Deux stratégies pour l’Europe : de Gaulle, les États-Unis et l’Alliance atlantique (1958-1969)
Nos lecteurs connaissent déjà Frédéric Bozo, puisque nous leur avons présenté son précédent ouvrage, intitulé : La France et l’Otan (1). Ancien de « Normale sup » et de Harvard, chargé de recherches à l’Ifri, maître de conférences à l’université de Marne-la-Vallée, il nous présente aujourd’hui sur le même sujet ce nouveau livre qui est issu de sa thèse de doctorat, brillamment soutenue en 1992 sous la direction de Pierre Mélandri, l’expert très apprécié de l’histoire des relations franco-américaines. Disons tout de suite que cet ouvrage ne contient pas seulement un récit très détaillé, et puisé aux sources les plus récentes, des relations tumultueuses du général de Gaulle avec les États-Unis à propos de l’Alliance atlantique, mais qu’il nous présente également une interprétation des rapports franco-américains sur ce sujet, qui pourrait encore être applicable de nos jours.
Sur l’histoire elle-même de ces rapports au temps du général de Gaulle, l’ouvrage de Frédéric Bozo, s’il ne contient pas de révélations, nous apporte par contre beaucoup d’approfondissements ; mais il ne résout pas, parce qu’il lui aurait fallu alors pouvoir sonder les consciences, certains dilemmes qui subsisteront donc, comme celui-ci : le général de Gaulle avait-il, dès son retour aux affaires, pris la décision de retirer les forces françaises des « structures intégrées » de l’Otan ? Ou y fut-il contraint, comme le suggère l’auteur, par le refus des États-Unis de réformer la direction stratégique de l’Alliance dans le sens qu’il souhaitait ? Pour avoir vécu de très près le retrait, dès 1959, de ces structures des forces navales françaises de Méditerranée, puis de celles de l’Atlantique, nous penchons pour la première interprétation. Autre dilemme : Y a-t-il eu, au temps du général de Gaulle, et d’ailleurs peut-être davantage ensuite, une certaine différence entre la politique déclaratoire française à l’égard de l’Otan et la politique opératoire, comme le suggère également Frédéric Bozo ? Là, nous penchons dans son sens, car le général de Gaulle a toujours recherché l’efficacité militaire en cas d’opérations effectives, comme le démontrent les directives qu’il a données au sujet de l’emploi de la 1re armée en formation, ainsi que l’intérêt compréhensif qu’il a porté aux accords de coopération technique négociés avec l’Otan après nos retraits de leurs « structures intégrées ».
Il aurait peut-être été utile alors que l’auteur fasse un peu de sémantique sur ce qualificatif, qui, dans l’Otan, a signifié seulement « sous commandement américain ». C’est en effet la CED seule, et d’ailleurs sur initiative française, qui avait imaginé d’« intégrer » des forces armées de différentes nationalités au sens propre du terme, c’est-à-dire en les faisant dépendre d’un pouvoir politique unique et, qui plus est, supranational. Les pays membres de l’Otan ont toujours conservé leur droit de veto dans les institutions politiques de l’Alliance, que ce soit le Conseil, le Comité militaire et, tant qu’il a existé, son « Groupe permanent » de travail (Standing Group), dans lequel figuraient à l’origine les seuls représentants de ce « directoire à trois » demandé instamment par le général de Gaulle, et avant lui aussi, on l’ignore généralement, par ses prédécesseurs. Comme quoi c’est l’« autonomie de décision » qui fut, et reste, au cœur de l’« exception française ».
Revenons à cette interprétation que Frédéric Bozo estime pouvoir tirer de son analyse approfondie du comportement du général de Gaulle à l’égard de l’Otan. Elle est originale et aussi intéressante, car il y voit, plus qu’une « politique de grandeur » — comme on l’a souvent dit, en particulier chez les Anglo-Saxons et alors avec ironie —, une « grande politique », qui visait essentiellement à l’autonomie stratégique de l’Europe occidentale. Son analyse du comportement américain au cours de la crise provoquée par cette politique n’est pas moins intéressante, puisqu’il défend l’idée qu’elle a en définitive contribué à ce que l’Otan se « revitalise », et en tout cas que les Américains y réaffirment leur leadership, car ils ont obtenu alors de leurs autres partenaires ce consensus d’ensemble qu’ont marqué en 1967 l’adoption du rapport Harmel sur les tâches politiques futures de l’Alliance et l’approbation de la stratégie de la « riposte graduée ». À cette occasion, notre auteur réhabilite la figure, jusqu’ici assez terne, du président Johnson, en démontrant qu’il a alors manœuvré habilement entre le département d’État qui, par entêtement idéologique dans son atlantisme intransigeant, poussait à la rupture avec la France, et le Pentagone qui, réaliste et soucieux d’efficacité comme toujours, préconisait un accommodement.
Dans le dernier chapitre de son important ouvrage, Frédéric Bozo dresse le bilan de l’action du général de Gaulle à propos de l’Alliance atlantique, en en résumant comme suit les orientations : « restaurer l’indépendance nationale », « adapter l’ensemble occidental » et surtout « transformer le système européen ». Pour terminer, il examine rapidement comment cet héritage fut géré par ses successeurs, « de manière passive » estime-t-il, d’abord par hantise de l’installation d’un condominium americano-soviétique, puis dans un « conservatisme frileux », en campant sur ses positions à l’égard de l’Otan. Trente ans après, « la politique française à l’égard de l’Alliance », conclut notre auteur, aura tout de même permis de « maintenir en veilleuse le fanal de l’autonomie stratégique européenne ». Pour lui, l’héritage gaullien a été validé aujourd’hui pour l’essentiel, ce qui devrait permettre à la France de jouer un rôle majeur dans l’adaptation nécessaire de l’organisation stratégique de l’ensemble occidental.
