Ce texte est la reproduction fidèle d’une conférence improvisée par l'auteur, Professeur au Collège de France, à l’occasion de l’ouverture du cycle d’études du Cours Supérieur Interarmées, le 9 octobre 1974. Au moment où, suivant les directives du ministre de la Défense (Jacques Soufflet), le chef d’état-major des Armées (François Maurin) veut voir étudier et résoudre dans un sens à la fois libéral et efficace le problème de la circulation des idées dans les Armées, cet exposé est on ne peut plus d’actualité.
Stratégie et dissuasion : pour une libre discussion
Messieurs,
En invitant un civil, un professeur, même s’il a beaucoup réfléchi ou du moins écrit sur les choses militaires, à introduire ce cycle de conférences, les dirigeants de cette école ont, me semble-t-il, voulu reconnaître et publier une vérité, banale mais essentielle, de notre époque : la politique, au sens de la conduite de l’action extérieure d’un État par rapport à d’autres États, comporte en permanence une dimension stratégique.
Le mot stratégie a reçu aujourd’hui un sens élargi, il ne désigne plus simplement la conduite des opérations militaires, il s’est écarté de son sens initial lié au stratagème, c’est-à-dire à la ruse ; la stratégie désigne aujourd’hui l’utilisation de l’ensemble des moyens violents ou non-violents à la disposition des États, avec une perspective plus ou moins longue. Mais, à supposer que l’on prenne le mot stratégie au sens de stratégie militaire, la politique comporte en permanence une dimension militaire, si l’on se souvient qu’en ce moment même un certain nombre de sous-marins nucléaires naviguent sous les eaux, armés de missiles à tête nucléaire et, théoriquement, capables de déclencher la foudre à tout moment, sur commande.
Peut-être cette permanence de la stratégie militaire dans les relations entre États est-elle moins neuve qu’on ne le pense, mais admettons en tout cas qu’il s’agit là d’un phénomène frappant : la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, ou encore le fait que des instruments violents soient en permanence sous le commandement du chef de l’État est aujourd’hui un fait d’expérience reconnu, et la fameuse formule du maréchal Moltke, « Le gouvernement civil déclare la guerre et il conclut la paix, mais entre la déclaration de la guerre et la conclusion de la paix, le gouvernement civil n’intervient pas dans la conduite des opérations », cette formule, jadis traditionnelle dans les armées, est devenue de toute évidence anachronique.
Que signifie le mot « dissuasion » ? La dissuasion dont je dois vous parler a fait l’objet d’une littérature immense. Dans les bibliographies américaines on a relevé des milliers de titres. En français, le nombre des livres est probablement d’une douzaine ou deux, mais en se limitant aux livres français, anglais, allemands et américains on arrive à un total impressionnant. Dissuader, au sens ordinaire du terme, c’est tout simplement amener quelqu’un d’autre, un adversaire ou un ami, à ne pas faire quelque chose qu’on le soupçonne de vouloir faire.
Militairement, la dissuasion a toujours été de pratique courante ; l’armement a toujours été présenté comme un moyen de détourner l’ennemi de faire la guerre, et les fortifications ont été souvent, sinon toujours, considérées comme ayant une force dissuasive, en ce sens qu’elles dissuadaient l’ennemi non pas de faire la guerre mais d’opérer certains mouvements, et qu’on l’amenait ainsi à porter son action sur certains points où l’on pensait avoir une meilleure chance de l’emporter.
Cependant, la dissuasion dont on parle aujourd’hui, ce n’est pas la dissuasion en général, mais celle qui s’exerce par la menace de l’emploi des armes nucléaires. Personnellement, je pense qu’il est fâcheux que le mot dissuasion, qui a un sens très général, en soit venu aujourd’hui à se limiter à ce sens particulier. On appelle dissuasion, dans la littérature militaire courante, l’effort, la volonté d’amener un ennemi éventuel à ne pas commettre certains actes en le menaçant de représailles — le plus souvent dans la théorie — nucléaires.
Sur la valeur de la dissuasion nucléaire on discute indéfiniment et les opinions les plus contradictoires sont exprimées par de bons auteurs. Pourquoi y a-t-il sur ce sujet tant de possibilités d’opinions contradictoires ? Je vais vous livrer une interprétation qui me paraît à la fois simple, banale et évidente. Vous connaissez certainement la fameuse formule de Clausewitz que le maréchal Foch aimait à citer : « le combat est le paiement en espèces (Barzahlung) de toutes les traites de la stratégie ou de la politique ». Or, le fait est que le paiement en espèces, qui serait de nos jours la mise à exécution de la menace nucléaire, fort heureusement n’est jamais intervenu. Il en résulte que la stratégie nucléaire telle que vous la trouvez dans les livres, les miens y compris, sont des spéculations sur le possible, sur ce qui pourrait se passer dans un certain nombre de situations, au reste souvent mal déterminées. S’il y a une idée que je souhaiterais que vous conserviez de mon exposé, c’est que la stratégie est d’autant plus incertaine qu’elle manque d’expérience sur laquelle se fonder : les grandes erreurs dans la stratégie du passé ont été commises par l’oubli ou la méconnaissance des leçons des opérations réelles.
