Revue des revues
• « Faut-il aller en Chine ? et dans quelle Chine ? » C’est la question à laquelle tente de répondre la revue Asie Extrême-Orient dans ses nos 4 (été 1994) et 5 (janvier-avril 1995) dans une série d’articles, souvent brefs et synthétiques, écrits par les meilleurs spécialistes.
Le premier numéro est entièrement consacré à la Chine populaire. Après une introduction d’André Chieng, président de l’Asiatique européenne de commerce, Tang Loaec présente une « Analyse des perspectives de l’économie chinoise » dans laquelle il expose les raisons de l’engouement exercé par le marché chinois. Le rythme de la croissance est certainement l’argument principal et l’auteur explique pourquoi celle-ci devrait se poursuivre. La réforme en cours se traduit par la décentralisation, la libéralisation des prix et le développement de l’initiative privée, qui ont pour conséquence politique un abandon progressif par le Parti communiste de sa prétention à contrôler totalement l’économie. Il existe cependant des risques de déséquilibres économiques et financiers. Il ne faut pas non plus négliger l’existence d’un risque politique qui doit être évalué à la fois sous l’angle du maintien de la volonté de réformer l’économie et sous celui de la capacité politique à gérer son évolution. En conclusion, l’auteur estime que le risque économique présenté par la Chine est faible et que le risque politique, qui subsiste, vaut la peine d’être pris.
La seconde partie du dossier traite de l’approche juridique. La rédaction a pour cela fait appel aux compétences des deux meilleurs cabinets d’affaires français installés en Chine, le cabinet Gide Loyrette Nouel et le cabinet Meyer Verva Dupont. Tandis que Hubert Bazin expose les nouvelles formes d’implantation en Chine, Claude Le Gaonach-Bret explique avec clarté les modalités juridiques de l’investissement en RPC selon les principaux types de sociétés. Malgré les difficultés rencontrées par les investisseurs étrangers, à la fois pratiques et économiques (en raison de la coexistence de l’économie de marché et de l’économie planifiée) mais également d’ordre juridique (imperfection et méconnaissance du système), l’auteur affirme que seul un investissement est la garantie du maintien sur le marché chinois. Pour sa part, Yves Dolais cherche à répondre à la question que beaucoup se posent : « Pékin garde-t-il l’autorité sur la signature des contrats locaux ? ». Deux articles complètent utilement cette seconde partie : l’un d’Anne Séverin sur les avocats chinois, l’autre de Sybille Dubois-Fontaine sur l’arbitrage en Chine continentale.
La dernière partie du dossier consacré à la RPC pose un certain nombre de questions : la contrefaçon par Rodolphe Gelly, l’inflation par Éric Bouteiller, l’environnement par Anne Séverin, pouvoir et délinquance économique par Richard Sola et Jean-Louis Rocca, les risques d’éclatement par Jean-Luc Domenach… Alors qu’André Chieng a introduit le dossier sous le titre « Peut-on ne pas investir en Chine ? », ces exposés font demander, en conclusion, à Stéphane Cornuff, directeur de la revue : « Est-ce vraiment le moment d’aller en Chine ? ».
Dans le dernier numéro d’Asie Extrême-Orient, l’équipe rédactionnelle poursuit son enquête dans une deuxième partie consacrée à la Chine insulaire (Taïwan), Hong Kong, Singapour et la diaspora, ainsi que par un sous-dossier sur l’existence ou non d’une communauté des États chinois. Vouloir traiter de l’ensemble du reste du monde chinois en un seul numéro oblige à se limiter à un nombre restreint d’articles sur des pays qui mériteraient un numéro spécial pour chacun d’eux. Les tableaux économiques restent cependant de bonnes références, faciles à consulter, et la bibliographie sélective fort utile. D’autre part, l’appel aux responsables du commerce français dans ces pays présentant leurs activités fait que ce numéro ressemble plus à une brochure du commerce extérieur qu’à la revue de qualité issue de l’Institut des sciences politiques de Paris.
