Asie - Japon : les bases américaines en question
Suite au viol d’une fillette de douze ans par trois G.I. en poste à Okinawa, en septembre 1995, on assiste à une vaste campagne contre la présence des bases américaines dans l’île et un important débat sur la présence militaire américaine au Japon. Des discordances apparaissent entre l’opinion publique et les autorités nippones.
La population d’Okinawa, choquée, a massivement manifesté pour le démembrement des bases américaines, tandis que le gouverneur de l’île, Ota Masahide, a exprimé son refus de reconduire le bail des bases qui expire en 1997. Les crimes et délits commis par des soldats bénéficiant de l’extraterritorialité exaspèrent la population locale. Okinawa accueille 27 000 soldats américains depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans cette île où les terrains sont rares, 20 % de la surface totale sont occupés par des bases étrangères, soit 75 % du total mis à la disposition des forces américaines et 62 % de celles-ci. En outre, Okinawa a de moins en moins de retombées économiques : de 1972 à 1994, la part des bases américaines dans le PNB local est tombée de 16 % à 5 %. C’est pourquoi le gouverneur de l’île, sans vouloir prendre position sur le problème de fond, estimant que les terrains loués aux Américains constituent un frein au développement, a exprimé au Premier ministre Tomiichi Murayama son refus de forcer les propriétaires à renouveler les baux à expiration, certains en mars 1996. Beaucoup des habitants d’Okinawa ne sont pas contre le traité de sécurité, mais ils reprochent au gouvernement de leur imposer une trop grande part du fardeau.
Après que 85 000 personnes eurent manifesté à Okinawa le 21 octobre 1995 derrière leur gouverneur, soit un habitant sur quinze, Washington a dû accepter, pour la première fois, de livrer des coupables présumés à la justice locale. Les récriminations des habitants d’Okinawa ne concernent pas seulement la criminalité ; s’y ajoutent les nuisances sonores dues aux atterrissages et décollages des avions, parfois à la proximité immédiate d’établissements scolaires, sans compter la fermeture d’une route vitale, trois jours par mois, pour des exercices de tirs. Des terrains de golf et autres lieux de loisirs, réservés aux troupes étrangères, sont interdits à la population locale. Une partie de celle-ci se dit cependant satisfaite et se contente de la fin de l’extraterritorialité dont jouissaient les soldats américains ; elle garde à l’esprit la contribution des bases à l’économie de l’île, soit environ 1,5 milliard de dollars, juste derrière le tourisme. Les 32 000 propriétaires concernés reçoivent une indemnité moyenne de 2 millions de yen par an, versée par leur gouvernement, alors que l’île n’a pas d’industrie. D’autres, au contraire, affirment que ce sont les terrains loués qui empêchent le développement économique, les propriétaires n’ayant plus à travailler. Les mêmes dénoncent cette « culture de dépendance » qui s’est créée depuis 24 ans et rêvent qu’Okinawa redevienne le grand centre commercial qu’elle était avant sa prise de possession par les Japonais en 1879.
Ces protestations trouvent des sympathies dans le reste de l’archipel. Beaucoup de Japonais se demandent pourquoi leur pays aurait encore besoin d’une alliance militaire avec les États-Unis alors que la guerre froide fait partie de l’histoire. Un sondage, publié à la mi-octobre par le Nihon Kezai Shimbun, montre, après l’affaire du viol, que le pourcentage des personnes favorables au traité est tombé de 60 % à 44 % depuis le mois d’août 1995, malgré les excuses présentées par l’ambassadeur américain, Walter Mondale. En fait, aucun des hauts responsables japonais ne demande la fin du traité. Ce que beaucoup leur reprochent, c’est de ne pas expliquer pourquoi il reste nécessaire ; le faire serait en fait désigner la Chine comme une puissance menaçante, ce qui, diplomatiquement, ne saurait être dit ouvertement. Cela laisse le champ libre à quelques intellectuels pour faire campagne contre la présence militaire américaine. C’est le cas du professeur Motofumi Asai de l’université Meiji Gakuin et de Chalmers Johnson du Japan Policy Research Institute de San Diego. Pour Asai, le traité nippo-américain était antisoviétique et sa raison d’être a cessé d’exister. Si les membres de l’Otan ont pu ouvertement discuter de son nouveau rôle, pourquoi un débat équivalent ne pourrait-il pas avoir lieu au Japon ? Pour lui, les Américains sont ravis du climat de méfiance existant entre les pays de la région. Cela les rend indispensables et sert leurs intérêts, mais les traités bilatéraux auxquels ils s’accrochent entretiennent les antagonismes et desservent la paix. C’est un peu ce que pense Johnson, pour qui la paix dans la région sera le résultat de l’équilibre des forces et non celui de l’existence de traités bilatéraux. C’est le développement économique, et non la présence américaine, qui assure la stabilité en Asie. Il suggère donc le retrait total des forces au Japon et en Corée du Sud.