La stratégie nucléaire est dans une très large mesure une spéculation intellectuelle à laquelle manque, fort heureusement, l’expérience effective qui seule autoriserait à transformer des spéculations en vérités au moins probables. À la limite, je dirais que lorsque la dissuasion réussit, on n’est jamais sûr qu’il y ait eu dissuasion car, dans la mesure où la dissuasion cherche à détourner l’autre de faire quelque chose, si l’autre ne l’a pas fait, il est difficile de savoir avec certitude s’il avait l’intention de le faire. Si nous prenons l’exemple le plus banal qui consiste à affirmer, comme on le fait si souvent, que dans les années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, c’est la possession par les États-Unis de l’arme nucléaire qui a détourné l’Union Soviétique d’envahir l’Europe occidentale, nous n’en savons absolument rien ; personnellement je pense même — c’est une spéculation — qu’en aucun cas l’Union Soviétique n’aurait pris le risque immense d’envahir l’Europe occidentale, ce qui aurait déclenché à coup sûr une guerre avec les puissances anglo-américaines ; celles-ci venaient de faire la guerre pour empêcher le IIIe Reich de dominer l’Europe entière ; à moins d’absurdité, elles n’auraient pas accepté, avec ou sans arme nucléaire, que l’Union Soviétique dominât l’Europe entière de l’Oural jusqu’à l’Atlantique. Disons en termes abstraits que le succès de la dissuasion est difficile à démontrer car dans la mesure même où celle-ci qui est une démarche défensive réussit, elle ne peut pas démontrer l’intention offensive qui ne s’est pas réalisée. Il en résulte donc, ce qui n’est même pas un paradoxe mais une conclusion logique, que ce que l’on sait le mieux, ce sont les échecs de la dissuasion.
Sur ce point, je voudrais faire des remarques rapides à propos de deux événements que l’on peut considérer en un certain sens comme des échecs de la dissuasion, étant bien entendu qu’il n’y a pas eu menace explicite par les États-Unis d’employer leurs armes nucléaires au cas où l’autre agirait comme il l’a fait.
Premier cas, la guerre de Corée, et plus précisément le franchissement du 38e parallèle au mois de juin 1950 par les armées de la Corée du Nord. On peut dire en ce cas que les armes nucléaires américaines n’ont pas dissuadé les Nord-Coréens. Au mois de novembre 1950, la Chine Populaire a envoyé des « volontaires », qui étaient en fait des divisions de l’armée régulière, et celles-ci ont culbuté le VIIIe armée qui s’était avancé vers le Yalou. La Chine n’a donc pas été dissuadée par la force nucléaire américaine. Les Américains en ont tiré la conclusion raisonnable qu’on ne peut pas dissuader n’importe qui de n’importe quoi par la seule possession d’armes nucléaires. Ils en ont déduit fort justement qu’il vaut mieux ne pas posséder uniquement des forces nucléaires quand on est une très grande puissance qui veut jouer un rôle mondial.
Le deuxième exemple est la crise des fusées de Cuba, généralement présentée comme une crise nucléaire. En fait, ma propre interprétation est tout autre. Ce qui est vrai, c’est que le stationnement d’armes nucléaires soviétiques à Cuba a été l’enjeu de la crise des mois d’octobre-novembre 1962. Mais l’échec de la dissuasion a été d’un caractère très particulier. Le Président Kennedy avait dit explicitement — mais peut-être pas assez explicitement — aux dirigeants soviétiques qu’il n’accepterait pas le stationnement dans l’île de Cuba d’armes offensives. On peut discuter sur la notion d’armes offensives et d’armes défensives ; laissons cette discussion ; mais il devait être parfaitement clair dans l’esprit de tous que des armes nucléaires seraient considérées par le président des États-Unis comme des armes offensives. Donc la dissuasion par la parole du président des États-Unis n’a pas réussi. Les Soviétiques ont commencé à installer des rampes de lancement et il est probable que des missiles à moyenne portée, avec des têtes nucléaires, se trouvaient dans l’île de Cuba, mais cependant sous le contrôle des Soviétiques et non pas sous celui des Cubains. Il y a eu ensuite une crise mais cette crise était d’un caractère parfaitement traditionnel. Les États-Unis n’ont pas menacé l’Union Soviétique d’armes nucléaires, ils ont massé une force d’intervention et ils se sont donné les moyens, soit de bombarder les bases soviétiques dans l’île, soit plus probablement d’envahir Cuba. Le président des États-Unis, par l’intermédiaire de son frère et par l’intermédiaire d’un fonctionnaire soviétique à Washington, a pratiquement envoyé un ultimatum secret à l’Union Soviétique en priant les dirigeants de Moscou de retirer ces armes. Elles ont été retirées et, en fait, je suis tenté de croire que s’il n’y avait eu que des armes classiques et non pas nucléaires, les États-Unis n’auraient pas davantage toléré la constitution d’une base militaire importante dans l’île de Cuba, au large de la Floride, ce qui eût été en tout état de cause un acte considéré, même dans la diplomatie traditionnelle, comme spécifiquement agressif.