La partie consacrée à la Chine insulaire s’ouvre sur un article de Fei Demi qui présente un aperçu du développement économique de Taïwan. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Nul doute que l’île fait bonne figure au sein du club restreint des Nouveaux pays industrialisés (NPI). Ce qui fait l’intérêt principal de cet article réside dans l’analyse des raisons du succès de Taïwan. Elles sont nombreuses, mais au premier rang de celles-ci il faut citer l’existence d’une main-d’œuvre exceptionnelle et un bon climat social. L’aide américaine, à partir de 1951, a été un atout majeur. Elle a été relayée par celle des Chinois d’outre-mer, primordiale bien que difficile à évaluer avec précision. C’est dans le rôle de l’État qui a su habilement faire naître et canaliser les investissements qu’il faut trouver la véritable origine du succès économique de l’île. L’intéressant article de Denis Forman sur la protection des marques à Taïwan montre, a contrario, tout le travail que devra effectuer la RPC pour rassurer ses partenaires commerciaux.
Le gouvernement de Taipei a l’intention de faire de Taïwan une plaque tournante de l’industrie et du commerce. Xiao Longma en expose les grandes lignes, à commencer par la décision prise, le 6 janvier 1995, par le Yuan exécutif (gouvernement) de faire de l’île un centre régional d’opérations en Asie orientale, car, malgré la concurrence asiatique, elle ne manque pas d’atouts. Déjà centre manufacturier de premier plan, elle dispose d’une situation géographique à tous égards exceptionnelle, au carrefour entre l’Asie du Nord-Est, l’Asie du Sud-Est et le monde chinois continental, avantages que ni la Corée du Sud, ni Hong Kong, ni Singapour ne réunissent.
Samia Ferhat, professeur à Taipei, spécialiste du Parti démocratique progressiste (PDP), offre au lecteur deux synthèses politiques claires et bien rédigées intitulées « Quel espace constitutionnel pour la démocratie à Taïwan ? », qui fait le point sur le grand débat de l’élection du président de la République au suffrage universel, et « Les deux Chines entre l’indépendance et la réunification », sujet plus classique dont l’intérêt réside dans l’analyse des positions des deux principaux partis, le KMT et le PDP. Sur cette question, on s’aperçoit que l’opposition classique entre les deux partis (KMT = réunification, PDP = indépendance) n’est pas si simple. La population elle-même est très prudente. Un sondage effectué l’an dernier montre que 19 % des personnes interrogées étaient pour la réunification (29 % en 1993), 12,6 % pour l’indépendance (6,4 % en 1993) et 48,7 % pour le maintien de la situation actuelle (29 % en 1993).
La partie consacrée à Hong Kong, Singapour et la diaspora est le point faible de ce dossier. On retiendra principalement l’exposé de Jean-Pierre Labeis sur « Les raisons de la solide croissance économique de Hong Kong » et la place des entreprises françaises dans la colonie, ainsi que l’article de Jean-Louis Margolin sur « L’État singapourien : un dirigisme autolimité ». L’auteur décrit la progressive libéralisation de l’économie de la cité État où 44,1 % du PIB revenait encore au secteur public en 1990. Il a déjà été tant écrit sur le rôle des Huaqiao (Chinois d’outre-mer) dans les investissements en Chine, que l’article que lui consacre Zhu Mei-yi n’apporte rien de nouveau.
En supplément au n° 5 figure un article qui aurait eu sa place dans le numéro sur la Chine continentale. Loïc Tassé y pose l’intéressante question : « Les provinces chinoises ont-elles une politique extérieure autonome ? ». Il montre comment, alors qu’en principe la politique extérieure chinoise relève du bureau politique, qui en confie l’exécution au ministère des Affaires étrangères, au ministère du Commerce extérieur, ainsi qu’à diverses agences spécialisées, dans la pratique, sa mise en œuvre appartient souvent à des organisations provinciales parfois très éloignées de l’autorité centrale. Pour l’auteur, tout indique que la Chine se dirige vers une politique extérieure à « géométrie variable » ajustée à la puissance économique respective de ses provinces.
