Asie - Perturbations au pays du matin calme (Corée)
Avec la recrudescence de la tension militaire entre le Nord et le Sud, un régime aux assises incertaines à Pyongyang et un président fragilisé à Séoul, sur fond de scandales politiques, la péninsule Coréenne est entrée dans une nouvelle période de turbulences.
Pendant trois jours, du 5 au 7 avril 1996, la Corée du Nord a envoyé des petits détachements violer pour quelques heures l’accord d’armistice de 1953 en pénétrant dans la zone démilitarisée la séparant du sud de la péninsule, dans la région de Panmunjom, à six minutes de vol de Séoul pour les bombardiers Il-28 en service au Nord. Les détachements, du volume d’une compagnie, ont simulé la mise en œuvre de mortiers et de canons sans recul dans la partie nord de la ligne de démarcation. Ce nouvel incident n’a pas été pris au sérieux par les forces américaines stationnées au Sud, qui n’ont pas augmenté leur degré de mise en alerte. Aucun mouvement important de troupes n’a été décelé au Nord. En 1995, Pyongyang avait déjà provoqué plusieurs incidents. Du 20 au 22 mai, un détachement armé d’une quarantaine d’hommes a pénétré dans la zone commune de sécurité de Panmunjom. Le 17 octobre, les Sud-Coréens ont repoussé deux commandos cherchant à franchir la rivière Imjin dans le secteur Ouest, faisant un mort. Le 24 octobre, la police a intercepté un groupe qui s’était infiltré dans une région montagneuse au sud-ouest de Séoul, faisant un prisonnier.
L’action des nordistes à quelques jours des élections législatives au Sud et un passage de Bill Clinton à Séoul ont fait l’objet de spéculations et provoqué de nombreuses réactions qui n’ont pas favorisé la position internationale de Pyongyang. Parmi les diverses interprétations, trois ont particulièrement été mises en avant. La première est que Pyongyang aurait voulu imiter les intimidations militaires de Pékin contre Taiwan à la veille de l’élection présidentielle. Les autorités nordistes auraient cherché à déstabiliser Kim Young-sam abhorré pour avoir refusé d’envoyer ses condoléances à la mort de Kim Il-sung. Si cela a été le cas, ce type d’action a également joué contre les vœux de ses initiateurs. La seconde raison possible est que, devant la famine provoquée par les graves inondations de l’an dernier, Pyongyang cherche à rassembler la population par la création artificielle d’une menace extérieure, sans s’engager dans un conflit dont les conséquences ne pourraient être qu’une défaite et, donc, la chute du régime. En fait, ces gesticulations ont été la manifestation concrète de la décision de Pyongyang, annoncée le 4 avril, de considérer comme caduc l’accord d’armistice en vigueur depuis 42 ans. La crise de Taiwan ayant obligé Washington à prendre des initiatives, la Corée du Nord a espéré relancer ainsi le dialogue direct avec les États-Unis, en panne depuis plus d’un an. Comme au moment de la crise du nucléaire, l’objectif des nordistes est de signer un traité de paix avec les Américains excluant les sudistes, de parvenir à une reconnaissance diplomatique et d’obtenir une aide économique américaine. Une fois de plus, la diplomatie nordiste a connu un échec. Les États-Unis ont refusé d’entrer dans ce jeu. À l’issue de leur rencontre du 16 avril, les présidents Clinton et Kim Young-sam ont proposé une négociation à quatre : les deux Corées, les États-Unis et la Chine. Cette proposition, repoussée par Pyongyang, a augmenté son contentieux avec Pékin qui a considéré favorablement cette idée, tandis que Tokyo suspendait ses démarches pour une reconnaissance mutuelle. À nouveau, la Corée du Nord a été condamnée et invitée à la reprise du dialogue avec le Sud, où le président Kim Young-sam a su exploiter au mieux la situation pour faire preuve d’une fermeté dont on lui reprochait de manquer.
Celui-ci s’était donné une image de « monsieur propre » en faisant inculper ses deux prédécesseurs, les généraux Chun Doo-hwan et Roh Tae-woo pour corruption au point que, dans un sondage sur les intentions de vote, 11,4 % des personnes sondées avaient déclaré que leur choix avait été influencé par cette décision. Des responsables du Parti de la nouvelle Corée (NKP), sous l’impulsion de l’ancien Premier ministre Lee Hoichang, ont conduit la campagne pour l’élimination de tous les anciens cadres corrompus et leur remplacement par des hommes neufs et plus jeunes, au point que plus de la moitié des candidats du parti l’étaient pour la première fois. Intervenue peu de temps avant les élections générales du 11 avril 1996, l’inculpation de Chang Hak-ro, proche conseiller du président, et les rumeurs sur une aide financière de Roh Tae-woo au candidat Kim Young-sam ont largement terni cette image, au point de faire douter des chances de son parti.