Cela dit, les armes nucléaires dans cette crise ont probablement joué, et ceci de deux façons. Tout d’abord ces armes ont fait une peur extrême aux dirigeants des États-Unis ; en fonction de leur conception stratégique, ils se demandaient quelle serait la réplique soviétique à leur action ; en effet, localement, la supériorité américaine en armes classiques était écrasante, par conséquent, sur ce terrain précis, les Soviétiques ne pouvaient que reculer. Mais théoriquement, suivant les scénarios, les wargames américains, les Soviétiques auraient pu répliquer par la même stratégie en un autre point de confrontation. C’est-à-dire que s’ils avaient raisonné à la manière, disons des stratèges de la Rand Corporation, la réplique au jeu américain aurait été une opération de même sorte à Berlin où la supériorité classique soviétique était aussi écrasante que la supériorité classique américaine au large des côtes de Floride. Tout indique que les Soviétiques n’y ont pas pensé, pour de multiples raisons, la principale étant qu’ils pensent en termes politiques et que, politiquement, il n’y avait aucune proportionnalité entre l’importance de Berlin d’un côté et de Cuba de l’autre. Berlin était symbolique de toutes les relations entre les Alliés, les États-Unis et l’Union Soviétique ; Cuba était un phénomène secondaire, c’était l’essai d’acquisition d’un avantage local ; les Soviétiques ont renoncé à cet avantage local et se sont retrouvés exactement dans la même situation qu’avant. Il reste naturellement — et c’est le deuxième point — une incertitude : les choses se seraient-elles passées de la même façon si les Américains n’avaient pas eu en 1962 un avantage considérable en armes nucléaires ? Encore une fois je vous répondrai qu’il ne s’agit là que de spéculations. Personnellement, je pense que même dans une situation d’égalité nucléaire, les Soviétiques auraient fait retraite comme ils ont fait retraite en 1962. Mais, faute d’expérience, nous en restons à des spéculations, spéculations bien ou mal fondées mais qui se rattachent en dernière analyse à des hypothèses sur la manière de penser des dirigeants soviétiques.
La dissuasion avec ou sans arme nucléaire peut être considérée comme une modalité de la défensive. En effet, d’après la définition courante, la dissuasion consiste à détourner quelqu’un de faire quelque chose. Si donc il y a dissuasion bilatérale, c’est-à-dire si les deux puissances qui possèdent des armes nucléaires se dissuadent réciproquement, il en résulte le statu quo ; ni l’une ni l’autre ne peut prendre une initiative politique dont l’autre veut la détourner par la menace nucléaire. D’où des questions à nouveau abstraites mais qui méritent quelque réflexion. Pourquoi est-ce que nous considérons tous qu’il est plus facile d’utiliser la menace nucléaire défensivement qu’offensivement, c’est-à-dire pour « dissuader de » plutôt que pour « contraindre à » ? Un des auteurs américains les plus brillants, Schelling, a cherché un mot américain qui soit l’équivalent pour l’offensive de ce que la deterrence est pour la défensive ; il a créé le mot de compellence. En Français, il n’y aurait pas de difficulté si l’on disait — mais c’est trop long — « dissuader par la menace nucléaire », il suffirait d’opposer à cet usage défensif l’usage offensif en disant « persuader par la menace nucléaire », persuader l’autre de faire quelque chose ou encore de cesser de faire ce qu’il fait. C’est, à la rigueur, la signification qu’avaient les bombardements américains sur le Vietnam du Nord : on voulait persuader le Vietnam du Nord de cesser de soutenir le Vietcong dans le Sud, ou bien on voulait également le persuader de faire retraite. Théoriquement, on pourrait donc utiliser la menace nucléaire offensivement, pour changer de statu quo.
Pourquoi donc est-ce l’usage défensif du mot qui a été immédiatement retenu ? Je dirai deux raisons très simples : la première est que nous sentons tous intuitivement qu’il est plus crédible de dire à un ennemi éventuel : « Ne faites pas ceci, sinon le malheur va arriver », que de dire à un adversaire : « Si vous ne faites pas cela je vais vous atomiser ». Car utiliser les armes atomiques, que ce soit contre les armes de l’ennemi ou contre ses villes, représente quelque chose de tellement monstrueux au sens humain du terme qu’il est presque impossible d’imaginer, au moins entre pays civilisés, qu’un pays dise à l’autre : « Si vous ne capitulez pas, je vais réduire vos villes en cendres ». Je ne veux pas dire que ce soit impossible, car rien n’est impossible dans le monde où nous sommes — beaucoup de choses se sont passées dans la dernière guerre que nous aurions considérées à l’avance comme impossibles. Par conséquent, je ne prétends pas qu’il n’y aura jamais dans l’avenir d’usage offensif de la menace nucléaire — bien entendu, comme tout le monde, je souhaite passionnément qu’il n’y ait jamais d’usage offensif de la menace nucléaire. Je me borne à dire, pour l’instant, que la menace nucléaire a été utilisée défensivement et qu’elle a abouti, dans les régions où les deux grandes puissances se faisaient face directement, c’est-à-dire l’Europe, à une situation que l’on peut appeler plus ou moins celle du statu quo, chacun dissuadant l’autre de recourir aux moyens militaires, avec pour conséquence que la situation territoriale assez bizarre de l’Europe de 1945 est restée ce qu’elle était alors, y compris les secteurs Ouest de Berlin au milieu du monde soviétique.
Venons-en maintenant à quelques considérations sur les traits essentiels de ce que l’on appelle la théorie de la stratégie nucléaire. Il va de soi que cette théorie ayant fait l’objet de centaines de livres, la prétention d’en parler en une vingtaine de minutes a quelque chose d’exorbitant. Moi-même j’ai écrit un certain nombre de pages là-dessus. J’essaierai donc de m’en tenir à des idées à la fois simples et jusqu’à un certain point peut-être « provocative » comme on dit en anglais.