En conclusion, Asie Extrême-Orient offre dans ce dossier en deux numéros un panorama assez complet sur la réalité économique des différents pays du monde chinois et les difficultés ou facilités qui attendent les investisseurs français. Nul doute que cette jeune revue, qui dispose déjà d’auteurs et de correspondants de qualité, saura rapidement
devenir un magazine de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’Extrême-Orient, non seulement pour l’économie, mais également pour la situation politique et les relations internationales.
Jacques de Goldfiem
• « Idées américaines sur la guerre ». La revue américaine Foreign Affairs publie dans son numéro de mai-juin 1995 deux articles sur la guerre, ses causes et les formes qu’elle peut prendre aujourd’hui. Le premier a pour auteurs deux professeurs de l’Université de Columbia, MM. Edward D. Mansfield et Jack Snyder, qui étudient l’influence sur la paix de la démocratisation d’un certain nombre de pays. Pour beaucoup d’universitaires, il y a une sorte d’axiome : les démocraties ne se font pas la guerre et le président Clinton s’est emparé de ce slogan.
Pour nos deux auteurs, il est probable que le monde serait plus sûr s’il y avait un plus grand nombre de démocraties stables et ayant atteint leur maturité. Il n’en est pas de même avec les transitions vers cet état à partir de systèmes autoritaires. Pendant les dix premières années de sa démocratisation, un pays a deux fois plus de risques de faire la guerre que s’il était resté une autocratie. Actuellement, les anciens États communistes sont un mélange de démocratisation partielle, de nationalisme agressif et de guerre. Les risques sont à court terme : il faut veiller à ce que les transitions se fassent avec le minimum de risques.
Ce genre de réflexions conduit à établir une classification des États en démocraties, autocraties et régimes mixtes. Pour la guerre, on exclut la guerre civile. On arrive ainsi à des statistiques impressionnantes, le danger de guerre étant d’autant plus fort que la transition est rapide, mais le retour à un régime autoritaire est tout aussi dangereux. Le développement de la démocratie est en général lié à un nationalisme virulent, comme en France et en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, en Allemagne après Bismarck et au Japon après 1931, ce qui favorise l’action des groupes de pression ou des militaires. C’est la tendance que l’on constate en Russie, en Serbie, en Arménie, en Azerbaïdjan.
Nos deux auteurs y voient le processus de l’apprenti sorcier. La démocratisation entraîne l’affaiblissement du pouvoir central, la montée de coalitions d’intérêts et de l’activité politique. On manie les masses avec de la propagande nationaliste. Dans un système politique encore balbutiant, la seule coalition qui tienne est un nationalisme agressif et des séparatismes ethniques produisant des groupes ingouvernables en système démocratique. Les intérêts se heurtent, les élites cherchent un soutien populaire en faisant appel à des idéologies où le nationalisme rassemble le plus de monde. Les institutions se dégradent, les dirigeants cherchent à retrouver du prestige grâce à des succès à l’extérieur.
Pour éviter ces dangers, il faut comprendre le processus de démocratisation. Nous avons les exemples de l’Allemagne et du Japon après 1945. Plus récemment, des républiques sud-américaines se sont démocratisées sans guerre. Il faut identifier les conditions qui amènent une démocratisation relativement pacifique et s’efforcer de les créer. Une d’elles est de donner des garanties aux élites menacées par la transition et d’assurer leur avenir. Actuellement, cela concerne les gens de la nomenklatura communiste, les officiers, les scientifiques nucléaires, les chefs d’industrie. Un débat doit être largement ouvert avec un pluralisme évitant de créer des mythes, un journalisme agressif distinguant soigneusement entre faits et opinions, mais tout dépendra également d’un environnement international favorable.
