtout en Pologne et en Hongrie. Pourtant, on n’assiste pas à l’affrontement entre deux modèles de société. En Hongrie, le problème des minorités a été désamorcé. En fait, les communistes n’ont jamais disparu, mais ils ont été les mieux placés pour s’emparer des leviers de commande dans les sociétés dénationalisées. Il s’agit plus de coalitions d’intérêt que d’idéologie. Le même phénomène se produit en Pologne. Pour certains, le véritable danger serait que l’Occident laisse passer le temps sans agir.
Pour Dana Allin, il faut valoriser la vocation occidentale de l’Europe centrale. Le rôle de l’Otan se borne à assurer la stabilité politique. Les militaires de ces pays apprendront certaines valeurs de leurs collègues occidentaux. Une appartenance à l’Alliance peut apaiser des conflits régionaux, même si le différend gréco-turc ne paraît pas probant. L’exemple de la guerre froide demeure pertinent pour les victimes potentielles d’une agression : celles-ci se sentent « rassurées ». Cependant, l’Europe occidentale et les États-Unis sont-ils prêts à envoyer des troupes ou à risquer une guerre nucléaire pour défendre l’indépendance de la Pologne ? Si on craint la Russie actuelle, qu’en sera-t-il quand elle aura retrouvé sa puissance ? Les conflits en Europe centrale et orientale risquent d’être aussi compliqués que celui de Bosnie. Les problèmes actuels ne sont pas ceux de 1945 et l’Occident a besoin de se retrouver. Il est probablement sage de reprendre une autre réflexion de George Kennan : traiter avec Moscou sur la base des intérêts respectifs. La Russie trouvera devant elle une Alliance atlantique qui sera plus rassurante que la coalition confuse d’aujourd’hui. Trahir les espoirs des pays de l’Europe de l’Est et du Centre serait une autre étape vers la décomposition de l’Occident.
Georges Outrey
• On a récemment présenté – notamment à la télévision française, NdT – la mise au point aux États-Unis d’armes dite non « létales », voire non « vulnérantes », utilisables en opérations de maintien ou de rétablissement de la paix. Dans Europaische Sicherheit, n° 2/1995, le Pr W. Kaltefleiter (directeur de l’Institut de sciences politiques de l’université Christian Albrecht, à Kiel) invite à réfléchir sur « L’option politique de systèmes actifs tout en épargnant » (l’adversaire). Depuis l’aube de l’humanité, on s’efforçait essentiellement d’augmenter l’effet destructeur des armes ; depuis surtout l’apparition de l’atome militaire, on ressent en plus le besoin de limiter des effets non désirés (les « dommages collatéraux » aux populations civiles et au milieu) ; vu la valeur primordiale attribuée aujourd’hui par nos sociétés développées à la préservation de la vie humaine, on en arrive maintenant à rechercher une mise hors de combat temporaire de l’adversaire, sans effet irréversible pour lui, à l’instar de ce que fait déjà la police en maintien de l’ordre : « neutraliser une installation militaire en zone urbaine n’est pas sans analogie avec l’arrestation d’un meneur violent au milieu d’une foule de manifestants pacifiques ».
Divers types de « systèmes actifs » – le mot arme serait impropre – sont dès maintenant techniquement réalisables. Pour la place à leur donner éventuellement, on partira, non de considérations morales, mais des répercussions qu’ils pourraient avoir sur les concepts stratégiques actuels et futurs. Seule la réponse positive justifiera de proposer d’attribuer à ce nouveau type de matériels des crédits de recherche et développement.
Toute politique de sécurité repose actuellement sur les notions d’escalade et de dissuasion. Par suite du développement des techniques modernes, ces concepts anciens, maintenant indissolublement imbriqués, ont pris une place déterminante : c’est la menace crédible d’une escalade qui retient un État de vider par les armes sa querelle avec son voisin. Les chercheurs qui travaillent sur les « systèmes actifs » insistent volontiers sur leur prétendu « effet désescaladant », ce qui mérite une double réflexion.
