Les conflits identitaires
Nous avons déjà eu l’occasion de présenter à nos lecteurs plusieurs ouvrages de cet auteur, parmi lesquels nous avions particulièrement apprécié sa Géopolitique au quotidien et son Mémento de géopolitique, et encore plus sa Géopolitique de l’orthodoxie, puisqu’elle nous offrait, pensons-nous, une excellente grille de lecture des conflits qui ravagent actuellement l’ex-Yougoslavie.
Dans son nouveau livre, François Thual va affiner ses recherches conceptuelles en démontrant que la plupart des conflits qui secouent ou menacent notre monde actuel sont « identitaires », c’est-à-dire qu’ils trouvent leur origine dans la peur « existentielle » d’un groupe humain qui s’estime menacé dans sa survie, matérielle bien sûr, mais surtout culturelle et spirituelle. Le groupe et la société, nous dit-il, entrent alors en communion pour la défense de leur spécificité, et cela explique l’âpreté des conflits en question, d’autant que l’explosion des médias a « transformé l’identitaire en un torrent émotionnel de sons et d’images ». Il s’agit donc bien là, comme l’annonce notre auteur, d’« un concept nouveau pour de vieilles querelles ».
Ce concept nouveau, François Thual va le tester dans la première partie de son livre en analysant la situation géopolitique de l’ex-monde soviétique. Pour lui en effet, les conflits identitaires ont joué un rôle majeur dans l’effondrement de l’URSS et des pays qu’elle avait satellisés ; et de ces décombres, ajoute-t-il, ont surgi des conflits du même type « venus du plus profond de l’histoire de ces régions ». Il porte d’abord son attention sur les conflits qu’il appelle « d’antériorité », parce qu’ils concernent un morceau de territoire considéré par chacun des protagonistes comme ayant été peuplé par lui en premier, et il retient à ce sujet les exemples du Kosovo, de la Transylvanie et du Haut-Karabakh. Ensuite, il passe aux « Nations en voie de différenciation », c’est-à-dire appelées par « la violence de l’histoire » à devenir de nouvelles Nations, comme c’est le cas pour la Biélorussie, la Macédoine et la Moldavie, et bien entendu aussi la malheureuse Bosnie. L’auteur nous rappelle alors la lecture éclairante qu’il avait faite de l’« identitarisme » dans les Balkans à partir des empreintes de l’orthodoxie et de l’Empire ottoman.
Puis il passe au Caucase, dont il analyse très savamment la « retribalisation au galop », à travers l’Arménie monophysique, la Géorgie orthodoxe et la Ciscaucasie elle aussi orthodoxe dans ses plaines, mais islamisée dans ses montagnes, sans évoquer le drame tchéchène car il n’avait pas encore surgi lorsqu’il a terminé son livre. Il nous présente ensuite la situation compliquée qui existe en Asie centrale ex-soviétique, puisque y cohabitent « vieux peuples et nouvelles nations », alors que c’est avec pas mal d’incohérence que le pouvoir communiste avait mis en place délimitations territoriales et distinctions nationales. Il souligne alors le problème particulier que posera le Kazakhstan, sur le plan intérieur du fait que les Russes y sont presque aussi nombreux que les Kazakhs, et sur le plan extérieur puisqu’il est la seule république d’Asie centrale à avoir des frontières communes avec la Russie et la Chine.
Revenant alors en Europe, notre auteur analyse les risques identitaires qu’il décèle dans les pays Baltes, dont il nous rappelle qu’ils furent les premiers à lever l’étendard de la révolte contre l’Union Soviétique. Il fait de même pour les « gens de Visegrad », c’est-à-dire la Tchécoslovaquie, qui a déjà éclaté en République tchèque et Slovaquie, la Hongrie, la Pologne ; et il insiste sur la situation de cette dernière en évoquant son « messianisme », qui résultait de la « sacralisation de la nation », identifié au catholicisme, lequel, malgré la laïcisation de la société, demeure la source de son identité. Il souligne aussi que dans ces quatre pays, subsistent des minorités, ce qui peut donner lieu à des crises identitaires. François Thual termine son parcours dans l’ex-empire soviétique par l’examen de l’« énigme russe » elle-même, dont il nous rappelle les données : 25 millions de « pieds-rouges » à l’extérieur de ses frontières et 20 % d’allogènes à l’intérieur ; opposition entre « slavophiles » et « occidentalistes » qui perdure avec l’« école eurasienne », pour laquelle l’« islam est un allié potentiel » ; enfin hantise du voisin chinois. Ainsi, conclut-il, la Russie est-elle « le plus grand laboratoire identitaire du monde ».