Edward N. Luttwak, du Centre d’études stratégiques et internationales, étudie de son côté ce qu’il appelle « Post-Heroic Warfare » (une guerre postérieure à l’héroïsme). Pour lui, après la guerre froide on revient à une conception de la guerre qui est celle du XVIIIe siècle. Il n’y aura plus de luttes entre nations ou peuples, mais des conflits armés pour des objectifs modestes et l’on évitera les morts. Entre 1945 et 1989, il y a eu 138 guerres avec 23 millions de tués. Luttwak espère que, maintenant, les guerres resteront géographiquement localisées, même si elles sont sans restrictions. Il se demande quel précédent est créé par le conflit entre Pérou et Équateur. Aux États-Unis, le problème est posé par l’opinion publique qui refuse des interventions sans fin et qui ne peut les admettre que si on diminue de façon radicale les pertes en vies humaines. Les doctrines exprimées par Weinburger, Powell et Cheney reposent toutes sur une même conception : il doit exister une menace claire contre les intérêts américains qui soulève l’enthousiasme national, puis l’emploi massif des moyens militaires entraînant une victoire décisive et rapide, avant que l’opinion publique ait le temps de se retourner.
Pour Edward Luttwak, une guerre menée pour une grande cause est un héritage de Clausewitz critiquant les guerres du XVIIIe siècle (apparemment Luttwak ignore Guibert). Cet héritage était valable pour les deux guerres mondiales. En l’absence de menace venant d’une grande puissance, la guerre napoléonienne, les doctrines de Weinberger, Powell et Cheney n’ont plus de fondement. Les agressions mineures peuvent être traitées grâce à un potentiel industriel qui permet d’éviter les pertes en vies humaines, comme au XVIIIe siècle, et de mener des interventions non sanglantes. Les familles ayant peu d’enfants, on ne peut plus se permettre de faire tuer des soldats, mais on est alors à la merci de la moindre bande armée. Il faut se tourner vers de très anciens précédents : les Romains étaient très économes de leurs hommes par manque d’effectifs ; ils pratiquaient la guerre de siège dont l’équivalent moderne est l’embargo et le blocus économique, qui, seuls, ont eu de l’effet sur la Serbie et le Monténégro (1). Dans la guerre du Golfe, il y a eu le bombardement stratégique qui a cédé trop tôt la place au bombardement tactique, et on a donné trop d’importance à l’offensive terrestre dans les médias.
Edward Luttwak est amené à étudier l’emploi de l’arme aérienne. Pour lui, en Bosnie, elle aurait pu être utilisée seule dans une offensive prolongée et patiente. On a trop vite conclu que l’aviation était inefficace si elle était utilisée isolément. Actuellement, les moyens militaires ne sont pas suffisamment évalués en fonction des pertes en hommes qu’ils peuvent subir. Le débat sur les avions furtifs est révélateur : on les compare avec des avions classiques qui exigent une escorte de chasseurs dont on ne tient pas compte dans le coût total. Il est maintenant nécessaire d’insuffler un réalisme sans héroïsme dans les systèmes militaires, de manière à pouvoir surmonter une timidité excessive dans l’emploi des forces armées.
• « La prolifération balistique et nucléaire ». La Strategic Review, organe de l’US Institute de Washington, publie dans son numéro de printemps 1995 trois articles sur la prolifération. Le premier, par le colonel Guy B. Roberts du Marine Corps, étudie les effets du traité ABM dont on a beaucoup parlé lors de l’Initiative de défense stratégique (IDS) du président Reagan, mais dont l’intérêt a été rehaussé à propos des missiles lancés sur Israël par les Irakiens pendant la guerre du Golfe.
