Défense : la France et l’Europe
Dans une récente livraison de notre revue, Maurice Faivre a brillamment présenté le dernier livre du général Valentin : Regards sur la politique de défense de la France, qu’avait préfacé de façon fort élogieuse Thierry de Montbrial, en tant que président de la Fondation pour les études de défense. Aujourd’hui, nous voudrions appeler l’attention de nos lecteurs sur un ouvrage qui prolonge le précédent, parce que, d’une part, il a été réalisé sous la direction du général Valentin en tant que président du groupe des anciens polytechniciens qui réfléchissent sur la défense — fonction qu’avaient occupée avant lui Pierre Guillaumat et le général Fourquet —, et parce que, d’autre part, il traite lui aussi de la défense de la France, mais dans la perspective spécifique de l’Union européenne.
C’est une contribution prestigieuse qui introduit le sujet, en répondant à la question préalable : « Peut-il y avoir une politique de défense européenne ? », puisqu’elle est due à Claude Cheysson, dont chacun sait qu’il fut ministre des Relations extérieures et aussi commissaire européen, mais dont on sait moins, peut-être, qu’il a été polytechnicien (X 40), avant d’être énarque (ENA 46) et d’entrer alors dans la « carrière ». Pour la politique étrangère, nous répond-il, cela devrait aller de soi dans tous les domaines où il y a politique communautaire, mais telle n’est pas la réalité, comme le montrent par exemple, les relations en ordre dispersé des membres de l’Union européenne avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Dans les autres domaines, nous annonce-t-il, il faut accepter le fait que la « concertation ne mènera pas à des décisions d’action, ni même à des comportements communs, lorsque, de manière fondamentale, les passés historiques et culturels, les intérêts actuels sont différents, sinon opposés ». Scepticisme de principe par conséquent de la part de cet expert, pour le volet « politique étrangère commune » prévu par le traité de Maëstricht, mais scepticisme plus accusé encore pour l’autre volet, celui de la « politique de sécurité commune ». D’abord, pose-t-il en exergue, « dans la mesure où la menace du plus fort que nous n’a pas totalement disparu…, les principes demeurent : il ne peut y avoir de politique commune de dissuasion nucléaire » ; mais Claude Cheysson explicitera plus tard ses idées sur le sujet dans un article qu’il publiera dans Le Figaro du 24 octobre dernier, sous le titre : « Inadéquation des moyens et des ambitions », afin de commenter, là encore de façon fort élogieuse, le livre du général Valentin.
Pour les autres problèmes que pose l’éventualité d’une politique de défense commune, voici ses diagnostics : « Face à l’Est, il n’y a aucune raison de renoncer à l’Alliance atlantique », et le sujet ne relève donc pas des structures de l’Union européenne. Il en est de même, précise-t-il, pour les contacts, négociations, voire contestations ou confrontations pacifiques entre l’Ouest et l’Est, puisqu’elles relèvent de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Par contre, estime toujours notre auteur, les Européens doivent être parfois capables d’agir ensemble au-delà de la compétence de l’Otan, et « les réponses doivent alors être données par l’UEO et/ou par des accords conclus entre membres de l’UEO » ; mais, ajoute-t-il encore, « cette dernière ne devrait en aucun cas intervenir pour des événements qui opposent entre eux les membres de l’Union européenne », et il en tire la conclusion qu’il faut différer l’adhésion des pays d’Europe orientale que peu vent opposer « des conflits anciens et fondamentaux ». Ainsi, c’est dans une constellation de structures d’initiatives et d’actions, mais aussi de précautions, que Claude Cheysson, s’appuyant sur son expérience, entrevoit l’avenir d’une politique commune de sécurité en Europe.
