Afrique - Quel avenir pour la politique africaine de la France ?
On peut polémiquer longtemps sur le bilan de la politique africaine du président Mitterrand qui vient donc d’achever son second septennat. Il reste qu’à l’issue de ces 14 années on peut constater un certain nombre d’évolutions significatives qui doivent conduire à s’interroger sur l’avenir des relations franco-africaines et tout particulièrement de la politique française de coopération avec l’Afrique.
Le premier élément de réflexion concerne l’évolution en général de l’aide publique française au développement. Cette aide a, de fait, notablement augmenté, passant de quelque 19 milliards de francs au début des années 1980 à 43,8 milliards de francs en 1993, ce qui place la France en valeur absolue au 3e rang des grands pays industrialisés après le Japon et les États-Unis, mais au premier rang des pays du G7 en pourcentage du PNB. Pour l’année 1995, cette aide française est estimée à plus de 50 milliards de francs. Cette évolution a son importance, quand on sait que la tendance mondiale, établie par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), est à la baisse sensible des apports en Aide publique aux pays en développement (APD) de la part des pays industrialisés (par exemple des États-Unis, de l’Allemagne ou de l’Italie), mais aussi des pays de l’Est, et des pays arabes pétroliers.
Les difficultés budgétaires que connaissent les pays industrialisés constituent un facteur important qui explique ce recul. Il faut ajouter à cela que le CAD n’inclut pas dans le décompte de l’APD les transferts aux pays de l’Est, qui, ces dernières années, ont mobilisé une part croissante des efforts financiers des pays industrialisés.
La France a donc su jusqu’à présent résister aux contraintes et aux difficultés qui ont provoqué cette tendance à la baisse ; mais elle a aussi, et c’est une donnée essentielle de sa politique d’aide au développement, maintenu une forte priorité africaine puisque, alors que les autres pays industrialisés se tournent de plus en plus vers l’Asie et les pays de l’Est, elle continue d’accorder la part la plus importante de son aide à l’Afrique subsaharienne. Cette dernière a reçu en effet en 1992-1993 pas moins de 55 % de l’aide bilatérale française, et cette part a augmenté puisqu’elle était de 47,5 % en 1970 et de 48,7 % en 1980. En incluant l’Afrique au nord du Sahara, on atteint pour 1992-1993, 69 % de l’aide bilatérale française. À titre de comparaison, il faut rappeler que l’Afrique subsaharienne ne représente, pour la même année, que 10 % de l’aide bilatérale japonaise, 18,5 % de celle des États-Unis et 25 % de celle de l’Allemagne.
Cette priorité africaine ne se traduit pas seulement dans ces chiffres. On la retrouve dans l’aide multilatérale puisque la France, de manière systématique, exerce son influence aussi bien au sein de la Banque mondiale qu’au sein de l’Union européenne afin que les efforts consentis en faveur de l’Afrique soient les plus importants possibles. La bataille engagée depuis le début de cette année 1995 contre d’autres pays européens pour que la dotation du 8e Fonds européen de développement ne subisse pas une baisse notable est à cet égard exemplaire.
La gestion de l’aide française et de cette priorité africaine est caractérisée par une particularité issue de la décolonisation et qui est celle du traitement séparé des pays dits « du champ », c’est-à-dire la trentaine de pays d’Afrique noire, de l’océan Indien et des Caraïbes qui relèvent du ministère de la Coopération, et qui bénéficient de procédures d’aides spéciales. Ainsi, les pays d’Afrique concernés, en gros les anciennes colonies françaises, belges et portugaises ainsi que la Namibie et la Guinée-Équatoriale, n’ont pas à Paris, en ce qui concerne l’aide et la coopération, les mêmes interlocuteurs et le même traitement que les autres pays d’Afrique noire, que ceux du Maghreb, et a fortiori que les autres États en développement. Cette aide aux pays du champ (qui inclut les crédits du ministère de la Coopération, ceux de la Caisse française de développement et d’autres ministères français) atteignait 5,9 milliards de francs en 1982, soit un peu plus de 27 % de l’aide publique bilatérale. Elle représentait 13 milliards de francs en 1992, soit un peu plus de 39 % de l’aide publique bilatérale.