Actuellement, ce Traité ABM permet à la Russie et aux États-Unis une défense très limitée contre des missiles balistiques. Celle-ci rencontre toujours les mêmes oppositions. Le Traité est toujours en vigueur pour les États-Unis, mais la menace n’existe plus, au moins temporairement. On se demande si les États nucléaires mineurs sont dissuadés par la capacité de représailles des Américains. Les traités START laissent 3 500 missiles aux Russes. En l’an 2000, une quinzaine de pays pourraient avoir les leurs : Chine, Corée du Nord, Israël, Arabie séoudite. Si l’on n’est pas sûr que la dissuasion fonctionne, il faut que le Traité ABM ne soit pas un obstacle à la mise sur pied d’un système de défense du territoire américain contre une attaque nucléaire par missiles balistiques. Il est possible d’installer un système de défense contre des attaques de faible envergure (GPALS) et une défense dite « de théâtre » pour protéger les forces américaines outre-mer et les Alliés. Ce GPALS a été autorisé par le Congrès en 1991 et proposé aux Russes qui n’en ont pas voulu. Clinton a soutenu le projet de défense de théâtre, mais il est difficile de le distinguer du système ABM. Des négociations avec les Russes pour modifier le Traité ABM n’ont pas abouti et ceux-ci ont négocié la vente de missiles antimissiles SS-12 au Koweït, les États-Unis offrant aux Japonais une défense contre le missile nord-coréen Nodong. Maintenant, la seule issue possible pour les États-Unis est d’annuler le Traité ABM et de reprendre leur liberté pour couvrir leur territoire de manière limitée et acquérir une défense de théâtre.
Thomas W. Dowler et Joseph S. Howard II ont pris comme sujet la stabilité d’un monde de prolifération. En l’absence de menace réelle, la situation internationale est devenue très complexe, sans ennemi désigné, les intérêts s’étant globalisés. Une vingtaine de nations cherchent à développer des armes de destruction massive, surtout au Proche-Orient. Les conventions sur les armes chimiques et biologiques sont au centre de la politique du gouvernement américain. Le Traité de non-prolifération (TNP) est contesté par certains comme discriminatoire. La confiance mise par d’autres dans ce traité pour empêcher la prolifération nucléaire est difficile à comprendre avec ce qui s’est passé en Irak et en Corée du Nord, signataires du TNP. Les activités de contre-prolifération ont surtout porté sur les armes chimiques et biologiques contre lesquelles il est relativement facile de se défendre. Pour les armes nucléaires, on n’est pas sûr de pouvoir les détruire avant leur emploi. Elles peuvent être facilement dispersées et protégées. Une défense active est aléatoire contre les missiles balistiques. La seule ressource est la dissuasion. Pour ce faire, il faut maintenant une gamme étendue de moyens, avec la volonté de s’en servir. La stratégie de destruction assurée n’est peut-être pas la meilleure, l’opinion publique supposant à celle de villes comme Bagdad. Pourtant, le président doit disposer des moyens nécessaires pour pouvoir répondre à toute crise. Des armes classiques à très haute précision ne suffisent pas, car elles ne peuvent détruire certains objectifs, d’autres exigeant un nombre d’armes trop élevé.
Les deux auteurs proposent de mettre sur pied une force composée d’un petit nombre d’armes nucléaires ayant chacune une très faible puissance d’explosion. Il y aurait ainsi des « micronukes » de 10 tonnes pour détruire les postes de commandement enterrés, des « mininukes » de 100 tonnes pour la défense contre les missiles balistiques, les « tinynukes » d’une kilotonne pour emploi sur le champ de bataille en explosions aériennes (2). Les retombées radioactives seraient très faibles, ainsi que les dommages collatéraux. La sécurité des nations non agressives en sortirait renforcée, ainsi que la crédibilité des actions diplomatiques. Le problème est l’opposition de l’opinion publique américaine qui craint de voir devenir confuse la limite entre conflits classiques et nucléaires, mais l’existence de ces armes ne signifie pas qu’elles seront utilisées.
Philip L. Ritcheson traite du même sujet en reprenant les mêmes arguments et en proposant également une défense limitée contre les missiles balistiques et des armes nucléaires de très faible puissance. Il ajoute une autre solution : l’intervention, pour anéantir les moyens de destruction massive avant qu’ils deviennent dangereux (actions préventives) ou avant qu’ils aient pu être utilisés (actions préemptives). Il voit également la nécessité d’une politique déclaratoire des États-Unis, pour que leur doctrine soit bien connue une fois qu’elle aura été bien repensée.