D’abord, ce concept d’escalade (et ses corollaires) s’applique, dans la discussion stratégique, à la décision politique d’employer tel ou tel instrument au cours d’un conflit. En soi, ce moyen n’est ni d’escalade, ni de désescalade. Tout dépend de ce à quoi il succède : engager des forces classiques après une frappe nucléaire tactique est objectivement une désescalade ; le premier emploi de canons à eau contre des manifestants constitue, au contraire, une escalade… En stratégie, escalade et désescalade désignent seulement des changements de position sur l’échelle décrite par Hermann Kahn. Cependant, les hommes politiques emploient ces mêmes termes pour désigner une variation des motivations d’hostilité. Malheureusement rien ne permet de deviner l’action future d’un moyen sur les attitudes hostiles, cet effet étant de plus susceptible de changer de sens avec le temps ! Bref, « pas plus que les instruments ne créent le conflit, ils ne sont capables de le résoudre ; au mieux peuvent-ils servir à le limiter ».
Par ailleurs, dissuader repose sur la transmission d’informations crédibles imposant à un décideur la conclusion que même le succès d’une opération envisagée aurait un coût politique (en hommes, en argent, en image médiatique…) supérieur aux avantages à en attendre. L’appréciation de ce rapport dépend essentiellement de l’importance relative que ce décideur attache à chacun des facteurs, y compris à la vie humaine, sujette à des appréciations extrêmement diverses de par le monde ! N’est en mesure de dissuader que celui qui possède une supériorité (ou un pouvoir de nuisance suffisant, s’il s’agit de nucléaire) reconnue sur le barreau supérieur à l’actuel de l’échelle de Kahn. Pas plus que les instruments classiques, les systèmes actifs n’ont, en soi, d’effet dissuasif (au contraire, en minimisant le risque pour l’agresseur, ils peuvent l’inciter à des conduites plus aventureuses) ; ils ne l’acquièrent qu’au sein d’un ensemble dont ils constituent l’un des échelons, à intégrer entre les mesures diplomatiques et économiques d’une part, les moyens militaires classiques de l’autre. Notons aussi qu’en général on utilise simultanément des instruments appartenant à des barreaux différents, comme les sanctions économiques et l’action militaire lors de la guerre du Golfe. De même, on pourrait utiliser des systèmes actifs, soit seuls, soit pour renforcer l’action des forces armées traditionnelles (ainsi, lors de la libération du Koweït, l’attrition préalable de la structure de commandement irakienne a été obtenue par des feux classiques ; à l’avenir, des systèmes actifs pourraient y parvenir ou y contribuer). Comme d’autres nouveautés techniques apparues depuis l’invention de l’échelle de Kahn, les systèmes actifs permettent d’autres options politiques pour traiter un conflit. Cependant, dans le but d’éviter l’utilisation des moyens de combat, ils n’y parviendront qu’en fonction de la place qui leur sera donnée sur l’échelle : ils pourront difficilement remplacer les armes traditionnelles, mais viendront plutôt les compléter. « Ce n’est qu’au sein d’un ensemble cohérent de mesures d’escalade qu’ils rempliront leur office de traiter le conflit presque sans causer de dégâts ; mais cette capacité dissuasive, ils ne la tiennent que de leur insertion dans cet ensemble cohérent ».
Cette discussion sur les mérites des systèmes actifs n’envisage guère leur emploi par des belligérants, mais seulement par des intervenants extérieurs chargés par une institution internationale d’endiguer un conflit. De leur part, cet emploi suppose une supériorité technologique incontestée que peuvent seuls posséder aujourd’hui quelques grands États industriels, en se souvenant que celle-ci est essentiellement temporaire – même si l’actuelle a des chances de durer un certain temps – et que d’autres moyens apparaîtront ultérieurement. Dans la négative, les risques seraient pour eux excessifs et l’intervention projetée n’aurait probablement pas lieu. Les contradicteurs soutiendront que ces nouveaux systèmes ne représentent qu’un tour de vis de plus sur la spirale de la course aux armements, mais il est faux de prétendre avec certains que cela conduit à une nouvelle option d’overkill. Ils représentent au contraire une occasion de minimiser le nombre des victimes et de rendre moins probable le recours à la violence, à condition de les inclure dans une stratégie cohérente de dissuasion.
