Ramses 96, synthèse annuelle de l’actualité mondiale
Nous voici donc, une fois encore, au rendez-vous que Ramses, c’est-à-dire le Rapport annuel mondial sur le système économique et la stratégie, nous donne chaque année avec l’actualité mondiale. Rédigé collectivement par l’équipe de l’Institut français des relations internationales, il comporte, suivant une tradition maintenant bien établie, trois parties qui traitent respectivement de la situation des relations internationales, de celle de l’économie mondiale, et, plus en profondeur, d’un thème d’actualité qui, comme il se doit à la veille de la Conférence de révision du traité de Maëstricht, est cette année « l’avenir de l’Union européenne ».
Suivant également la tradition, l’introduction de l’ouvrage est faite par Thierry de Montbrial, qui nous fait partager, avec le talent qu’on lui connaît, ses « regards sur le monde ». Arrêtés en juillet 1995, il les a actualisés oralement en septembre lors de la présentation publique du Ramses 96, et de ses propos nous avons retenu plus particulièrement les quelques idées clefs suivantes. D’abord, au sujet de l’évolution du monde ex-soviétique, le rappel de la notion de délais, puisque « quatre ans ce n’est rien à l’échelle historique » ; et concernant cette évolution elle-même, « plus on va vers l’Est, plus on a de raisons de rester circonspect face à une Russie en pleine effervescence » ; mais il faut se souvenir qu’elle reste un grand pays, avec des virtualités immenses, et constater aussi qu’« elle a toujours une politique étrangère » ; par conséquent, il faut prendre garde à ne pas l’humilier, en se rappelant le précédent de la République de Weimar. Il faut aussi garder présents à l’esprit « les clivages historiques », d’origine le plus souvent religieuse, que « la chape de plomb soviétique avait dissimulés sans les abolir », et par conséquent faire une distinction entre les pays d’Europe centrale et ceux d’Europe orientale, et avoir conscience que « le problème majeur reste celui de la Pologne ». En ce qui concerne l’Europe occidentale, « il n’y a pas d’alternative (1) à l’Union européenne », et si nous devions échouer, « ce serait le retour à l’état de jungle » ; et, à cette fin, « il n’y a pas actuellement de sujet plus important que l’Union monétaire ». Enfin, et Thierry de Montbrial y a beaucoup insisté, si l’Europe s’interroge sur son avenir, l’Asie, elle, est en plein développement, et le continent américain dans son ensemble s’apprête à la suivre ; il nous faut donc « abandonner notre nombrilisme européen » et réformer nos structures, « en s’en prenant même aux vaches sacrées », pour les adapter à la concurrence féroce qui s’annonce.
Après cette introduction très riche et dont nous n’avons retenu que quelques-unes des idées forces, la première partie de l’ouvragé, consacrée à la géopolitique et rédigée sous la direction de Dominique David, se propose de préciser à notre intention quelques « repères pour une fin de siècle ». Ils concernent d’abord « l’organisation internationale », en commençant par une contribution très pessimiste, pour ne pas dire féroce, sur l’avenir de l’ONU. Il est de fait qu’on attendait, avec la fin de la guerre froide, que cette Organisation agît comme un gouvernement mondial, alors qu’elle est restée seulement un forum parmi d’autres, et pas le plus important, puisque les décisions relatives à la sécurité internationale sont prises de plus en plus souvent par concertation directe entre les États-Unis et les grandes puissances concernées. La seconde contribution est celle de Jean Klein qui, expert reconnu en la matière, nous propose une revue objective et complète du processus de désarmement, tel qu’il s’est développé dans le monde depuis dix ans ; nous nous permettrons, en passant, d’inviter notre ami à réunir prochainement dans un livre les textes correspondants, en les assortissant de ses commentaires, comme il l’avait fait brillamment autrefois dans l’ouvrage intitulé Maîtrise des armements et désarmement qui avait été publié par La documentation Française. En l’attendant, notons que les principales de ces références sont réunies dans un encart du Ramses. Quant à la troisième contribution, due à Christophe Carie, elle concerne la « non-prolifération nucléaire », sujet sur lequel nos lecteurs ont déjà été éclairés par le dossier que leur a proposé, dans sa livraison d’août-septembre, cette revue. Tous les textes en question ont été rédigés avant la décision de la France de reprendre ses essais nucléaires ; aussi cette importante donnée nouvelle a-t-elle provoqué quelques échanges oraux au cours de la présentation publique du Ramses, mais ceux-ci n’ont pu approcher le fond du problème, faute de disposer de données techniques valables concernant les capacités de la simulation et la possibilité d’en transférer l’usage entre alliés. Aussi n’avons-nous retenu de ces propos que les deux idées suivantes : l’offre d’européanisation de la dissuasion française « touche à l’essentiel » ; et « le problème du contrôle du nucléaire civil est plus grave que celui du contrôle du nucléaire militaire ».