Georges Outrey
• Peut-être à cause du Salon du Bourget, le n° 5/1995 de Europäische Sicherheit fait une large place à l’aviation.
N. Von Witzendorff demande : « La défense aérienne, où va-t-elle ? ». Face à la prolifération impossible à empêcher des missiles tactiques, tout le monde s’accorde sur la nécessité d’en protéger au moins les troupes et les points sensibles. Quatre pays avaient lancé des études en ordre plutôt dispersé : Corps SAM (Sol-air de corps d’armée, américain), SAMPT (Sol-air à moyenne portée terrestre, franco-italien), TLVS (Système tactique de défense aérienne, allemand) mais, devant l’ampleur des études à mener, et surtout de leur coût prévisible, les quatre ministres de la Défense ont signé en février 1995 une déclaration d’intention concernant le développement et la construction en commun du MEADS (Medium Extended Air-Defense System), début d’un processus ambitieux qui demandera encore de difficiles négociations, car il ne s’agit pas seulement de remplacer le système Hawk périmé ; le successeur devra être en outre capable d’intercepter tous les missiles tactiques, balistiques comme de croisière. On est encore loin d’un accord sur toutes les caractéristiques souhaitées. Plus en avance dans son développement que le corps SAM, le SAMPT ne répond pas à toutes les spécifications ; et le TLVS est encore dans les limbes… De plus, la solution retenue devra offrir un maximum de possibilités d’améliorations pour s’adapter à l’évolution prévisible de la menace. Une méthode de travail originale a été élaborée : parmi les firmes qui répondront à l’appel d’offres pour la phase « définition-validation », deux américaines et deux européennes seront choisies, puis amatelotées deux à deux par tirage au sort. La décision de confier la phase « développement » à un de ces couples sera prise par un comité quadrilatéral présidé par un Américain. Seront intéressantes à observer les réactions des industriels approchés, et aussi celles de l’Otan que les « quatre » chargent de piloter le projet en créant la MEADS Management Agency.
De toute manière, et en dépit de toutes les astuces techniques attendues, ce MEADS ne formera qu’un des éléments de la défense aérienne future ; il ne prétend pas remplacer les vecteurs pilotés ni remplir des missions autres que celles de protection ponctuelle de troupes et d’organes vitaux.
• S. Messaen entend dégager les « Perspectives pour la Luftwaffe ». L’objectif conceptuel est de réaliser une structure équilibrée en mesure de remplir ses multiples missions, en cohésion avec les autres armées et les Alliés. Elle doit être « organisée, motivée et équipée » en vue de s’acquitter de la gamme élargie de tâches que le gouvernement pourrait lui confier : couverture de la montée en puissance, défense du sol national et participation à celle des membres de l’Otan, mais en outre, dans le cas d’une gestion de crise internationale sous l’égide de l’ONU ou de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), il pourrait s’agir aussi bien d’acheminement d’aide humanitaire que de participation au maintien, voire au rétablissement de la paix.
Alliant puissance, rapidité et souplesse d’emploi, l’arme aérienne peut être en effet une force de premier ordre pour la maîtrise des crises et des conflits : capacité de projeter vite et loin des moyens importants, qui témoigneront de la résolution du gouvernement et de sa solidarité avec ses alliés ; modes d’action très diversifiés et aisément modulables en fonction de la situation et de l’effet recherché. La Luftwaffe, entraînée par ses quarante ans d’activités dans l’Otan, est particulièrement adaptée au travail dans un cadre multinational qui serait une caractéristique des engagements extérieurs. En vue d’assurer la liberté de décision et d’action du gouvernement, il lui faut un ensemble cohérent de moyens défensifs et offensifs, un potentiel de transport important et une chaîne de commandement performante et sûre.
