Afrique - Après le dernier sommet de l'Organisation de l'unité africaine (OUA)
Depuis la fin de la guerre froide, les questions de sécurité occupent une place largement dominante dans les activités de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), aux dépens du développement économique qui, avec les problèmes de la décolonisation, a longtemps constitué le domaine d’action et de discussion principal de l’Organisation, sans que les résultats soient toujours très probants.
Au cours des derniers sommets annuels de l’OUA (à Dakar en 1992, au Caire en 1993 et à Tunis en 1994), les conflits en cours, la prévention des conflits et le maintien de la paix se sont imposés comme les dossiers prioritaires, à la fois à cause de l’urgence et parce que tout le monde a implicitement admis qu’ils devenaient des enjeux essentiels pour l’avenir du continent et de son organisation régionale ; d’autant plus que les Africains ont pris conscience qu’ils avaient peu de prise sur leur situation économique et que le cadre collectif interétatique de l’OUA convenait mal pour traiter des questions de démocratisation, au-delà de la proclamation de quelques grands principes généraux.
Ces tendances ont été confirmées lors du dernier sommet de l’OUA qui s’est tenu fin juin 1995 à Addis-Abeba, en Éthiopie, où se trouve le siège de l’Organisation. À part l’attentat manqué contre le président égyptien Moubarak, qui a donné la mesure du risque de déstabilisation qu’impliquait la montée en puissance de la menace de l’islamisme armé, ce sont d’abord les principaux conflits en cours qui ont occupé une bonne part de l’ordre du jour : Somalie, Burundi, Rwanda, Angola, Liberia et Sierra Leone. On a, bien sûr, discuté des conflits eux-mêmes et des difficultés à les contrôler et à les résoudre, mais aussi de leurs effets ravageurs : l’accroissement inquiétant du nombre de réfugiés, le handicap qu’ils constituent pour faire face aux difficultés économiques et à la mise en œuvre des programmes d’ajustements structurels. Puis, lié à tout cela, a été abordé le bilan des efforts réalisés depuis le sommet du Caire concernant la sécurité collective et le rôle spécifique de l’OUA en la matière.
Au Caire, en 1993, avait en effet été mis en place un « mécanisme » de prévention et de règlement des conflits qui devait permettre à l’OUA de prendre en charge progressivement une part croissante de sa sécurité (1). Le premier problème posé concernant ce « mécanisme » a été celui de son financement. Des contributions symboliques ont certes été apportées de l’extérieur, des États-Unis et de la France en particulier, mais le dossier a été paralysé par la quasi-impossibilité de mobiliser des financements africains et par la situation catastrophique de l’OUA qui avait accumulé un énorme déficit dû au retard du versement de leurs cotisations par de nombreux États-membres. Sur ce point on a pu constater à Addis-Abeba un léger progrès. Cette fois, il avait été décidé d’appliquer les menaces de sanction proclamées depuis cinq ans et qui consistaient à interdire aux États-membres mauvais payeurs le droit de vote dans les assemblées. Depuis le mois dernier, l’OUA a pu récupérer environ 20 millions de dollars impayés, ce qui correspond au montant de son budget annuel et au tiers environ du total de ces impayés. Il a en tout cas été décidé qu’une partie de cet argent servirait au financement du mécanisme de prévention des conflits. Il a également été proposé que, chaque année, un pourcentage fixe minimal du budget annuel soit automatiquement affecté à ce financement.
Ces efforts sont sans aucun doute louables et plutôt encourageants. Il reste que, compte tenu du coût élevé de la gestion des conflits et du maintien de la paix, les montants sont encore sans aucun doute dérisoires et encore loin de donner aux efforts de l’OUA la crédibilité nécessaire pour qu’elle puisse enfin jouer un rôle central et performant dans la sécurité du continent, et se substitue aux puissances extérieures de plus en plus réticentes ainsi qu’aux Nations unies de plus en plus défaillantes, elles-mêmes bloquées par l’insuffisance des moyens financiers.
Consciente de ses limites financières, ayant pris acte des fortes réticences de nombreux pays africains à la voir jouer un rôle militaire actif sur le continent à cause de l’obsession envers le risque d’ingérence (qui reste bien plus fort que le souci de stabilité et de sécurité), l’OUA a clairement confirmé à Addis-Abeba que son projet allait se limiter à la prévention et à la gestion diplomatique des conflits, et qu’elle ne s’engagerait pas sur la voie du maintien de la paix par des moyens militaires, c’est-à-dire par la création d’une force interafricaine ou le déploiement systématique, si besoin était, de troupes africaines dans les pays en guerre. Salim Ahmed Salim, secrétaire général de l’OUA, a bien précisé lors du dernier sommet que l’OUA considérait que l’ONU avait la responsabilité primordiale du maintien de la paix.