Qu’en est-il effectivement à l’heure où nous écrivons ces lignes ? Frédéric Bozo a fait connaître son diagnostic dans la dernière livraison de Politique étrangère, la revue de l’Ifri (2), qui contient par ailleurs deux articles fort intéressants de Jacques Andréani et de Daniel Vernet sur les relations de la France respectivement avec les États-Unis et avec l’Allemagne. Pour notre auteur, le dilemme auquel se trouvent désormais confrontés les Européens est celui-ci : soit ils ne peuvent pas compter de façon absolue sur l’engagement certain des États-Unis dans les crises les concernant directement, et alors il serait dangereux pour eux de dépendre exclusivement de la bonne volonté et des moyens américains dans le temps ; soit ils considèrent cet engagement comme acquis, et il est alors inutile de réclamer plus d’autonomie européenne dans l’Otan. La réponse à ces questions est rendue encore plus difficile par le débat en cours sur l’« élargissement », puisqu’il complique singulièrement les données du problème, et, ajouterons-nous, rend beaucoup plus dangereuses les conséquences des réponses à ces questions. Au moment où nous écrivons ces lignes, les tout récents débats americano-européens à Munich, puis « européano-européens » à Londres, ont en tout cas prouvé que ce dilemme était encore loin d’être résolu.
Frédéric Bozo, lors de la rédaction de son article, ne le savait pas encore, et il avait alors conclu qu’il distinguait deux politiques possibles pour la France. La première consisterait à privilégier la tendance actuelle de rapprochement de la France envers l’Otan, afin d’obtenir une réforme en profondeur de cette dernière qui permette la création d’un véritable pilier européen de l’Alliance, pouvant éventuellement être mis en œuvre indépendamment d’un engagement américain. Le risque de cette politique, estime-t-il, est que cette européanisation soit un « trompe-l’œil » puisque ce pilier européen, faute ajouterons-nous de la volonté politique de ses membres, ne disposerait pas des moyens nécessaires (renseignements, commandement, logistique) permettant l’autonomie de sa mise en œuvre. L’autre option, toujours d’après notre auteur, serait le retour de la France à une politique active d’autonomie stratégique, en se faisant l’apôtre de l’indépendance européenne face aux États-Unis, politique qu’il estime, à juste titre pensons-nous, irréaliste, car la France se retrouverait alors bien seule. Il préconise donc une position d’« attente active », qui consisterait dans une pleine participation de la France aux organes « non intégrés » de l’Alliance, c’est-à-dire ceux où, en principe, les délibérations doivent être intergouvernementales, de façon à faire évoluer leur fonctionnement et peser ainsi sur les prises de décision politique et stratégique, tout en engrangeant le bénéfice moral et politique de notre participation militaire, qui reste irremplaçable, à d’éventuelles opérations.
Dans la présentation orale de son ouvrage devant un aréopage nombreux réuni par l’Ifri, qui fut postérieure à l’article dont il vient d’être question, Frédéric Bozo a conclu : « La France est finalement bien seule à vouloir l’Europe. Il y a fondamentalement un arbitrage à faire entre plus d’Otan et plus d’Europe, car plus d’Otan est (actuellement) nécessaire à plus d’Europe, mais trop d’Otan tuerait l’Europe ». Dans une envolée très gaullienne, il a terminé : « La France doit garder un discours et une pratique relativement autonomes » ; en bref, « La France doit rester la France ! ». Nous nous permettrons d’ajouter qu’une approche « plus opératoire » pourrait consister à chercher à rassembler dans un projet commun le « noyau dur » de cette Europe de la défense qu’a constituée autrefois l’Europe des Six, qu’il faudrait maintenant porter à sept avec l’Espagne. Noyau dur parce que, par une longue histoire vécue en commun par ses membres, il a une « communauté de mémoire », et que la géographie telle qu’elle demeure lui impose une « communauté de destin ». Pour ce qui concerne la Grande-Bretagne, il faudrait alors lui poser la question de confiance : « Voulez-vous être enfin européenne, ou au contraire rester transatlantique ? » et alors assurer la liaison avec les États-Unis, puisque l’Europe de la défense désire instamment conserver avec eux des relations actives et confiantes de partenariat. Tel est bien en tout cas, pensons-nous, ce que non seulement souhaite, mais aussi ce dont a besoin la France, cette Oldest Allie et Guarded Friend des États-Unis, comme l’a rappelé récemment un observateur perspicace de notre pays (3). Ceux-ci le savent bien d’ailleurs, puisqu’un ancien chef du département d’État vient de déclarer : « La France est à nos côtés, quand il le faut ! ». Par partenariat, nous entendons seulement la réciproque, tant pour la France que pour l’Europe de la défense. ♦
(1) Frédéric Bozo : La France et l’Otan ; Travaux et recherches de l’Ifri, Masson, 1991 ; revue Défense Nationale, février 1992.
(2) Politique étrangère, hiver 1995-1996.
(3) Charles C. Cogan : Oldest Allies. Guarded Friends ; Praeger, Westport, 1994 ; Défense Nationale, mars 1995.