Mémoires du temps présent
Voici donc le nouveau livre, très attendu, que nous présente Thierry de Montbrial, « fondateur de l’Ifri et du Ramses » annonce la bande de l’éditeur, mais qui a aussi beaucoup d’autres titres justifiant sa renommée, parmi lesquels nous nous permettrons de rappeler ceux dont il paraît le plus fier : professeur (depuis plus de vingt ans) de sciences économiques à l’École polytechnique et membre (le plus jeune) de l’Académie des sciences morales et politiques. Nous avions déjà eu l’honneur de présenter, dans cette revue, ses précédents ouvrages majeurs qui ont traité des relations internationales dans leur ensemble, c’est-à-dire La revanche de l’histoire (1985) et Que faire ? Les grandes manœuvres du monde (1990) (1), et nous avions noté alors l’ambition qu’il avait avouée dans le premier d’entre eux : « écrire un jour une réflexion globale sur la nature et le devenir de la société internationale ». Disons tout de suite que ces Mémoires du temps présent paraissent nous rapprocher sensiblement de ce jour, que nous sommes nombreux à attendre avec impatience.
Dans l’avant-propos de son livre, Thierry de Montbrial précise en effet qu’il va chercher à « démonter les ressorts de la politique internationale du siècle qui s’achève, en vue de comprendre les conditions initiales des premières décennies du troisième millénaire », Il ajoute que trois questions essentielles et interdépendantes ont sous-tendu sa réflexion : le monde court-il le risque d’un conflit majeur ? Le sous-développement est-il une fatalité ? L’homme saura-t-il maîtriser les forces qu’il a déchaînées par les progrès de la science et de la technologie ? C’est dire les propos ambitieux de cet ouvrage, mais aussi la méthode originale qui a présidé à son élaboration : percevoir, grâce à une relecture de l’histoire contemporaine, les « forces profondes » qui peuvent éclairer une démarche qui se veut essentiellement prospective.
Pour notre auteur, du point de vue des relations internationales, le XXe siècle a commencé avec la Première Guerre mondiale et s’est conclu avec l’écroulement du système communiste en Europe. Ce sont donc les épisodes les plus significatifs de cette histoire récente qu’il va analyser avec une érudition prodigieuse, d’autant qu’elle est appuyée par de très nombreuses notes et références. Il commence par celui du « mauvais traité », dit « de Versailles », puis passe à celui de « la recherche de la paix perpétuelle », c’est-à-dire de « la SDN prématurée à l’imparfaite Onu », pour s’arrêter ensuite à la « singulière alliance », celle de l’URSS et de l’Amérique « entrées dans la guerre contre leur gré », avant de faire revivre la naissance de la « nouvelle alliance », celle qui aboutit à l’Otan. Sur le plan historique, ces analyses sont parsemées de précisions peu connues et aussi de rectifications de certaines idées trop « reçues », comme celle du « mythe de Yalta », ou du véritable sens du containment préconisé par Kennan, auxquelles on pourrait ajouter, c’est nous qui le disons, les malentendus provoqués par le mot « intégration », puisqu’il n’a eu le sens qu’on lui attribue généralement de soumission à une autorité politique supranationale que dans le projet de la CED, et cela sur proposition de la France, alors que dans l’Otan il signifie seulement : commandement militaire américain.
Toutes ces analyses donnent lieu de la part de l’auteur, et cela est important pour les objectifs qu’il s’est fixés, à des notations très intéressantes de philosophie politique qu’il ne peut être question de reproduire ici, mais parmi lesquelles nous noterons par exemple, afin d’encourager nos lecteurs à aller en chercher beaucoup d’autres : « s’il est une leçon à tirer de l’histoire du XXe siècle, c’est que réalisme et idéalisme ne s’excluent pas, mais se complètent » ; ou « aucun mouvement n’est complètement irréversible dans l’histoire » ; ou encore « à travers le débat sur le choc des civilisations, on rencontre un problème philosophico-politique fondamental : existe-t-il, actuellement ou potentiellement, un système universel de normes sur lequel on pourrait fonder la légitimité du futur droit international ? » ; et enfin, « il n’y a pas plus d’opinion politique mondiale que de communauté internationale ».
La richesse des notations dont est parsemé ce livre est telle qu’il ne nous est pas possible de nous y arrêter davantage ici. Il nous faut en effet évoquer les trois sujets de fond et par ailleurs d’une brûlante actualité qui, toujours grâce à une relecture critique de leur histoire récente, y sont traités, à savoir : l’avenir de l’Europe, de l’ex-URSS et de l’Asie. À la première question « que faire de Maastricht ? », ce traité qui fut « une fuite en avant » mais « moins géniale que le plan Schuman », notre auteur répond, entre autres, « qu’il faut faire l’union monétaire », parce que la crise mexicaine de l’hiver 1994-1995 a démontré une fois de plus les limites de la libéralisation des échanges en l’absence d’un cadre monétaire rigoureux. Au sujet de la politique étrangère et de sécurité commune sa réponse est : il faut que la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne s’efforcent d’unifier leurs « grandes politiques », au moins en ce qui concerne l’Europe au sens large, c’est-à-dire en y incluant la Russie et les pays de la CEI, et aussi à l’égard du Proche-Orient qui, « avec l’Afrique du Nord, constitue notre flanc Sud ».