Peut-on se passer de développer ces systèmes ? Non, car on peut ralentir la course à la prolifération des armements, mais il est vain de prétendre vouloir la bloquer totalement. Un des acteurs majeurs de la politique internationale au moins a commencé à travailler sur ces systèmes : cela lui donnera une option politique nouvelle, obligeant les autres, en cas d’escalade, à recourir à l’engagement des armes traditionnelles. Vu l’influence croissante de l’opinion mondiale, y compris lors de conflits régionalement limités, ce sera de plus en plus difficilement admis. Renoncer à les développer serait donc contre-productif, comme cela a été le cas lors de percées techniques précédentes. « Ces réflexions s’opposent au concept de pilotage coopératif des armements et de partenariat pour la paix, en ce qu’elles ne donnent pas pour but de geler la technologie des armements ; mais l’état de fait esquissé ici n’est pourtant que la seule conséquence des capacités et de la puissance inventives de l’homme. Elles sont le moteur du bien-être, des soins médicaux, etc., mais aussi celui de la transformation des instruments destinés aux conflits. Vouloir s’y opposer reviendrait à interdire à l’homme de penser. Devant cette impossibilité, mieux vaut prendre conscience rapidement des options qui s’ouvrent, les intégrer dans une stratégie de dissuasion cohérente et contribuer ainsi à assurer la paix ».
• Th. Wiegand, de la Fondation Friedrich Ebert de Bonn, pose la question du « Nouveau conflit dans le Pacifique » : que peut faire craindre l’actuelle tension des rapports américano-nippons ?
Le choc provoqué en 1853 par l’apparition des navires du commodore Perry devant ses ports a fait renoncer le Japon à l’auto-enfermement, qu’il s’imposait depuis trois siècles, pour se transformer en puissance industrielle moderne. Pour cette nation, riche en hommes mais pauvre en ressources naturelles, le libre accès aux matières premières et aux marchés extérieurs était dès lors une question de vie ou de mort. Lorsque Roosevelt décréta en juillet 1941 un embargo sur ses achats de pétrole (1), la guerre devint inévitable.
Après l’échec de sa « sphère de coprospérité d’Asie orientale » et sa défaite de 1945, le Japon a trouvé une seconde chance dans la guerre froide et celle, chaude, de Corée ; il devenait une pièce essentielle de la stratégie américaine dans le Pacifique et méritait tous les égards pour éviter qu’il ne tombât dans le communisme. Dispensé par sa Constitution d’un effort de défense important, que rendait d’ailleurs superflu la protection américaine (pacte de sécurité signé en 1952, un an après le traité de paix mettant fin au régime d’occupation), jouissant d’un libre accès aux ressources et aux marchés extérieurs (américain notamment) sans se voir tenu en retour d’ouvrir à l’étranger son propre marché, le Japon allait devenir la seconde puissance économique mondiale. À partir des années 80, son agressivité commerciale lui attirait les récriminations de l’Europe, et plus encore celles des États-Unis, dont il était devenu entre-temps le plus gros créancier. Peu après, la dislocation de l’URSS a paru diminuer considérablement l’importance stratégique du Japon pour Washington, qui lui reproche de plus en plus violemment de refuser d’ouvrir son marché intérieur aux produits américains.