Dans la deuxième partie de son ouvrage, notre auteur va explorer le reste de ce monde, afin de déterminer si, comme il le pense, le conflit identitaire est bien un phénomène universel. Il nous convie alors à une « croisière identitaire », très érudite et pleine d’enseignements, qui commence par le Liban, où au sein d’une population homogène, c’est-à-dire arabe dans sa totalité, les structures confessionnelles héritées du passé n’en ont pas moins déclenché un conflit marqué par une « haine paroxystique ». Il passe ensuite à une analyse également enrichissante des relations entre l’« arabité » et l’islam, puis entre l’« iranité » et le chiisme. Puis il aborde l’Union indienne, menacée de crises identitaires par le mouvement sikh et la « vague safran », c’est-à-dire le mouvement hindouiste. Il arrive alors en Asie orientale, où il examine les relations du bouddhisme et des identités nationales, d’abord au Sri Lanka, où s’opposent Cinghalais de religion bouddhiste et Tamouls hindouistes, puis en Thaïlande où le bouddhisme militant a beaucoup d’importance dans le comportement de ce pays à l’égard de ses voisins, et enfin en Birmanie où il joue un rôle intermédiaire entre celui qu’il a au Sri Lanka et en Thaïlande. Il finit par le Japon, où il nous montre que, bien que ce pays dispose avec le shintoïsme d’une religion nationale, sa « bouddhéité » reste une référence identitaire forte.
Suit une exploration des micro-États insulaires des océans Indien et Pacifique, devenus indépendants avec la décolonisation, où l’insularité, estime François Thual, a créé « une sorte d’effet de serre » sur les tensions identitaires, et il en trouve l’influence en Nouvelle-Calédonie, bien sûr, mais aussi dans une grande île, la Nouvelle-Zélande. Puis l’auteur jette un coup d’œil sur l’Amérique latine, où la récente révolte du Chiapas est venue rappeler qu’« il restait très difficile de régler le problème indien », d’autant qu’il mêle à la fois questions identitaires et sociales. Après avoir confronté son modèle aux cas particuliers que posent les États-Unis et l’Europe occidentale, sur lesquels nous reviendrons plus loin, il analyse la situation de l’Afrique, où « l’ethnie fait partout obstacle à la nation ».
À partir des données ainsi rassemblées, François Thual brosse une géopolitique des conflits identitaires. Il se défend bien sûr d’être un disciple de Samuel P. Huntington, puisque, pour lui, son fameux article sur le « Choc des civilisations » est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire lorsqu’on manipule les concepts relatifs à l’identitaire. Il lui reconnaît toutefois le mérite de nous avoir rappelé l’impact des phénomènes collectifs d’identification religieuse, mais il lui reproche de les avoir considérés comme les seuls facteurs de la géopolitique. Il « recycle » son apport, en utilisant le concept de « représentation » d’Yves Lacoste, le grand « refondateur » de la pensée géopolitique, qui intègre l’ensemble des structures mentales amenant les groupes humains à se déterminer sur la scène internationale. Notre auteur conclura alors : il existe incontestablement une identité de forme et de fonctionnement des crises identitaires ; la spécificité de ce « syndrome identitaire » est de prendre sa source dans un processus collectif « victimaire » (1).
Auparavant, nous l’avons dit, François Thual avait jeté un coup d’œil sur les États-Unis et l’Europe occidentale pour y chercher si ce syndrome y apparaissait. Pour les premiers, il a trouvé ce qu’Arthur Schlesinger avait décelé dans son livre La désunion de l’Amérique, c’est-à-dire la tendance croissante de la population américaine à substituer le culte des racines nationales ou ethniques de ses diverses composantes à la volonté de s’intégrer dans le melting-pot ; culte qui est sacralisé, c’est nous qui l’ajoutons, par le mouvement « politiquement correct ». En Europe occidentale, notre auteur a bien sûr trouvé des traces de son modèle identitaire chez les Écossais, les Basques et aussi chez les Corses ; mais nous aurions tendance à ajouter : faisons bien attention que le syndrome « victimaire », tel qu’il se manifeste aux États-Unis, n’atteigne pas notre pays à son tour. Ce serait tellement contraire, ajouterons-nous encore, à la vocation vers l’universel sur laquelle est fondée l’identité française. Ainsi ce nouvel ouvrage de François Thual nous a-t-il paru enrichissant, à tous égards. ♦
(1) NDLR : nous ne pouvons que désapprouver la multiplication de ces néologismes qui sont en fait des barbarismes.