La stratégie nucléaire comporte essentiellement trois éléments :
— un premier élément est bien connu et je me bornerai à y faire allusion, c’est la conceptualisation du duel : première frappe, deuxième frappe, antiforces, anti-cités, anti-forces en première frappe, anti-forces en deuxième frappe, etc. Il s’agit là simplement d’un vocabulaire technique comparable à celui des opérations classiques créé à la fin du XVIIIe siècle avec des bases, des zones d’opérations, des lignes de communication et des lignes de retraite… Ce sont des concepts abstraits qui sont nécessaires pour penser les conditions d’un duel, mais qui n’ont aucun contenu doctrinal. J’oppose la théorie et la doctrine en ce sens que la théorie est analyse et que la doctrine suggère des prescriptions. Tout ce vocabulaire est simplement analytique ou théorique,
— deuxième élément : au fur et à mesure que s’améliorent, se perfectionnent les vecteurs et les armes, la stratégie nucléaire comporte des éléments extrêmement développés, à demi-secrets, qui portent sur le rayon de destruction des armes, la précision du tir, et des calculs qu’on peut trouver un peu partout dans la littérature américaine ; certains de ces calculs sont classifiés, c’est-à-dire théoriquement secrets (combien de têtes nucléaires faut-il lancer pour atteindre à une probabilité de détruire les silos abritant les missiles de l’ennemi ?). Ces calculs scientifiques se combinent avec la formalisation de première frappe ou de deuxième frappe, et ces deux éléments joints aboutissent, dans la réalité à la course qualitative aux armements, et dans la spéculation à des scénarios de plus en plus compliqués.
La course qualitative aux armements, vous la connaissez comme moi. Depuis les bombardiers à long rayon d’action jusqu’aux missiles sur sous-marins ou dans les silos, il y a eu pendant vingt-cinq ans une succession de systèmes d’armes de plus en plus perfectionnés et jamais mis à l’épreuve, heureusement, en tirs réels. Sur ce point il s’agit d’un phénomène sans précédent dans le passé puisque cette course qualitative aux armements continue d’année en année, qu’elle n’a pas été arrêtée même par l’accord de Moscou en 1972, et que ces systèmes d’armes sont jetés au rebut avant d’avoir servi. Nous posons tous la question : combien de temps peut continuer cette course qualitative aux armements sans mise à exécution, sans utilisation réelle ?
Pourquoi cette course qualitative aux armements ? Elle est immédiatement compréhensible en fonction de la distinction entre la première et la deuxième frappe : au fur et à mesure que la précision et la puissance des têtes nucléaires et la rapidité des vecteurs augmentent, on calcule que la force de représailles devient de plus en plus vulnérable ; il y a donc, sous une forme nouvelle et scientifique, la course indéfinie de l’obus et de la cuirasse.
Cela dit, dans la mesure où, en cas de dissuasion bilatérale ou de dissuasion stable, aucun des deux ne peut faire certaines choses, pourquoi ne parvient-on pas à stabiliser la dissuasion réciproque à un niveau inférieur de dépense ? Pourquoi ne peut-on pas arrêter la course aux armements ?
On appelle aujourd’hui stabilité de la dissuasion une situation où l’on suppose qu’aucun des deux possesseurs de ces armes nucléaires ne peut être amené ou incité à les utiliser en raison de la certitude où il se trouve que la capacité de représailles de l’autre est plus ou moins égale à sa propre capacité de frappe. La notion de stabilité se substitue dans la stratégie de dissuasion à la notion d’équilibre. La différence fondamentale entre ces deux notions, c’est que dans le calcul de l’équilibre il y avait un large élément de calcul matériel des forces, cependant que dans la stabilité de la dissuasion tout se passe dans les spéculations des théoriciens et dans les esprits des chefs d’État. On dit qu’une dissuasion est stable lorsque le théoricien pense que la situation est telle qu’aucun des deux possesseurs de ces armes monstrueuses n’aura la moindre tentation de les utiliser.
Pourquoi la dissuasion réciproque n’a-t-elle pas encore été stabilisée ? Je vous livre des explications possibles. La première, c’est que le complexe industriel et militaire a intérêt à poursuivre cette course, ce qui est une explication journalistique à laquelle je ne crois pas beaucoup, bien que de toute évidence, par définition, quand il y a des industries, elles veulent travailler, qu’elles soient des industries de défense nationale ou qu’elles soient des industries de transport supersonique. La deuxième raison, qui me paraît beaucoup plus profonde, c’est que quand il y a des équipes de recherche spécialisée, ces équipes, inévitablement, trouvent, et comme aucun des deux n’a une confiance absolue dans l’autre, chacun des deux maintient ses équipes, et si les équipes des deux côtés trouvent, inévitablement il y a l’action et la réaction, il y a la dialectique. Les Américains ont trouvé les MIRV, c’est-à-dire les têtes multiples dans un seul missile, inévitablement les Russes ont demandé à leurs équipes de trouver aussi des MIRV et les Français de même. Et à partir des MIRV probablement les Américains trouveront-ils quelque chose de plus ; il risque d’y avoir une surenchère indéfinie dans ce raffinement technique. La troisième raison est la plus importante : puisqu’il n’y a jamais eu d’expérience réelle, on ne peut réfléchir sur la dissuasion par menace nucléaire que par la méthode des scénarios. On imagine des situations et l’on se demande ce qui se passerait dans les diverses situations que l’on a imaginées. Or, à partir du moment où l’on entre dans les scénarios, la complication intellectuelle du problème de la dissuasion est extrême. De cette complication on tire cependant quelques vérités, telle celle-ci que le bon sens indiquait et que les Américains ont perçue très rapidement : dissuader un adversaire éventuel d’une attaque directe contre son territoire national est une chose, dissuader un adversaire éventuel d’une attaque par arme nucléaire ou par arme classique contre un allié de l’État nucléaire en est une autre.
— troisième élément de la théorie de la dissuasion : les armes nucléaires, sans être utilisées, exercent-elles en cas de crise une influence par leur existence même ? On a souvent fait la comparaison entre les armes nucléaires, qui n’ont jamais servi depuis 1945, et la flotte britannique. La flotte britannique au XIXe siècle a joué un rôle considérable dans la pacification des mers, sinon dans celle des terres, sans avoir jamais eu à livrer une grande bataille. Personne ne peut démontrer que les armes nucléaires n’ont pas exercé en permanence d’influence sur le style des relations entre les puissances qui les possédaient.