Lors des modifications ultérieures de l’organisation des forces armées, il conviendra de préserver la puissance de l’aviation, de l’améliorer encore qualitativement lorsque nécessaire, « en misant sur une continuité constructive et créative ». Le fil directeur ne devrait pas alors être « de combien d’avions la Luftwaffe a-t-elle besoin ? », mais plutôt « de quelle puissance aérienne doivent disposer nos forces armées, le pays ? ». À première vue, la réponse sera : « il en faudra plus que jamais ! »
• H. Schelchshorn, lieutenant-colonel, explique pourquoi la Luftwaffe a besoin d’un « Avion de chasse de la prochaine génération ». Pas plus qu’aujourd’hui, une défense aérienne cohérente ne saurait renoncer dans l’avenir à l’intercep-teur piloté, pour la police du ciel en temps de paix, pour la couverture de la montée en puissance lors d’une crise, pour la conquête de la supériorité aérienne une fois la guerre déclenchée. Les missiles sol-air ne peuvent tout faire : irremplaçables pour la protection rapprochée de petites zones ou pour la réalisation de barrages, ils ne pourront jamais assurer la protection du territoire national dans sa totalité. De plus, la lenteur de leurs mouvements par voie de terre ne permet pas de les déplacer pour faire face à une menace inopinée. C’est donc à la chasse qu’il incombera de marquer l’effort de défense aérienne le plus en avant possible dans les zones non battues par les missiles. Or, actuellement, le McDonnell Douglas F-4 Phantom II, en dépit de toutes les améliorations déjà apportées, n’est plus perfectible et sera bientôt périmé.
De la classe des meilleurs chasseurs actuels par certains côtés, le Mig-29 a un rayon d’action insuffisant ; il manque d’autonomie en combat aérien ; son avionique ne répond pas aux standards Otan ; il est incapable d’engager plusieurs cibles simultanément. D’ailleurs, les quelques exemplaires hérités de la NVA (Armée populaire nationale, Allemagne de l’Est) arriveront en fin de vie à peu près en même temps que les F-4.
C’est pourquoi la Luftwaffe a besoin d’un nouvel intercepteur tout temps moderne, optimisé, utilisable en appui au sol comme mission secondaire. La décision politique de le construire est attendue pour le courant de cette année. L’EF2000 [NDLR : Eurofighter Typhoon] correspond aux spécifications exigées. Avec lui, la Luftwaffe disposera pour plusieurs décennies d’un système de défense aérienne extrêmement performant.
• W. Eberhard fait le « Point de l’état et du développement des appareils à voilure tournante militaires ». Encombrants, délicats, relativement lents et malaisés à blinder, coûteux à l’achat et à l’entretien, les hélicoptères sont cependant devenus indispensables. À moins d’improbables percées techniques, il faudra procéder à leur amélioration à petits pas modestes dans chaque domaine, tout en refusant l’excès de perfectionnements qui augmentent les coûts plus qu’ils n’améliorent les rendements. La période depuis 1980 a été caractérisée par des étalements de programmes, des réductions de commandes et une inflation des prix. Peut-être aussi a-t-on sous-estimé la menace que représente à terme l’industrie d’hélicoptères de l’Est.
Comme grands projets en Europe, citons : le programme franco-allemand d’hélicoptère antichar (Tigre) ou d’appui (Uhu) ; le Heer n’en recevra qu’à partir de 2002-2003 ; le programme quadrilatéral NH-90 d’hélicoptère de transport ou de bord (1er vol cette année mais pas de série lancée avant 1997 au mieux) ; l’anglo-italien EH-101 Merlin qui devrait succéder au Sea King vers l’an 2000 ; l’italien A-129 Mangusta qui se dit européen et aurait ses chances à l’exportation.
Les Américains modernisent leur AH-64 Apache en le dotant d’un radar universel ; leur RAH-66 Comanche en est au stade « développement » : pas de série pour l’instant ; effort pour en faire un appareil furtif. Les constructeurs russes et un sud-africain jouent les outsiders grâce à leur excellent rapport qualité-prix. Au-delà de l’an 2000 pourrait apparaître aussi une concurrence extrême-orientale.