L’auteur qui le suit, Yves Le Floch, est un jeune ingénieur (X 83), mais qui s’est déjà frotté à la « carrière ». Il nous rappelle d’abord, très justement, que la construction européenne a pour la France, depuis au moins quarante ans, un double but : « éviter à tout jamais les conflits sur le Vieux Continent et bâtir un ensemble qui, à l’image de notre pays, ait l’ambition de jouer un rôle mondial ». Cependant, ajoute-t-il, non moins pertinemment, « cette vision d’une Europe forte n’est pas partagée au même degré par nombre de nos partenaires européens ». Aussi tire-t-il de cette constatation, empreinte elle aussi de scepticisme, la conclusion que l’Europe de la défense doit s’appuyer sur un renouveau de l’Alliance atlantique, et que la France doit largement y contribuer en renforçant sa participation dans les organismes « associatifs » de l’Otan (par opposition aux organismes « intégrés »), c’est-à-dire Comité militaire, état-major international, agences diverses, et en renforçant aussi sa participation aux « infrastructures », en particulier à celles concernant les systèmes d’information et de communication. Sa conclusion est alors : « La relation France-Otan sera déterminante pour la compatibilité entre sécurité atlantique et identité européenne de défense et de sécurité ».
Les recommandations du coauteur suivant, le général François Bresson (X 56), ancien directeur de l’IHEDN, vont dans le même sens en ce qui concerne l’attitude française à l’égard de l’Otan : « Une présence active, hors d’une intégration qui ne marche plus ». Il insiste ensuite sur la place que doit occuper l’UEO vis-à-vis de l’Alliance : « L’Alliance à seize doit être conçue comme une alliance à deux », et sur la place de l’UEO dans l’Union européenne : « Puisque fondre l’UEO dans l’Union européenne n’est pas réaliste à moyen terme, concentrer son action, du type intergouvernemental… sur la gestion politico-militaire des crises », toutes initiatives pour lesquelles « la France a tout intérêt à jouer un rôle moteur ». D’une façon plus concrète, notre auteur nous recommande de « muscler » la cellule de planification déjà existante, de préparer la mise en place d’un PC interarmées de théâtre, de multiplier la création de forces proprement européennes, en étant chaque fois que possible partie prenante à leur composition.
La contribution suivante, qui est aussi celle d’un officier, Jean Novacq (X 67) lequel a une expérience opérationnelle récente car il a appartenu à la division Daguet, va porter plus concrètement son attention sur les moyens nécessaires pour rendre efficaces les forces multinationales, en particulier terrestres, qu’on a tendance à multiplier tant au sein de l’Otan que de l’UEO. Pour lui le niveau minimal doit être celui de la brigade (ou de la division dans l’acception française) ; il faut mettre à leur tête un état-major permanent et se préoccuper de les doter des systèmes d’information et de communication modernes et interopérables, ce qui est loin d’être le cas actuellement ; et il insiste alors sur le fait que le maître des systèmes de commandement possède une autorité hors de proportion avec les forces qu’il fournit, comme le montre l’exemple britannique dans la force de réaction rapide de l’Otan. Suit une suggestion particulièrement novatrice pour les matériels coûteux : ils appartiendraient à l’UEO, mais un de ses membres en aurait l’usufruit, sous condition de les mettre à sa disposition en cas de besoin, voire à celle d’un de ses partenaires sous forme de « droit de tirage ». Pour terminer, il dégage trois principes à respecter pour faire avancer la construction d’une Europe de la défense : subsidiarité, opérabilité, convergence des doctrines d’emploi.