Quoi qu’il en soit, la dissuasion entre dans les subtilités à partir du moment où l’on fait la distinction entre les types de scénarios.
Le scénario le plus simple est le scénario d’une attaque directe contre le territoire national de l’État possesseur des armes nucléaires. Dans le cas du duel entre l’Union Soviétique et les États-Unis, la vraisemblance de l’efficacité de la dissuasion est énorme. Tout d’abord, les États-Unis et l’Union Soviétique sont en un sens des puissances saturées ; toutes deux ont une situation dominante dans le monde, toutes deux possèdent une très grande partie des matières premières qui leur sont nécessaires sur leur sol ou dans leur sous-sol. Il serait donc, en dehors même de toute possession d’armes nucléaires, absurde aussi bien pour les États-Unis que pour l’Union Soviétique de s’engager dans une guerre à mort. De plus, à partir du moment où les armes nucléaires sont disponibles, cette irrationalité d’une guerre au finish entre l’Union Soviétique et les États-Unis serait encore plus grande. Mais il serait dangereux de tirer du fait que le territoire des États-Unis bénéficie, selon toute probabilité, du privilège d’un sanctuaire invulnérable, l’idée si souvent avancée que tout possesseur d’une petite force s’assure automatiquement la même invulnérabilité. L’invulnérabilité du territoire américain à une attaque directe a de multiples causes parmi lesquelles la possession d’armes nucléaires. Si vous situez l’État possesseur d’armes nucléaires, et surtout d’une force nucléaire très inférieure à la force de l’ennemi éventuel, dans une tout autre situation géographique et politique, je ne dis pas que ses armes nucléaires n’exercent pas une influence dissuasive, je dis qu’il serait imprudent de tirer de l’invulnérabilité du sanctuaire américain des conclusions dogmatiques en ce qui concerne l’invulnérabilité d’un autre territoire national. Je reviendrai sur ce point à la fin de mon exposé.
Le deuxième scénario typique concerne la dissuasion d’une attaque par armes classiques contre les territoires d’un allié des États-Unis ou de l’Union Soviétique. Ce deuxième scénario typique a été suggéré aux théoriciens par la réalité historique elle-même, et c’est à un sujet semblable que j’ai consacré un petit livre que j’ai appelé « Le grand débat. Initiation à la stratégie nucléaire » (1). En effet, il se trouve que les États-Unis sont alliés à des pays de l’Europe Occidentale, qu’ils en sont séparés par l’Océan Atlantique, et ces pays de l’Europe Occidentale sont contigus à ce que j’appellerai l’imperium soviétique, c’est-à-dire l’ensemble des territoires de l’Europe Orientale où se trouvent des armées appartenant à l’Union Soviétique. De là les discussions qui ont eu lieu et resurgissent par intermittence entre Européens et Américains sur le point de savoir ce que vaut la dissuasion américaine à partir du moment où se trouve établie l’égalité des forces nucléaires entre les États-Unis et l’Union Soviétique. Sans entrer dans le détail de ces discussions classiques dont le développement a fait l’objet de plusieurs livres, je voudrais mettre l’accent sur quelques idées, à nouveau simples, abstraites et, à mes yeux, fondamentales.
Si je me risquais à me souvenir que dans ma jeunesse j’étais essentiellement un philosophe, je dirais que de même qu’il y a des antinomies de la raison pure, il y a des antinomies de la dissuasion. J’en relèverai deux que je formulerai de la manière suivante : primo, dans la mesure où la stabilité se renforce au niveau supérieur des armes nucléaires, par définition elle diminue au niveau inférieur des armes classiques ; secundo, les mesures efficaces pour renforcer la dissuasion au niveau inférieur par la menace d’ascension ou d’escalade sont par définition contraires aux moyens souhaitables pour diminuer le risque d’escalade si l’on entre dans la phase de mise à exécution. À propos de ces deux antinomies, je me bornerai à un commentaire rapide.
Il va de soi que si les deux puissances nucléaires sont dans une situation telle qu’aucune des deux ne peut éliminer les armes nucléaires de l’autre, si par conséquent les deux puissances nucléaires se dissuadent au maximum du recours à ces armes, la menace de l’une d’entre elles d’employer ces armes contre l’autre en cas d’attaque classique diminue. Il en résulte donc que plus la situation entre les duellistes supérieurs est stable au niveau nucléaire, plus il y a en théorie de risque que l’une des deux emploie des moyens classiques. C’est le raisonnement, tiré des études abstraites, qui a terrifié l’équipe Kennedy au début des années 1960. Les Américains, à l’époque, se sont fait peur à eux-mêmes et ont fini par faire peur quelque peu aux Européens. Les raisonnements étaient impeccables à une seule condition : que l’on pense les problèmes de cet ordre en termes purement techniques. Si l’on pense comme un joueur d’échecs, il est évident qu’à partir du moment où il y a une quasi-impossibilité pour les adversaires à utiliser ces armes nucléaires l’un contre l’autre, la menace de les utiliser pour protéger des alliés devient non-crédible, comme on dit. Mais il y a beaucoup d’autres facteurs qui jouent pour savoir si le danger est grand ou faible.