Le Parti de la nouvelle Corée (NKP), sur la défensive avant les provocations de la Corée du Nord, a bénéficié de la réprobation de la population au point que 6,5 % des électeurs en ont tenu compte dans leur vote, et de l’agacement devant les troubles permanents causés par les étudiants. Les résultats ont finalement été moins désastreux que prévu. Le NKP a remporté 121 des 253 sièges en compétition ; en ajoutant ceux distribués à la proportionnelle, il obtient 139 députés sur les 299 de l’Assemblée nationale. Il perd donc seulement huit sièges et il lui en manque onze pour obtenir la majorité absolue. En s’associant avec les seize députés indépendants, le NKP assure au président Kim Young-sam la majorité dont il a besoin pour gouverner jusqu’à la fin de son mandat, en février 1998. Pour l’opposition, les résultats sont plutôt mitigés. Le Congrès national du candidat potentiel à la présidence, Kim Daejung, bien qu’en progrès de 27 sièges, n’obtient que 79 députés sur les 100 qu’il escomptait ; celui-ci, maintenant âgé de 71 ans, n’a pas été capable de conserver son siège car, sûr du succès de son parti, il s’était placé quatorzième sur la liste à la proportionnelle, alors que le Congrès national n’a obtenu que treize sièges selon ce mode ; il n’a plus guère de chance de remporter les présidentielles. Par contre, l’Union des démocrates libéraux (ULD) du conservateur Kim Jong-pil gagne 19 sièges et obtient 50 députés, devenant ainsi le deuxième parti d’opposition.
Cette situation obligera Kim Young-sam à tenir compte, sur sa droite, de ce mouvement qui préconise un système parlementaire réduisant les pouvoirs du président. Il devra, dans les mois qui viennent, se montrer plus dur dans ses rapports avec la Corée du Nord et l’aide économique que Séoul lui apporte. Cela veut dire aussi qu’il va pouvoir poursuivre son programme de réformes politiques, mais en prenant bien soin de ne pas le politiser en donnant l’impression de le promouvoir à des fins personnelles. Il est en effet suspecté de vouloir changer la Constitution qui, dans l’état actuel, ne lui permet pas de briguer un nouveau mandat. Un problème commun à tous les partis va être d’élargir leurs zones d’influence avant les élections présidentielles. Dans les deux scrutins précédents, chaque parti s’était en effet appuyé sur des bases très régionales : le NKP à Pusan et la province méridionale de Kyongsang, le Congrès national dans la région de Cholla, l’ULD dans les fiefs des anciens généraux présidents à Taegu et le nord de la province de Kyongsang. Séoul sera l’enjeu de cet élargissement des zones d’influence.
Si Séoul souhaite la reprise du dialogue inter-coréen pour la stabilité dans la région et affaiblir l’opposition de gauche, les conditions de ce dialogue et le coût de l’aide qui devrait l’accompagner sont une cause de préoccupation. La situation politique au Nord est loin d’être stabilisée. Kim Jong-il, dont la première épouse semble s’être enfuie à l’étranger, n’a toujours pas chaussé parfaitement les bottes de son père. Sa santé physique et mentale fait toujours l’objet de spéculations et avoir une idée de la réalité du pouvoir reste un exercice difficile. Un brutal changement dans la direction du pays ne peut être exclu. La Corée du Nord continue d’agir hors des règles internationales. De nombreux témoignages de transfuges, dont celui de l’ex-gendre du Premier ministre Kang Song-san, indiquent qu’une usine de Pyongyang, utilisant 2 000 personnes, fabrique de huit à dix millions de faux dollars par an, des Mark, des wons et des yens qui sont principalement écoulés dans le « triangle d’or » et les Balkans. C’est que la Corée du Nord manque cruellement de devises. D’après le ministère de la Réunification de Séoul, les exportations de celle-ci en 1995 se sont élevées à 590 millions de dollars, soit une baisse de 30 %, alors que les importations ont représenté 1,47 milliard de dollars, en hausse de 16 %. Ce manque de devises provoque une baisse des importations de pétrole et de machines et pièces détachées, ce qui entraîne le pays dans un véritable cercle vicieux. On estime qu’il faudra deux ans pour rétablir la production agricole à son niveau de 1994, après les terribles inondations de 1995. Toujours pour obtenir des devises, les Nord-Coréens auraient décidé de remplacer les cultures céréalières à faible rendement par celle du pavot ! Outre les échanges en mer, la région frontalière avec la Chine serait très atteinte par ce trafic, au point que celle-ci aurait adressé une note de protestation. ♦