La violence et la paix
Tous ceux qui, chez nous et au-delà, s’intéressent aux problèmes que posent les relations internationales, connaissent et admirent Pierre Hassner. Il en est en effet, depuis près de quatre décennies, le commentateur très estimé, et cela tant sur le plan événementiel que conceptuel, car il a toujours été partagé – c’est lui qui l’avoue – « entre la passion de l’information quotidienne et la nostalgie d’une vérité qui le dépasserait ». C’est à la recherche de cette vérité qu’il nous convie dans cet ouvrage où il a rassemblé des textes déjà publiés, portant sur les relations entre guerre et politique, ou plutôt entre violence et société, puisque – c’est nous qui l’ajoutons – à notre époque on ne déclare pas plus la guerre qu’on ne conclut la paix, et que la politique, au sens de l’action en vue du bien public, échappe de plus en plus aux gouvernements.
Le titre du livre est d’ailleurs La violence et la paix, mais il est sous-titré De la bombe atomique au nettoyage ethnique, parce que pour son auteur, infatigable interprète entre l’Est et l’Ouest, la clef en est la correspondance entre les deux déceptions qu’il a personnellement vécues : « Après la chute du nazisme et la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’arrivée du communisme et la fuite vers l’Ouest ; après la chute du communisme et la fin de la guerre froide, le retour à la guerre et les horreurs du nettoyage ethnique ; le retour aussi d’un sentiment d’impuissance à arrêter le crime, à secourir les victimes, à secouer l’indifférence d’un Occident satisfait ».
Les textes qu’a réunis Pierre Hassner pour contribuer à cette recherche ainsi empreinte de générosité sont groupés autour de cinq thèmes, dont le premier est : « Violence et rationalité ». Il débute par un article sur les relations entre guerre et paix, qu’on ne saurait trop recommander aux novices en philosophie politique. Il les initiera en effet aux concepts qu’ont élaborés à ce propos Heraclite, Hérodote, Aristote, Hobbes, Grotius, Montesquieu, Rousseau, Kant, Hegel et Marx ; puis il leur rappellera les idées sur le sujet de Raymond Aron, le maître de notre auteur ; avant d’évoquer celles, immédiatement contemporaines, de Waltz et Bull, qui recherchent les clefs du mystère de la guerre dans le comportement des hommes, la structure des États et l’anarchie universelle. Face à la conjoncture actuelle, le « Projet de paix perpétuelle » de Kant est-il réalisable ? Ou encore, l’économie et le libéralisme sont-ils des réponses suffisantes, comme on l’affirme couramment ? Telles sont, parmi d’autres, les questions que va se poser Pierre Hassner tout au long de cet ouvrage.
Auparavant, il complète à notre intention son recueil des données de base par deux textes qui analysent, respectivement, les rapports à notre époque de la force et de la politique, et ceux de la violence et de la rationalité. La conclusion du premier de ces textes, qui a été publié en 1971 dans notre revue, mérite d’être retenue : « Entre États comme à l’intérieur des sociétés, le progrès de la civilisation ne consiste pas à supprimer la force, mais à la domestiquer pour la faire servir à sa propre négation ». Quant à la seconde analyse, elle nous renvoie d’abord à Thucydide, puisqu’« il n’y aura jamais de meilleur recours que lui pour saisir le jeu des calculs et des passions » ; et elle nous entraîne ensuite vers les théories des écoles contemporaines, en particulier celle de Schelling, fondée sur la théorie des jeux et le calcul rationnel, et celles de Boulding et de Rapoport, qui ont cherché à étendre cette approche à tous les processus d’interréaction sociale. Notre auteur insiste alors, à juste titre pensons-nous, sur les limites de ces théories, et sur le fait que ne sont jamais acquises ou totales « la rationalité ou l’irrationalité, la confiance ou l’hostilité, la paix ou l’apocalypse ».
Rien donc ne remplace le point de vue du décideur, lequel « choisit dans l’incertitude et le risque », et qui aussi, comme nous aimons à le répéter, est toujours seul, malgré tous les conseillers qui l’entourent et les « aides à la décision » qui sont supposées l’assister.