Quant à la Fédération de Russie, notre auteur constate qu’elle est confrontée « à la fois aux problèmes d’un ex-empire et à ceux de l’empire multiracial qu’elle demeure cependant » ; et cela alors que, contrairement au processus de la décolonisation européenne qui s’est étendu sur plusieurs décennies, celui de l’ex-URSS apparaît comme « une sorte d’explosion astrale, concomitante, en outre, avec l’ébranlement de l’ordre public et économique ». Il conclut par une note d’optimisme : « malgré le poids de la guerre, la stabilisation de l’économie se poursuit » ; mais aussi par une mise en garde, puisque, « parmi les nombreuses incertitudes qui demeurent », c’est le sort de l’Ukraine qui lui paraît devoir être suivi avec une particulière attention. Enfin, passant à l’Asie, où, nous rappelle Thierry de Montbrial, vit « plus d’un homme sur deux », avec sa renaissance, « on s’achemine peut-être vers le vrai choc des civilisations », puisqu’on ne sait pas « à quoi peut aboutir l’imbrication à grande échelle, entre de grandes civilisations qui se rencontrent pour la première fois sur un pied d’égalité ». Cependant, note-t-il aussi, « l’Europe a un rôle utile à jouer dans cette rencontre, car la plupart des pays d’Asie lui prêtent intérêt, afin d’éviter que leur rapport avec l’Occident ne se réduise à un face-à-face avec l’Amérique ».
Les sujets qui précèdent sont développés tout au long de trois chapitres très denses, que nous n’avons donc pu que survoler ici, afin d’encourager nos lecteurs à aller en découvrir eux-mêmes les richesses, tant du point de vue de l’information que de la réflexion. L’ouvrage se termine, sous le titre « Métamorphose », par un chapitre qui mérite qu’on s’y arrête, car l’auteur y synthétise les « tendances lourdes » qu’il est important de distinguer dans le présent pour mieux comprendre l’avenir. Il les a groupées dans les trois thèmes suivants : l’économie, la démographie et la technologie. Le premier, sous le titre « Les économistes et la réalité économique », nous vaut un magistral cours d’économie appliquée à l’action, puisqu’il comporte des conclusions comme celle-ci : « c’est l’incapacité de s’adapter rapidement aux nouvelles conditions qui est la cause fondamentale du chômage structurel en Europe continentale » ; ou encore : « le protectionnisme des forts, celui à l’ombre duquel le Japon s’est reconstruit, peut assurer de grands résultats, mais le protectionnisme des faibles ne conduit qu’au désastre ». L’économie peut nous apporter aussi un réconfort pour l’avenir, et Thierry de Montbrial avait noté auparavant dans sa relecture de l’histoire : « l’équilibre n’est pas seulement une affaire politico-militaire mais aussi une question économique, on le sait depuis la grande dépression de l’entre-deux-guerres » ; ou encore : « l’importance de l’économie pour la sécurité est clairement comprise depuis le plan Marshall ».
Pour notre auteur, nous l’avons dit, la deuxième tendance lourde qu’il nous faut prendre en considération est « la multiplication des hommes », dont il nous rappelle les données hallucinantes, puisque la population mondiale pourrait dépasser 11 milliards en 2025, alors qu’elle était d’un peu plus de 5 milliards en 1990 (dont 2 milliards pour la Chine et l’Inde). Ces perspectives ne sont pas pour lui catastrophiques, car, il l’avait noté auparavant, « les succès économiques des pays de l’Asie de l’Est, puis de l’Amérique latine, ont (déjà) fait voler le Tiers-Monde en éclats ». Il ne s’inquiète pas outre mesure de la montée du « fondamentalisme », puisqu’il s’agit pour lui, avait-il conclu précédemment, « d’une idéologie de substitution, un palliatif après tant d’échecs et d’humiliations ». Enfin, il entrevoit une solution à beaucoup de problèmes évoqués à ce propos dans les progrès de la science et de la technologie, dont il nous brosse, en connaisseur, les développements prodigieux au cours du siècle qui s’achève, pour conclure que « l’énergie plus abondante et potentiellement illimitée, la capacité croissante d’acquérir, de stocker, de transmettre et de traiter l’information, en particulier de calculer » nous offrent des perspectives à l’aube du XXIe siècle.
Thierry de Montbrial ne tombe pas pour autant dans l’optimisme béat de ceux qui, autrefois, ont vu dans les progrès de la science le remède à tous les maux dont souffrent les pauvres humains. Sa conclusion personnelle est d’ailleurs d’une bien plus haute élévation, car, pour lui, le XXIe siècle devra porter la marque du retour à la spiritualité. On retrouve aussi partout dans ce livre le mariage qui est cher à notre éminent ami, celui du pessimisme de l’intelligence et de l’optimisme de la volonté. Ceux qui ne le connaissent pas y découvriront sa rayonnante jeunesse, tant de cœur que d’esprit, puisqu’il a placé son ouvrage sous les patronages conjoints de Prévert, celui du « temps des cerises » qui refuse ainsi la nostalgie du passé, et d’Éluard, celui pour qui « le passé est un œuf cassé » et « l’avenir est un œuf couvé ». C’est ce que Thierry de Montbrial a fait avec bonheur et talent dans ce livre, placé aussi, il est important de l’indiquer, sous le patronage de Henry Kissinger. ♦
(1) Respectivement dans Défense Nationale, mai 1985 et août-septembre 1990.