Quant à la deuxième antinomie, elle est très simple à comprendre aussi. À l’avance, si vous voulez dissuader l’adversaire d’une agression même mineure, que faites-vous ? Vous lui donnez le sentiment qu’une agression, même mineure, montera rapidement au niveau supérieur, et pour assurer cette escalade vous mettez jusqu’en première ligne des armes nucléaires que l’on appelle tactiques. Du coup vous renforcez à l’avance par la menace d’escalade la valeur de votre dissuasion. Cela dit, si l’autre n’y croit pas et que tout de même il se livre à de petites opérations militaires, vous risquez d’être entraîné contre votre gré vers le haut, d’où la possibilité de discuter indéfiniment sur l’efficacité ou tout au contraire le danger de l’utilisation des armes atomiques tactiques. Tout dépend de la phase dans laquelle vous vous situez. Si vous vous situez dans la phase de dissuasion, bien entendu vous voulez multiplier les risques d’escalade puisque vous renforcez votre dissuasion. Mais si par hasard l’autre n’y croit pas et que vous entriez dans la phase d’exécution, vous avez le désir tout opposé de multiplier les intermédiaires entre le bas et le haut. Les discussions entre Français et Américains ont porté indéfiniment sur ce thème, chacun ayant des arguments excellents, car les arguments en faveur d’une thèse sont aussi évidents pour la phase de dissuasion qu’absurdes dans la phase d’exécution, et tout dépend de la probabilité que l’on attribue aux différents événements. C’est là un exemple entre autres du danger du dogmatisme et des théories unilatérales. Il s’agit de réfléchir à la nature de ce duel très particulier, de comprendre aussi bien les arguments des uns et des autres et surtout de ne pas oublier que tous ces scénarios n’ont d’existence que dans nos esprits et que nous sommes dans des spéculations, auxquelles les Soviétiques d’ailleurs ne se livrent pas au même degré parce qu’ils pensent plus politiquement que nous et moins techniquement que les Américains.
Pourquoi toute cette littérature donne-t-elle, jusqu’à un certain point au moins, une impression de malaise ? Je crois en trouver la raison essentielle dans le dialogue qui a eu lieu par écrit entre Herman Kahn et moi-même. Au début de son livre « De l’escalade » (2) Herman Kahn cite une phrase que j’avais écrite, je crois, dans « Paix et guerre entre les nations » (3) : « il ne s’agit pas de discuter de dissuasion dans l’abstrait, il s’agit de savoir qui peut dissuader qui, de quoi, dans quelles circonstances, par quelles menaces ? » En d’autres termes, je pense qu’après s’être exercé l’esprit dans des modèles, dans des schémas, le jugement politico-militaire doit, comme l’ont enseigné tous les bons stratèges, revenir à la réalité concrète. Tant que l’on est dans l’abstrait, on peut se faire peur à soi-même, et il est évident qu’étant donné la nature de ces armes on peut dire que la dissuasion américaine n’a plus aucune valeur, que la supériorité des forces classiques de l’Union Soviétique est écrasante, etc. Tous ces arguments sont connus. Personnellement, je pense qu’un retour à la réalité historique fait apercevoir que le monde n’est sans doute pas rassurant mais que, du moins dans l’immédiat et à court terme, il n’est peut-être pas aussi terrifiant que le rendraient les schémas que l’on construit. Par exemple en Europe, il est clair que les risques en tout état de cause sont immenses, que la tentative soviétique d’occuper l’ensemble de l’Europe Occidentale par les armes serait, par rapport aux États-Unis, une espèce de déclaration de guerre, que l’Union Soviétique ne se résoudrait à une démarche de cet ordre que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles où les risques seraient, pour des raisons imprévisibles, réduits au minimum. Ce qui reste vrai, c’est que la négociation diplomatique a pour condition le maintien d’un minimum d’équilibre militaire ; mais maintenir ce minimum d’équilibre militaire ne veut pas dire que l’on doive se faire peur à soi-même en imaginant des scénarios dans lesquels un adversaire diabolique utiliserait à la première occasion une supériorité d’un ordre donné.
J’en viens maintenant à quelques remarques finales sur le changement, réel ou supposé, que la notion de stabilité introduit dans la pensée stratégique en se substituant à la notion d’équilibre. La notion d’équilibre, je l’ai dit tout à l’heure, supposait un minimum de calcul fondé sur des réalités concrètes. Je sais bien que les stratèges et en particulier celui que j’admire le plus, Clausewitz, ont dit il y a un siècle et demi qu’il n’y avait jamais de calcul rigoureux des forces en raison de l’existence d’un élément qu’on ne pouvait pas calculer : la force morale ; or, calculer les canons et les divisions était souvent une illusion et une illusion chargée de périls. Dans le cas de la dissuasion on est évidemment tenté de croire que la notion même d’égalité et d’inégalité a perdu toute signification si l’on songe qu’une seule arme, une seule tête nucléaire d’une ou deux mégatonnes suffit à détruire une ville entière. Dès lors, je reviens à la question — pourquoi n’y a-t-il pas stabilisation des forces nucléaires russes et américaines à un niveau inférieur ? Pourquoi Russes et Américains continuent-ils à discuter comme si la notion d’égalité et d’inégalité conservait un sens à notre époque ? Je voudrais vous présenter sur ce point quelques idées, deux en particulier.
Première idée : les difficultés techniques. H. Kissinger a dit l’autre jour, quand il est revenu de Moscou, qu’il avait cherché a conceptual breakthrough, c’est-à-dire, littéralement, une percée conceptuelle. Ce qu’il entendait par là est quelque chose de tout à fait précis : il cherchait l’unité de mesure pour établir l’équivalence de deux forces nucléaires dont la structure est différente. Comme vous le savez, les Soviétiques ont une capacité de destruction plus forte que les États-Unis en termes de mégatonnes, ils ont un nombre de missiles aujourd’hui sensiblement supérieur à celui des Américains, mais les États-Unis, par l’intermédiaire des MIRV, ont un nombre de têtes nucléaires plus élevé, et Brejnev a dit à Kissinger — c’est la reproduction d’un dialogue que celui-ci m’a rapporté — « ce qui frappe ce sont les têtes nucléaires et ce ne sont pas les engins ». D’où la difficulté : on veut établir une équivalence qui est le substitut de ce qu’était l’égalité au temps passé. Comment calculer l’équivalence, quelle est l’unité de mesure ? Jusqu’à présent, les Russes et les Américains n’ont pas encore trouvé cette égalité de mesure. Et pourquoi cette égalité ou cette équivalence importe-t-elle ?