Les hélicoptères actuellement au stade de la planche à dessin ou du développement voleront encore au-delà de la moitié du prochain siècle. À ce moment, il faudra probablement se soucier en plus de problèmes mondiaux dont on ne s’occupe pas actuellement, comme la raréfaction de l’énergie, la pénurie de carburants, le trou dans la couche d’ozone, etc. Des percées sur ce champ difficile et encore en friche pourraient, à long terme, porter leurs fruits et fournir aux firmes d’hélicoptères ce à quoi elles aspirent : des commandes.
• La marine n’est pas oubliée non plus : le capitaine de vaisseau L. Souchon définit « Les intérêts maritimes de l’Allemagne ». Puissance continentale moyenne, mais premier pays exportateur d’Europe, sa vie est concernée au plus haut point par la liberté des mers. Elle se doit donc d’avoir une politique maritime pour protéger ses intérêts : maintien d’une industrie navale performante et compétitive, développement de ses infrastructures portuaires et de leur raccordement aux voies navigables intérieures, mesures de respect de l’environnement marin, poursuite de la politique de libéralisation des échanges commerciaux et, dans un domaine plus proprement militaire, protection de ses zones côtières, contribution, avec ses alliés, au maintien de la liberté des voies maritimes, participation aux actions navales (déminage, embargos…) décidées par les organisations internationales dont elle est membre. Elle doit aussi consacrer des moyens adéquats à la recherche océanographique et à la technologie navale.
Sur tous ces problèmes – navigation, construction navale, industries maritimes… – et leur rapport avec la sécurité et la défense, l’opinion publique est très insuffisamment informée ; ils conditionnent pourtant largement la prospérité et l’avenir de l’Allemagne.
• Haut fonctionnaire au ministère autrichien de la Défense, E. Reiter note dans « Extension de l’Union européenne et politique de sécurité euroatlantique » que, avec les trois nouveaux (Autriche, Finlande, Suède), ce sont maintenant, avec l’Irlande, quatre États de l’Union européenne qui ont une tradition de neutralité. D’aucuns en redoutent un impact négatif sur la formulation de la future Pesc (Politique étrangère et de sécurité commune), sur la mise en place de mesures de sécurité et sur les activités de défense. Pourtant, en la tirant vers le Nord et vers l’Est, ces pays donnent au contraire à l’Union une dimension nouvelle dans la géographie européenne. Celle-ci, lorsque la Pesc entrera en vigueur, renforcera son orientation en direction de l’Europe centrale alors que l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale va être à l’ordre du jour. L’attitude ultérieure des élites politiques et des peuples de ces neutres vis-à-vis des contraintes d’une politique de sécurité européenne sera finalement beaucoup moins fonction de leur statut temporaire actuel ou de leurs traditions politiques que de l’évolution internationale.
Dans son Livre blanc sur « la dimension européenne de l’Autriche », le gouvernement indique clairement les responsabilités que ce pays entend assumer dans l’Union : il participera pleinement au système de sécurité européen qui découlera de l’UEO lors de la conférence gouvernementale de 1996.
Un changement de position des neutres passant du refus de toute alliance à une participation active à une Union conçue comme facteur d’ordre pour l’ensemble de l’Europe ne devrait pas être une tâche plus difficile que, par exemple, la réorientation d’une Grande-Bretagne qui, traditionnellement, fait passer ses liens transatlantiques avant l’Europe, ou que la possibilité et la volonté, pour la France, de s’intégrer ou de se soumettre à un concept d’ensemble déterminé ailleurs. « Là résident les clés d’une politique européenne de sécurité et de défense ». ♦
Jean Rives-Niessel
(1) NDLR : voir dans ce numéro la chronique « Défense dans le monde » ; on y discernera une réalité quelque peu différente.
(2) NDLR : voir dans ce numéro notre dossier sur la prolifération nucléaire.