Selon le journaliste hollandais Karel van Wolferen, les conflits qui s’annoncent proviennent surtout de deux illusions occidentales : on croit que, comme tous les autres États, le Japon a un gouvernement capable de prendre des décisions. En fait, il est contrôlé par un certain nombre de groupes semi-autonomes. Aucun homme politique, pas même le Premier ministre, n’est en mesure d’accorder à des États étrangers des concessions, par exemple sur l’ouverture de son marché. Aucun homme politique nippon n’est suffisamment puissant pour imposer cela aux divers groupes de pression. On croit aussi que le Japon est une économie libre de marché, alors que son système est très éloigné, tant d’une économie de marché du type anglo-saxon que d’une économie planifiée du modèle soviétique. Au comportement du Japon dans le monde, à l’absence totale d’égards que son industrie met à défendre ses intérêts, y compris aux dépens de tous les autres pays industriels, il y a pourtant une raison : la survie. Hommes politiques, bureaucrates, gens d’affaires, tous sont conscients de l’extrême vulnérabilité du pays, plus gros importateur mondial de matières premières et de nourriture. Pour les payer, il a un besoin impérieux d’exporter. En outre, il faut que ce commerce puisse se faire en toute sécurité.
Pendant la guerre froide, l’US Navy s’en chargeait, mais, de plus en plus, l’Amérique considère son allié d’hier plutôt comme un rival dangereux. Si sa protection lui était retirée, le Japon serait tenté de l’assurer par ses propres moyens en développant considérablement sa marine, ce qui ne manquerait pas de relancer vigoureusement la course aux armements dans une zone où le développement très rapide de la marine chinoise suscite déjà bien des inquiétudes.
Il est d’ailleurs très exagéré de croire, avec beaucoup d’Américains, que leurs difficultés présentes proviennent essentiellement des pratiques déloyales d’un concurrent top entreprenant. Les principales causes du déclin économique américain sont à rechercher aux États-Unis mêmes ; elles ne dépendent pas des Japonais. L’actuel gouvernement américain en est d’ailleurs conscient et s’efforce de remettre sur ses pieds son économie. Il n’est d’ailleurs pas démuni de moyens de pression à l’égard du Japon, dont l’économie est vulnérable, afin de le contraindre à s’ouvrir aux produits et aux investisseurs étrangers : il pourrait menacer de fermer son territoire aux produits japonais (à condition d’être effectivement prêt à le faire si la menace est inopérante) ; il pourrait aussi proposer de développer des partenariats entre firmes américaines et nippones, coopération de nature à détendre l’atmosphère, à condition que les avantages en soient équitablement répartis. Hors de l’économie, les Américains peuvent aussi, dans le domaine politico-militaire, continuer à entretenir (2) des forces armées significatives dans le Pacifique occidental pour éviter que ne s’y crée un vide stratégique dangereux que viendraient combler la Chine, le Japon, et d’autres. Ce maintien sur zone éviterait à ce dernier la tentation de recourir à un réarmement massif, qui ne serait probablement pas un fait isolé, et avec toutes les conséquences sur la stabilité régionale.
Les États-Unis considèrent que le Pacifique est d’une importance fondamentale pour leur sécurité. On peut difficilement envisager que Washington voie sans réagir une autre nation y remettre en question leur supériorité navale. « Les États-Unis devraient faire comprendre très clairement aux nations d’Asie orientale, et d’abord au Japon, quels sont exactement leurs intérêts, afin d’éviter tout malentendu. Une politique étrangère et de sécurité américaine nettement définie et une coopération plus étroite dans les domaines politique et économique avec le Japon constituent l’unique possibilité d’éviter que le Pacifique ne devienne, une fois encore, un champ de bataille ». ♦
Jean Rives-Niessel
(1) Embargo décrété pour protester contre l’extension des opérations du Japon depuis 1937 dans une Chine en proie à la guerre civile. 80 % de son pétrole était alors vendu au Japon par les États-Unis.
(2) Les nécessités économiques conduisent les Américains à réduire le plus possible leurs déploiements à l’extérieur.