Le deuxième dossier qui nous est alors proposé est relatif à la dissuasion nucléaire. Les textes qui le constituent sont antérieurs à la fin de la guerre froide et leur intérêt est donc plus rétrospectif que prospectif. C’est surtout vrai pour celui qui a pour thème « Les enjeux éthiques de la dissuasion », encore que la question puisse redevenir d’actualité à propos de la prolifération, car le texte traitant de « l’État-Nation à l’âge nucléaire » comporte pas mal de notations toujours éclairantes, comme celle-ci : « Dans la politique internationale, le grand danger réside dans les tentations jumelles, qui se renforcent mutuellement, d’une part, le paternalisme des grandes puissances, fondé sur une force et une information supérieures, et une prétention à la sagesse ; d’autre part, l’affirmation irrationnelle et instable du nationalisme, fondée sur une rébellion négative et la soif du prestige comme fin en soi ». Par ailleurs, on trouvera tout au long de l’ouvrage pas mal de remarques fort bienvenues, comme celle-ci : « La dissuasion réciproque, bipolaire ou multilatérale, portait à la perfection l’idée rationaliste de l’équilibre interétatique ou de la société internationale. Aujourd’hui, les armes nucléaires sont vues davantage sous l’angle de la prolifération… ; dès lors, elles deviennent l’exemple extrême non de l’ordre, mais du fossé entre le caractère global et diffus des problèmes et le caractère partiel et spécialisé des organismes chargés de les contrôler ». On regrettera cependant que Pierre Hassner, avec sa prodigieuse érudition et sa grande sagesse, n’ait pas pris parti sur ce problème majeur et qui nous hante personnellement : notre dissuasion à la finalité pacifiante est-elle utilement exportable dans des pays dont les cultures sont totalement différentes de la nôtre ?
Deux autres thèmes, aussi importants, préoccupent plus immédiatement notre auteur, à savoir ceux du totalitarisme et du nationalisme, auxquels il consacre les chapitres suivants. Pour lui en effet, le totalitarisme « se situe au croisement de deux itinéraires personnels, l’un géographique, entre les pays de l’Est et l’Occident…, l’autre conceptuel, entre l’étude de la philosophie politique, celle des idéologies et celle des relations internationales ». C’est le long de ce deuxième itinéraire qu’il va alors nous piloter très savamment, afin d’introduire une perspective de science politique puis de philosophie politique, dans l’approche française du totalitarisme, qui, nous dit-il, lui paraît « trop idéologique ». Sa conclusion sera alors : « Il s’agit d’un crime post-chrétien, postérieur aux Lumières et au rationalisme ; il s’agit d’une perversion à la fois de la religion et de la science, plus de la religion dans le cas du nazisme, et plus de la science dans le cas du marxisme ». Quant au nationalisme, dont « le spectre » nous hante désormais, Pierre Hassner en entreprend pour nous l’étude historique et idéologique de façon très savante, mais en parsemant son texte de notations pratiques, comme, par exemple, cette classification des nationalismes qu’il nous propose au point de vue de leurs effets sur les relations internationales :
– 1. affirmation en priorité du sentiment national ;
– 2. nationalisme isolationniste ou universaliste ;
– 3. universalisme égoïste et possessif ou généreux et missionnaire ;
– 4. universalisme guerrier ou pacifique.
Il applique alors sa problématique à l’Europe actuelle, avant que tombe cette remarque empreinte de sagesse et d’espoir : « C’est dans la mesure où le libéralisme pourra incorporer les aspirations qui ont conduit au nationalisme et au socialisme – la recherche de la communauté et de l’identité – et les concilier à la fois avec la liberté de l’individu et avec l’interdépendance de la planète, qu’il aura une chance, après avoir gagné la guerre froide, de ne pas perdre la paix ! ».
Les conclusions de l’ouvrage sont alors, comme il se doit, tournées vers l’avenir. Réunies sous le titre « Tensions », probablement parce que la tension se situe entre la paix et la guerre, Pierre Hassner, après être passé dans un premier texte de la « dérision » (la paralysie, l’anarchie, le nouveau Moyen-Âge), à « l’espoir » (la communication, le commerce, la conscience, la compétence), nous emmène dans un second texte et, aidé alors par la philosophie, à la recherche d’un « universalisme pluriel ». Étant parti autrefois de la philosophie, puis allé vers la politique internationale, il revient ainsi, nous avoue-t-il, « à la philosophie et à l’ordre de l’âme », reprenant de la sorte la démarche de Pascal : « Tu ne me rechercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé ».
Il s’agit donc – nous espérons l’avoir laissé entrevoir – d’un livre qui est à la fois d’une haute élévation morale et puissamment enrichissant sur le plan conceptuel. Pour les lecteurs de cette revue, il éclaire en particulier les rapports du droit et de la force, de la légitimité et du pouvoir, qui se trouvent au centre de la problématique actuelle, puisque, « qu’il s’agisse de sécurité collective ou d’assistance humanitaire, c’est la question de l’intervention et plus spécifiquement de l’intervention militaire qui est passée au premier plan ». Plus subtilement encore, à propos de l’avenir de la dissuasion nucléaire qui nous préoccupe tous, il nous conduit à réfléchir en profondeur sur les rapports du rationnel et du psychologique. Nous pouvons donc rassurer tout à fait son auteur : oui, cher Professeur, vous avez eu pleinement raison de rassembler pour nous toutes ces pages, au lieu de les abandonner, comme vous nous avouez en avoir eu la tentation, à ce que « Marx appelait la critique des rats ! ». ♦