Avec des élections générales en mai 1996, aucun des politiciens japonais ne réclame la fin du traité, mais ils se gardent, compte tenu de l’émotion actuelle, de le défendre. Le Premier ministre Tomiichi Murayama, socialiste gouvernant avec l’appui du Parti démocratique libéral, avait, en 1994, annoncé pour la première fois son soutien au traité que son parti avait jusque-là combattu. Plus libre, l’ancien Premier ministre Kiichi Miyazawa défend farouchement l’alliance militaire de son pays avec les États-Unis. Ce n’est pas à tort qu’il affirme que la majorité des pays asiatiques, qui craignent le poids futur de la Chine et du Japon, souhaitent voir se poursuivre le rôle stabilisateur des États-Unis dans la région. Il exprime ouvertement les craintes du Japon face à une Chine qui va devenir une grande puissance industrielle et militaire avec un gouvernement autoritaire. Pour lui, il faudra alors que s’établisse une concertation entre Pékin, Washington et Tokyo, dont l’alliance nippo-américaine sera l’épine dorsale. Aux États-Unis, les partisans du maintien du traité remarquent que leur pays consacrant 250 milliards de dollars à sa défense, il est avisé de consacrer 3 % de cette somme pour maintenir la stabilité de la partie du monde qui connaît la plus forte croissance.
Le traité, originairement prévu pour dix ans, avait été prorogé indéfiniment en 1970, avec un préavis d’un an pour chaque partie qui souhaiterait y mettre fin. Depuis la réunion du 19 octobre 1994, lorsque le secrétaire à la Défense William Perry a réuni sur un porte-avions les principaux responsables américains concernés, une réflexion a été engagée sur le sujet. La crise économique entre les deux pays menace également le traité de sécurité. Une rencontre Clinton-Murayama, prévue le 20 novembre 1995, dans le cadre de la réunion de l’Apec, devait aboutir à une déclaration commune sur la sécurité. Cependant, Clinton a dû renoncer au voyage pour des raisons de politique intérieure.
Le Japon consacre 4,4 milliards de dollars pour l’entretien des 47 000 soldats américains présents sur son sol, soit 70 % des 6,25 milliards de dollars nécessaires. Après avoir obtenu satisfaction pour une modification du traité permettant que les militaires accusés de crimes soient livrés à la justice locale, il a demandé un redéploiement des forces américaines au Japon pour soulager Okinawa. William Perry refuse une réduction en nombre ; en effet, les États-Unis souhaitent garder une force de 100 000 hommes dans la région, dont 36 000 en Corée, pour lesquels Okinawa joue un rôle essentiel. Pour Murayama, cela signifie qu’il va devoir intimer l’ordre à certains propriétaires de renouveler leur bail et convaincre d’autres préfectures d’accueillir les troupes retirées de l’île. Washington a déjà accepté le déplacement de treize bases et d’autres font l’objet de discussions, mais aucune ville ne veut les accueillir. Le Japon a le choix entre trois options : maintenir le traité en l’état, se convertir totalement en un pays pacifiste, ou s’armer à un point qui ne nécessiterait plus l’assistance américaine. Cette dernière option, rejetée par une majorité des Japonais, inquiéterait les pays voisins. Comme le fait remarquer Yukio Satoh, ambassadeur à La Haye, la sécurité dans la zone Asie-Pacifique est soumise à trop de risques et d’incertitudes. La Russie et la Chine restent des puissances nucléaires et Pyongyang cherche à le devenir. La confrontation entre les deux Corées se poursuit. La situation dans la mer de Chine méridionale est toujours tendue. Le problème de Taiwan demeure une source potentielle d’instabilité régionale et la paix au Cambodge reste fragile. Il est donc exclu pour le Japon de renoncer à toute forme de sécurité militaire. Pour lui, la seule question est de savoir jusqu’où la présence américaine peut être réduite et, en corrélation, jusqu’où un renforcement des capacités de défense japonaises peut être effectué et accepté.
Certains, en Asie du Sud-Est, pensent qu’à long terme la combinaison du nationalisme asiatique montant et de l’isolationnisme américain vont conduire à une réduction de la présence américaine. La stabilité et la prospérité, chéries par tous, vont obliger les pays de la zone à engager un vrai débat sur la sécurité régionale. La création, en 1993, du forum régional de l’Ansea (Asean Regional Forum ou ARF) leur paraît un bon début. Pour eux, il annonce la fin d’un système de sécurité régionale dominé par les États-Unis et la mise en place d’un nouvel ordre accordant plus de responsabilités à la Chine, au Japon et à la Russie, cadre dans lequel les États-Unis auront toujours un rôle, mais amoindri. En attendant cette hypothétique solution qui a les faveurs de nombreux pays de l’Ansea, les autorités de Tokyo et de Washington vont continuer de faire le dos rond face à l’exacerbation des uns et les critiques des autres. ♦