Deuxième idée : au fur et à mesure que se « sophistiquent » les armes, si je puis dire, les scénarios deviennent aussi de plus en plus sophistiqués. Auparavant on en était uniquement à la première frappe contre la force de l’autre et la deuxième frappe contre les villes. Maintenant le secrétaire américain à la Défense, M. Schlesinger, a imaginé des scénarios beaucoup plus compliqués. Supposons qu’il y ait une première frappe soviétique partielle contre les forces nucléaires américaines, il faut que les Américains aient une force suffisante pour être en mesure de répliquer contre les forces de l’autre. L’État victime d’une attaque nucléaire doit garder la capacité en deuxième frappe de frapper les forces de l’autre. Est-ce que nous sommes dans un monde de fous ou dans un monde rationnel ? On peut en discuter… Ce qui est certain, c’est que ces sortes de spéculations ne peuvent pas être écartées du fait qu’elles interviennent dans les négociations.
S’agit-il de raison ou de rationalisation ? Il s’agit peut-être de rationalisation, mais celle-ci porte sur un fait qui n’est pas sans importance et sur lequel nous spéculons sans certitude. Le fait important n’est peut-être pas tant la puissance respective de ces deux forces, dont la fonction est de ne pas servir, que l’image de puissance que les deux États se donnent réciproquement l’une à l’autre ou donnent au tiers spectateur. En d’autres termes, les États-Unis et la Rand Corporation font aujourd’hui des études pour savoir quelle est la réaction des Européens aux accords russo-américains, quelle image les Européens ont-ils aujourd’hui de la relation des forces entre les États-Unis et l’Union Soviétique. Or là, je retrouve non pas une rationalisation mais une raison car, dans la mesure où tout se passe dans l’esprit des acteurs et des spectateurs, dans la mesure où ces forces agissent sans être utilisées, l’image que les acteurs et les spectateurs ont de la relation de puissance entre les duellistes devient un facteur du déroulement des crises ou du déroulement des relations internationales.
Pour l’anecdote, j’ai eu avec Kissinger, qui fut jadis mon camarade d’université, deux conversations à quelques années d’écart sur le sujet : quelle influence exerce la relation des forces nucléaires sur le déroulement des rapports diplomatiques ? En 1970, si mes souvenirs sont exacts, à l’époque où les Soviétiques ont semblé vouloir créer une base pour leurs sous-marins nucléaires à Cuba, Kissinger m’a dit : « Je ne peux pas les faire partir en employant la technique que Kennedy a utilisée en 1962 ; la relation des forces nucléaires a trop changé ». Or, en 1974, avec la même conviction, dans une conversation privée, il m’a dit : « Je n’ai jamais eu le sentiment que la relation des forces nucléaires exerçait une influence quelconque sur le déroulement des relations diplomatiques ». Dans un cas, lorsqu’il voulait justifier une certaine diplomatie, il invoquait l’influence de la relation des forces nucléaires, et dans un autre cas il excluait cette influence. À mon avis, dans les deux cas, étant donné nos relations, il était spontané et sincère et j’en tirerai simplement la conclusion que si on lui demandait quelle influence exerce réellement cet étrange jeu des forces nucléaires sur le cours des relations diplomatiques, il serait presque aussi embarrassé après avoir été secrétaire d’État qu’il l’aurait été s’il était resté comme moi un professeur.
Très brièvement maintenant je voudrais vous dire quelques mots des relations entre une petite force et une grande force. Bien entendu, pour ne gêner personne, je vais parler aussi abstraitement que possible. Qu’il soit tout d’abord entendu que j’ai toujours été partisan que la France se donne une force nucléaire. Ce avec quoi j’ai rarement été d’accord, ce sont les rationalisations ou les raisons que l’on en a donné. Quels sont donc les problèmes particuliers que pose une petite force nucléaire opposée à une grande ?
Premièrement, une force nucléaire limitée risque d’être obligée de menacer exclusivement de frapper les villes, c’est-à-dire d’utiliser la tactique la plus cruelle et la plus inhumaine qui consiste non pas à s’en prendre aux forces de l’adversaire mais à s’en prendre aux populations civiles. Je ne crois pas juste de nier le problème moral. Il y a eu, à travers l’histoire de l’Occident, une tradition qui était d’abord de proportionner les moyens de violence ou de force à la nature même de l’agression, et d’essayer par ailleurs de limiter dans la guerre les destructions infligées aux non-combattants. Il est clair que ces principes traditionnels de la morale chrétienne de la guerre ont été violés à travers l’histoire. Le problème moral des armes nucléaires supposerait en tout cas une autre conférence et je n’en traiterai pas ici — personnellement je crois le problème insoluble. Le problème moral est à tel point insoluble que jamais les déclarations officielles de la Papauté n’ont réussi à sortir d’une contradiction fondamentale : d’une part détruire par les armes atomiques des villes serait un acte en tant que tel pervers, et l’intention même éventuelle de le commettre est donc une intention perverse, mais d’autre part si cette menace contribue à maintenir la paix, peut-on pragmatiquement refuser un moyen de limiter des guerres dont le XXe siècle a montré que, même sans arme nucléaire, elles pouvaient être terrifiantes ? Entre ces deux arguments qui me paraissent aussi incontestables l’un que l’autre, je ne vois pas d’issue ; je vois seulement, dans certaines conditions et sous certaines réserves, l’atténuation de la contradiction.