Les contributions suivantes ont analysé les « stratégies et conflits » dans « les espaces du monde ». Au sujet des États-Unis, Dominique Moïsi a noté que « le problème n’est pas aujourd’hui de choisir entre l’isolationnisme et l’internationalisme, mais de définir une nouvelle logique de l’engagement de l’Amérique dans le monde ». Quant à la vision du monde par cette dernière, elle est surtout « géo-économique ». Cela étant, ajoutons-nous personnellement au moment où nous rédigeons ce compte rendu, il faut bien constater que les États-Unis restent les chefs de file dans la recherche d’une solution de l’imbroglio bosniaque comme dans celle de l’établissement de la paix au Proche-Orient, car, ainsi que l’a fait remarquer Dominique Moïsi au cours de la discussion, « la diplomatie sans la force ne signifie rien ». Quant au rôle futur de l’Alliance atlantique, il est traité par Frédéric Bozo, expert comme l’on sait des affaires de l’Otan ; il souligna que la réforme nécessaire de cette dernière ne saurait intervenir avant la prochaine échéance électorale américaine. Suivit un coup d’œil sur la Méditerranée, avec un exposé visant à promouvoir « un projet euro-méditerranéen », mais dont les voies et moyens ne nous sont pas apparus clairement ; alors que, de son côté, Bassma Kodmani-Darwish nous convainquait pleinement que le projet « économie de la paix » – à savoir que l’aide économique entraînerait la paix au Proche-Orient – ne pouvait que « provoquer beaucoup de déceptions ». La première partie du Ramses se termine alors par trois aperçus des « nouveaux fronts » de crises, celui des réfugiés, celui de la drogue, et celui du sida, puisque la pandémie prend un caractère géopolitique en raison des différences géographiques dans sa propagation.
Faute de place, nous passerons sur la deuxième partie de l’ouvrage qui, suivant la coutume, nous l’avons dit, traite de la géo-économie, et bien que cette année elle porte son analyse sur un sujet d’une brûlante actualité, celui de « la protection sociale à l’épreuve des faits ». Nous en arrivons donc tout de suite à la troisième partie de l’ouvrage, rédigée sous la direction de Philippe Moreau Defarges, qui s’interroge sur « les avenirs de l’Union européenne : quelles seront ses frontières, quelle sera sa construction économique, quelle identité de politique étrangère aura-t-elle, et en définitive quelles seront ses institutions ? ». Au cours de la présentation, le constat a été unanime : « l’Union européenne va mal », mais les optimistes ont ajouté : « ce n’est pas si grave, car ce n’est pas la première fois ». Restent quand même des dilemmes fondamentaux et loin d’être résolus : finalité économique ou politique, statut fédéral ou confédéral, légitimité en ce qui concerne la défense, « l’institutionnel peut-il créer à leur sujet de la solidarité stratégique ? » ; sans parler de l’incertitude majeure subsistant sur les frontières de cette Union européenne, alors que les extensions précédentes sont à l’origine de tous ces dilemmes, c’est nous qui l’ajoutons. L’Europe fiable politiquement et par suite militairement, parce qu’elle avait une histoire commune, c’était l’Europe des Six, qui serait portée maintenant à Sept après avoir été ralliée par l’Espagne devenue démocratique. C’est en tout cas à cette Europe que beaucoup de gens de notre génération ont profondément cru, ne serait-ce que pour réconcilier enfin et définitivement la France et l’Allemagne…
Cependant, comme aime à le rappeler Thierry de Montbrial, s’il est permis de s’abandonner parfois au pessimisme de l’intelligence, il faut se ressaisir et s’imposer l’optimisme de la volonté. En tout cas, par ce trop bref compte rendu, nous espérons avoir laissé entrevoir que le Ramses 96 ne le cède en rien à ses treize prédécesseurs que nous avions eu l’honneur de commenter dans cette revue, tant en richesse de ses analyses qu’en stimulus de la réflexion de ses lecteurs. Rappelons aussi qu’avec ses chroniques de l’année écoulée, ses annexes statistiques et cartographiques, ses nombreux tableaux et encarts explicatifs, sa bibliographie et son index, il constitue un ouvrage de référence indispensable pour tous ceux qui s’intéressent aux « mutations qui annoncent l’arrivée du XXIe siècle », et plus généralement à la « géopolitique », cette « nouvelle façon de voir le monde », pour reprendre la formule d’Yves Lacoste. Nous souhaitons donc longue vie à la dynastie des Ramses. ♦
(1) NDLR : le mot « alternative » est ici utilisé avec la signification anglaise d’autre solution ou d’autre possibilité. Cet usage, bien que répandu, est incorrect.