De fait, le projet de création d’une force d’intervention interafricaine, qui a fait l’objet de nombreuses discussions ces derniers mois, en est aujourd’hui au point mort. Au cours de celles-ci, il avait été admis qu’en tout état de cause l’ONU et son Conseil de sécurité devaient rester l’autorité politique de référence pour la mise en œuvre effective du maintien de la paix. À partir de là, deux courants se sont dégagés : le premier a préconisé l’organisation de dispositifs potentiels d’intervention dans un cadre sous-régional, à partir d’unités prédéterminées, formées et équipées à cette intention ; il regroupe un bon nombre de pays francophones. Le second courant a plutôt défendu l’idée d’une force plus structurée organisée sous l’égide d’un grand pays africain disposant des moyens logistiques, du renseignement, etc., nécessaires à un tel dispositif. Aucune des deux tendances n’a vraiment imposé son point de vue, ni réalisé des progrès importants. Actuellement, l’idée onusienne qui consiste à préconiser l’emploi d’unités africaines dans des forces de maintien de la paix de type « Casques bleus » classiques reste la référence dominante.
Toute la difficulté vient du fait que le bilan du maintien de la paix par l’ONU en Afrique et que les moyens dont dispose aujourd’hui l’Organisation mondiale pour faire face aux conflits du continent sont très limités. L’analyse de l’OUA se heurte donc au problème de la défaillance de l’ONU telle qu’elle s’est par exemple manifestée clairement dans le cas du Burundi. Comme l’a rappelé Salim Ahmed Salim à Addis-Abeba, l’ONU a « poliment mais fermement » refusé de s’engager dans ce pays, « se déchargeant de sa responsabilité sur d’autres ». Face à ce refus, l’OUA a décidé de renforcer la MIOB, mission d’observation qu’elle y a déployée dont le mandat a été prolongé de six mois et qui passe de 47 à 67 officiers.
Même si les chefs, lors du 31e sommet de l’OUA, ont manifesté leur détermination à empêcher le Burundi de sombrer dans le chaos, leur marge d’action militaire effective (financière et logistique) est très restreinte, et l’Organisation a sans conteste pris un risque pour sa crédibilité en menaçant Bujumbura d’une intervention militaire si les hommes politiques du pays ne parvenaient pas à maîtriser la dérive vers une guerre civile.
Face à cela, on sait bien que les grandes puissances extérieures sont particulièrement lentes à se mettre en mouvement tant que la situation du conflit n’a pas atteint un degré d’horreur inacceptable pour l’opinion publique, alors qu’elles seules, dans le cadre des Nations unies ou non, sont capables d’obtenir militairement des résultats significatifs dans la prévention des conflits, l’interposition ou le maintien de la paix. Pire : si l’on a pu constater avec l’opération Turquoise au Rwanda qu’un sursaut de dernière heure pouvait être concevable et utile, on peut se demander avec inquiétude quelle serait la réaction éventuelle des rares États développés encore susceptibles de réagir si la situation dégénérait dans un grand pays comme le Zaïre ou le Nigeria, dont la crise intérieure est sérieuse, mais qui nécessiteraient en cas d’intervention des moyens si importants et qui impliqueraient de tels risques que les réticences déjà existantes se transformeraient vite en blocage définitif.
Les États-Unis, en tout cas, dont l’aide à l’Afrique est en chute libre, gardent leurs distances même s’ils encouragent verbalement les efforts de l’OUA. La Grande-Bretagne, qui a bien marqué son intérêt relatif pour l’Afrique lors des négociations pour le nouveau Fonds européen de développement, s’est, elle, engagée diplomatiquement dans le soutien des projets concernant la diplomatie préventive, pour lesquels elle a mobilisé quelques crédits fort limités. Les autres Européens, notamment au sein de l’UEO, n’ont pas non plus montré, depuis l’affaire du Rwanda, une très grande disponibilité pour la sécurité de l’Afrique. Quant à la France, qui avait accepté d’accompagner les efforts des Africains en la matière, en particulier dans le projet de mise en œuvre d’une force d’intervention, et de les aider à concrétiser leurs efforts, elle se retrouve désormais un peu isolée. Il est clair que dans les prochains mois, le nouveau président de la République Jacques Chirac, devra sur ce dossier sensible du « domaine réservé », afficher sa doctrine et ses intentions. ♦
(1) Voir dans nos livraisons de novembre 1993 et décembre 1994 les articles d’Emad Awwad.