La quatrième partie de l’ouvrage traite d’un problème d’une particulière actualité, face au coût croissant des armements de haute technologie, à la réduction des budgets militaires, et à la concurrence sauvage des États-Unis sur les marchés d’exportation, celui de l’éventualité d’une coopération européenne en la matière. Armand Carlier (X 68), avec la solide expérience de chef d’entreprise qui est la sienne, traite d’abord de la possibilité de coopérer avec les Britanniques et avec les Allemands dans un domaine particulier, mais essentiel pour la défense européenne, celui des satellites de communication et d’observation. Il nous en relate le passé, qui est plutôt décevant, et il formule des vœux pour l’avenir, en affirmant que la collaboration des trois principaux États européens est dans « la logique des choses ». L’autre contribution sur les perspectives d’une Europe de l’armement est due à Philippe Roger (X 65), qui appartient au sérail puisqu’il est ingénieur de l’armement. Sa thèse est la suivante : l’Europe doit conserver des capacités de développement et de production d’armement, sinon elle n’aura pas de liberté d’action militaire et elle perdra ses marchés extérieurs. À cette fin, elle doit n’accepter qu’un « commerce administré et équilibré » entre l’Europe et les États-Unis, et par suite refuser le libre-échange dans ce domaine.
La dernière contribution, celle de l’ingénieur général des mines Michel Ferrier (X 62), porte, car il fallait bien se décider à aborder ce sujet majeur, sur « le nucléaire de l’Europe » ; mais elle a été rédigée avant que commence la polémique « hypermédiatisée » qui a suivi l’annonce de la reprise des essais français, laquelle a eu toutefois l’avantage d’accélérer la réflexion sur l’avenir de la dissuasion. On a vu plus haut que Claude Cheysson avait été péremptoire sur le sujet. Michel Ferrier, n’est guère plus optimiste pour le moyen terme. C’est tout juste s’il suggère que la France dispose « d’armes nucléaires plus à même de se prêter à un dialogue européen », en précisant que, pour lui, il s’agit « notamment d’armes plus spécialement dirigées contre des objectifs durcis… ou plus propres ». Avec l’interdiction prochaine de tous les essais nucléaires (option zéro), cette perspective paraît maintenant exclue, c’est nous qui l’ajoutons, alors que par contre un timide dialogue sur l’éventualité d’une « dissuasion concertée » à l’échelle de l’Europe est peut-être en train de s’amorcer, en tout cas avec la Grande-Bretagne.
Cependant, ce n’est pas avec celle-ci que se situe le vrai problème, pensons-nous, c’est avec l’Allemagne, sans le concours de laquelle une défense vraiment européenne n’est pas concevable. Or, son opinion publique reste dans sa grande majorité profondément hostile à la dissuasion, alors que ses dirigeants se satisfont pleinement de ce qui reste de la garantie nucléaire américaine. Et que dire de l’Union européenne dans son ensemble, alors qu’au moins six de ses quinze membres actuels, dont tous les nouveaux, sont foncièrement opposés à toute éventualité en la matière ? La seule Europe qui était valable politiquement et militairement, pensons-nous toujours, parce qu’elle avait une histoire et une culture communes, était celle des Six, qui aurait été portée maintenant à sept avec l’admission d’une Espagne de venue démocratique. Peut-on espérer conserver ce « noyau dur » au sein d’une « Europe des marchands » ? voilà, à notre humble avis, le seul espoir qui reste de constituer un jour une Europe de dimension mondiale. Alors, pour en revenir au nucléaire, il faudrait, pour que cette Europe soit crédible politiquement et militairement, qu’elle dispose en propre d’un appareil de dissuasion, puisqu’il n’est pas concevable que l’Asie et l’Amérique abandonnent le leur.
Remercions donc le Groupe X Défense, et par conséquent son président, notre ami le général Valentin, d’avoir, avec brio, animé notre réflexion sur tous ces sujets capitaux. Pour finir, signalons à nos lecteurs qu’un débat a eu lieu récemment sur le même sujet, au sein du Comité national de liaison défense-armée-nation, au cours duquel furent comparées les orientations des derniers Livres blancs allemand, anglais et français. Il a fait apparaître, lui aussi, que nos partenaires n’étaient pas disposés à envisager cette perspective hors du cadre de l’Otan. Telle est donc objectivement la situation, même s’il est permis, comme c’est notre cas, d’avoir la nostalgie de cette « Europe de la défense ». ♦