Comprendre la stratégie
Dans sa toute nouvelle collection dénommée « Poche-Géopolitique », Économica, éditeur toujours entreprenant et souvent audacieux, nous présente un petit ouvrage d’initiation à la stratégie, dont l’auteur est un officier de marine d’une expérience assez exceptionnelle, puisqu’il a été en poste en Allemagne, en Union soviétique et en Grande-Bretagne. Son propos est double, nous explique-t-il dans son introduction : faire comprendre les spécificités de l’« intelligence militaire », et aussi pourquoi à notre époque tout le monde emprunte le langage des stratèges.
Après un bref aperçu étymologique et historique de la stratégie, l’auteur analyse d’abord ce qu’il appelle la « stratégie d’hier », dans laquelle il distingue trois « niveaux » (stratégies totale, générale, opérationnelle), et deux grands « modèles » (stratégies directe et indirecte), avant de nous proposer sa liste des « principes de la guerre ». Suit alors une analyse plus originale des particularités des différentes « écoles » de stratégie, qui sont pour lui : l’allemande, la française, la britannique, l’extrême-orientale, et aussi l’arabe. Forcément sommaire car elle est destinée à un « livre de poche », cette analyse mériterait d’être approfondie afin d’aborder le problème des « cultures stratégiques », comme l’a déjà entrepris avec succès Bruno Colson pour « la culture stratégique américaine » dans un ouvrage récent édité également par Économica. Nous signalons à ce propos que, dans sa livraison du printemps 1995, la revue International Security de l’université de Harvard vient de réunir des réflexions de philosophie politique intéressantes sur le sujet, sous le titre Does Strategic Cultur Matter?
L’auteur passe ensuite à ce qu’il appelle « la stratégie d’aujourd’hui », qu’il aborde par une réflexion sur « les rapports du politique et du stratège » à l’ère nucléaire. Ensuite, il résume la « généalogie » des doctrines américaines en la matière, puis celle des doctrines soviétiques, dont il récuse qu’elles aient constamment réagi avec retard aux initiatives américaines, alors que nous pensons personnellement, pour nous en être entretenu avec Paul Nitze, que les négociations d’Arms Control menées pendant les années 1970 ont eu un effet pédagogique déterminant dans l’adoption par les Soviétiques du concept de dissuasion, au sens où nous l’entendons.
Au sujet des doctrines françaises, nous aurions aussi quelques nuances à apporter à la généalogie que nous propose Jean-Marie Mathey. Le prophète français sur ce sujet fut en effet incontestablement l’amiral Castex, puisque c’est en octobre 1945 que son article intitulé modestement « Aperçu sur la bombe atomique » a été publié dans notre revue. Le suivit, non moins incontestablement, Pierre Gallois qui a, dès le début des années 1950, publié nombre d’articles conceptuels, dans des revues françaises et étrangères, et dont l’ouvrage majeur, La stratégie de l’âge nucléaire, est paru en 1960 alors que celui du général Beaufre, Dissuasion et stratégie, ne paraîtra qu’en 1964. À partir de 1966, commencèrent à cheminer les concepts originaux du colonel Poirier, membre du centre de prospective et d’évaluation que venait de créer M. Pierre Messmer, ministre des Armées.
Quant au général Ailleret, s’il fut effectivement, comme colonel, un propagandiste actif de l’arme nucléaire pendant les années 1950, et si cet activisme lui valut d’être chargé de l’organisation militaire des premiers essais atomiques français, son originalité conceptuelle ne se manifestera qu’en 1967, alors qu’en tant que Chef d’état-major des armées (Céma), il préconisera, là aussi dans un article publié par notre revue, que la France adopte une « stratégie nucléaire tous azimuts », déclaration dont le général de Gaulle minimisera peu après la portée en précisant qu’elle s’appliquait au très long terme, c’est-à-dire à celui que nous vivons maintenant, comme on se plaît à le rappeler actuellement. Notre auteur complète à juste titre son évocation de ce qu’il appelle encore « la stratégie d’aujourd’hui », en traitant des stratégies d’action extérieure, corollaires logiques de la stratégie de dissuasion, comme le soulignait à l’époque le général Poirier, mais il le fait un peu succinctement car il se borne à évoquer les menaces que constituent la guérilla et le terrorisme.
Quittant alors le domaine militaire, comme il nous l’avait annoncé, Jean-Marie Mathey part à la recherche des « dérivées » de la stratégie, celles qui apparaissent dans le domaine des mathématiques, avec la théorie « des jeux » à laquelle on pourrait ajouter celle « des catastrophes », et il croit en percevoir l’application au service de l’entreprise. Nous pensons, quant à nous, qu’il convient d’être circonspect à ce sujet et que les rapprochements qu’on peut faire dans ce domaine sont souvent plus sémantiques qu’opératoires, comme nous l’avions constaté, il y a déjà bien longtemps, lors d’un séminaire conduit en commun entre économistes et militaires sur le thème « le risque pays », à l’initiative de notre ami Christian Schmidt et sous la présidence du regretté Henri Guitton.
Telle n’est cependant pas, probablement, la conclusion de l’auteur, puisqu’il consacre un chapitre de son ouvrage aux « invariants » de la stratégie. Il nous expose à ce propos « la méthode » qui, lorsque nous avons contribué à la réintroduire en France au début des années 1950, était seulement celle « d’appréciation d’une situation militaire ». S’il est en effet exact de dire, comme il le fait, qu’elle était d’origine française, étant basée sur le raisonnement cartésien à l’état pur, il faut noter cependant qu’elle avait été remplacée chez nous, en particulier dans l’Armée de terre, par une approche à base d’hypothèses sur les intentions de l’adversaire, elle aussi très française car elle part d’une « intuition divinatrice » dont, depuis Napoléon, chacun s’estime volontiers doté chez nous. Notre auteur ne manque cependant pas de souligner les limites du raisonnement stratégique, car il est « trop parfait » pour le politique, et que le monde est « trop indiscipliné » pour le stratège. Pour finir, Jean-Marie Mathey se lance dans un essai de prospective sur la « stratégie de demain », dont, après avoir évoqué « les nouveaux paysages » et les « nouveaux acteurs », il énumère les nouveaux moyens (moyens « de connaissance », juridiques, matériels), et il cite les nouvelles données qui sont pour lui l’impératif de la non-prolifération et le principe de « zéro mort », qu’il appelle plus pudiquement « le refus des pertes humaines amies ».
En définitive, sur un thème aussi complexe, l’auteur a réussi son pari pédagogique, c’est-à-dire d’initier le grand public aux spécificités de l’intelligence militaire, laquelle, comme l’avait bien vu Aldous Huxley, est différente de l’intelligence humaine, mais aussi, avait-il ajouté généreusement, de l’intelligence animale ! Remercions donc Jean-Marie Mathey de nous avoir démontré qu’il en était bien ainsi. ♦