Ma deuxième remarque porte sur le schéma abstrait d’une petite force contre une grande. Je suis loin de penser qu’une petite force ne puisse dissuader de rien l’État possesseur d’une grande force. Ce à quoi je me suis opposé, c’est à transférer ce que l’on peut dire des relations entre les deux grands duellistes à la relation éventuelle entre un petit et un grand. Ce à quoi je ne crois pas comme à une vérité démontrée, c’est au pouvoir égalisateur de l’atome. Bien entendu, il y a quelque chose de vrai dans le raisonnement, c’est-à-dire que chaque arme représente à elle toute seule une telle puissance destructive que la notion traditionnelle d’égalité ou d’équilibre doit être dépassée.
Dans la situation actuelle le risque est extraordinairement faible, pour la raison suivante : nous n’avons pas de frontières communes avec l’État dont nous prétendons craindre l’agression. Nous ne pouvons être attaqués militairement par aucun de nos voisins, ni par l’Espagne, ni par l’Italie, ni par la République Fédérale d’Allemagne, ni par la Belgique. Comme nous ne pouvons être attaqués avec des armes classiques par aucun de nos voisins, la seule attaque classique que, théoriquement, nous pourrions vouloir dissuader, serait une attaque classique contre nos alliés de l’Europe. Personne ne pense que nous utiliserions notre force nucléaire effectivement dans le cas d’une agression — d’ailleurs comme je vous l’ai dit très improbable — contre la République Fédérale d’Allemagne. Par conséquent, on peut toujours dire que nous pouvons dissuader avec notre force nucléaire n’importe quelle attaque classique ; dans la situation historique où nous sommes, la question ne se pose pas. Si elle se posait, les choses seraient beaucoup plus compliquées que dans les schémas. Car, pour une très grande puissance possédant à la fois toutes les armes classiques et toutes les armes nucléaires, il y a beaucoup plus de possibilités d’actions offensives que l’attaque nucléaire directe contre l’État possesseur de la petite force ou l’attaque totale avec les forces classiques mettant en question l’existence même de cette puissance. Celui qui possède à la fois une supériorité classique et une supériorité nucléaire, s’il n’a en face de lui qu’un État de dimension moyenne ne possédant qu’une petite force nucléaire, dispose de moyens d’action plus subtils et plus nombreux que ceux qu’imaginent dans leurs scénarios les dogmatiques du pouvoir égalisateur de l’atome. Là encore le dogmatisme est fondé sur nos représentations de la rationalité, sur une proportionnalité entre l’enjeu et le coût, mais ce sont là des spéculations qui, pour l’instant, n’ont pas de relations avec la situation historique où nous sommes. Mis à l’épreuve, ces raisonnements seraient confirmés ou démentis par les événements ; espérons de tout cœur qu’ils ne seront jamais mis à l’épreuve, mais ne soyons pas prisonniers de leur rationalité apparente. Rationalité apparente, par exemple, ce raisonnement que l’on trouve quelquefois chez les auteurs, même réputés, à savoir que celui qui possède une petite puissance doit avoir le moins possible d’armes classiques pour accroître la crédibilité de sa menace nucléaire. On peut tout dire, même cela…
Ce qui a toujours menacé la pensée militaire, c’est le dogmatisme de la rationalité non appuyé sur l’expérience. Avant la guerre de 1914 il y avait deux camarades, anciens élèves de l’École Polytechnique et qui sont restés amis jusqu’au bout : l’un s’appelait Émile Mayer, l’autre Ferdinand Foch. À partir de la fin du XIXe siècle, le premier a compris et affirmé la puissance terrible du feu, de l’artillerie, de la mitrailleuse. Il a tiré les leçons de la guerre d’Afrique du Sud, puis de la guerre de Mandchourie, et il en a conclu que les théories de l’offensive à outrance, de l’attaque à l’arme blanche, que prônaient à l’époque les doctrinaires de l’armée française étaient folles. Il a quitté l’armée car même les revues militaires ne publiaient pas ses études. Le colonel Mayer est un des deux hommes qui, avant 1914, ont prévu la guerre de siège des tranchées, la prolongation des hostilités et même la course à la mer. Ferdinand Foch, qui avait prévu tout le contraire, a été le maréchal de la Victoire et, en un certain sens, bien que ses idées avant la guerre de 1914 fussent fausses, il a mérité sa gloire, parce qu’il avait une des qualités les plus indispensables au chef de guerre, à savoir la force morale et, sous l’épreuve, la capacité de réviser ses idées pour les adapter au réel.
Une des difficultés de la pensée militaire, c’est qu’elle manque d’expérience ; la deuxième difficulté vient de ce que l’armée ne peut pas ne pas être fondée sur un principe hiérarchique, mais la pensée exclut le principe d’autorité — le chef hiérarchique n’a pas nécessairement raison contre son inférieur. Comment combiner ces deux principes ? D’une façon bien simple : la pensée militaire doit rester libre ; qu’il y ait des revues où n’importe qui puisse écrire librement. L’hétérodoxie est rarement une source de réussite dans la carrière, mais la vérité mérite des sacrifices. ♦
(1) Édit. Calmann-Lévy - 1963.
(2) Édit. Calmann-Lévy - 1966.
(3) Édit. Calmann-Lévy - 1962.