Ces montants, qui font dire que les pays du champ constituent le noyau dur de l’aide française, le fameux pré carré français en Afrique, témoignent en tout cas qu’il est difficile de parler d’abandon ou de recul de la France dans cette zone. Cela étant dit, il est par contre légitime de se préoccuper de la part prépondérante occupée par l’aide financière sous
forme de dons à l’ajustement, par le poids dans l’aide totale des annulations et consolidations de dettes, par le recul considérable de l’investissement privé, tout cela aux dépens du financement de projets de développement. Ces évolutions n’ont pas été voulues, délibérées, mais imposées par la crise économique financière qui n’a cessé de s’aggraver en Afrique depuis le début des années 1980. Il n’empêche qu’elles ont eu des effets importants sur la politique française de coopération avec l’Afrique, conduit inéluctablement celle-ci à s’articuler de plus en plus étroitement avec les orientations des institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), c’est-à-dire avec la logique de l’ajustement structurel.
La part croissante de l’aide multilatérale, la forte déflation des effectifs de l’assistance technique française dans les pays du champ, la montée en puissance des aides d’urgence et des interventions humanitaires, l’importance accordée de plus en plus à la francophonie et à l’action culturelle extérieure de la France, en particulier dans le domaine de la communication, toutes ces évolutions sont aussi indéniablement des facteurs de transformation de la politique de coopération française. On doit encore ajouter à tout cela les nombreux changements que les pays africains eux-mêmes sont en train de connaître : disparition progressive des régimes militaires et dictatoriaux, élections, multipartisme, liberté de la presse, importance croissante des sociétés civiles, et bien sûr une nouvelle donne concernant la sécurité, aussi bien interne que régionale, qui résulte de l’après-guerre froide et des processus de démocratisation.
Il est clair que depuis le début des années 1980 l’Afrique a beaucoup changé, beaucoup plus qu’entre 1960 et la fin des années 1970. La France s’est efforcée tant bien que mal, ces dernières années, de s’adapter à ces évolutions. Elle a maintenu dans ce contexte difficile sa priorité africaine, et minoritaires sont ceux qui contestent la légitimité de ce choix. Toutefois, on sent bien que cette politique africaine de la France, objet de tant de controverses, traverse une phase difficile d’adaptation, cherche de nouvelles marques et surtout un nouveau souffle. De Cancun à La Baule, à la dévaluation du franc CFA ou à l’opération Turquoise au Rwanda, les deux septennats du président Mitterrand ont été marqués, pour ce qui concerne l’Afrique, par le meilleur et le pire ; mais il est un domaine dans lequel rien n’a vraiment abouti, et qui, du fait de toutes ces évolutions et ces transformations, devient plus que jamais prioritaire : celui de la rationalisation du dispositif politico-administratif. Le débat est ouvert en France depuis bien longtemps puisque, depuis les années 1960, d’éminentes personnalités telles que Jean-Marcel Jeanneney, Georges Gorse, Pierre Abelin ou Stéphane Hessel s’en sont officiellement préoccupées.
Cependant, jusqu’à présent, aucun responsable politique n’a pu (ou n’a voulu) affronter les pesanteurs et les pressions pour moderniser et rendre plus cohérent et plus efficace le dispositif français de coopération qui, du ministère de la Coopération à la direction du Trésor, en passant par le Quai d’Orsay, le ministère de la Défense, la Caisse française de développement, est, à cause de sa dispersion et des rivalités qu’elle entraîne, bien difficilement capable de s’adapter aux nouvelles exigences de la relation franco-africaine. Lucide, Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, déclarait en octobre 1993 : « On pourrait imaginer un ministère des Affaires étrangères ayant récupéré dans son giron la francophonie, la coopération, la DREE (Direction des relations économiques extérieures), et quelques autres administrations à vocation extérieure. Ce rêve n’est pas pour moi un cauchemar, je m’empresse de le dire ; mais je pense que dans la vie, il vaut mieux se fixer des objectifs qu’on est sûr de pouvoir atteindre. Or celui-là me semble un peu trop ambitieux dans l’état actuel des choses ». Peut-il l’être moins désormais ? ♦