Afrique - Le dernier Sommet d'Arusha : des décisions à double tranchant
La situation de crise qui déchire le Burundi depuis la tentative de coup d’État d’octobre 1993, marquée par la mort du premier président hutu élu du pays, Melchior Ndadaye, assassiné par des militaires tutsis, et qui depuis n’a cessé de se dégrader, a connu en juillet et en août 1996 de nouveaux développements importants.
Dans ce petit pays enclavé d’Afrique centrale (27 832 kilomètres carrés et environ 6 millions d’habitants), la psychose de massacres brutaux et à grande échelle comparables à ceux qui se sont produits au Rwanda voisin en 1994 a gagné tous les camps et jusqu’à la communauté internationale. Elle n’a pourtant pas entraîné de réactions à la mesure de la gravité de la crise. Après l’assassinat de Ndadaye, son successeur Cyprien Ntaryamira, hutu, a été tué en avril 1994 en même temps que le président rwandais Juvenal Habyarimana. Les actes de violence commis par les milices tutsies et des éléments de l’armée nationale dominée par les Tutsis contre les Hutus ont provoqué une escalade meurtrière de part et d’autre et une radicalisation de plus en plus systématique qui a rendu impossible tout progrès du processus politique de stabilisation et de démocratisation.
Divisée, trop prudente, peu motivée par l’absence d’enjeux stratégiques ou économiques importants, la communauté internationale s’est, par manque de
volonté pour les uns, de moyens pour les autres, abstenue de s’engager vraiment, et s’est contentée de déployer quelques efforts préventifs, fort limités : observateurs, médiateurs, mises en garde, condamnations… laissant progressivement s’installer l’idée qu’il n’y aurait en tout état de cause aucune intervention armée extérieure ; ce qui a contribué à convaincre chaque camp, et en particulier leurs extrêmes, qu’ils pouvaient poursuivre en toute impunité leurs règlements de compte et la consolidation par la force de leurs positions respectives. « Massacres rampants », « massacres au compte-gouttes », selon les formules de divers observateurs : au total, on estime que depuis 1993 le Burundi a subi 150 000 morts dans ces massacres qui se sont multipliés, souvent dans des circonstances atroces.
En 1996, alors que se dessine l’hypothèse d’une opération interafricaine d’assistance militaire à un gouvernement burundais affaibli, soutenu par plusieurs pays occidentaux, dont les États-Unis, et que les enquêtes et les informations sur les massacres se multiplient, on commence à évoquer aux Nations unies, officiellement mais discrètement, le risque imminent d’un coup d’État militaire, l’armée dominée par les Tutsis refusant catégoriquement toute ingérence extérieure qui aurait pour effet de relancer un processus de démocratisation remettant en cause leurs positions de force dans les institutions militaires par rapport aux Hutus qui représentent malgré tout 85 % de la population du pays (contre 14 % pour les Tutsis).
C’est le 2 juillet 1996 à Arusha que les ministres de la Défense de cinq pays africains (Tanzanie, Burundi, Rwanda, Éthiopie et Ouganda) ont décidé le principe d’une intervention militaire africaine. La formule retenue : une assistance militaire concertée, définie et mise en œuvre avec toutes les parties en présence. Cela permettait à la fois d’éviter l’ingérence et de tenir compte des leçons somalienne et angolaise qui ont bien montré qu’une intervention militaire dans un pays dont les principales forces politico-militaires la refusent et la combattent est vaine et même dangereuse. Cependant, très vite, au sommet de l’OUA début juillet à Yaoundé, et dans les travaux du comité technique chargé de discuter du type d’assistance, du choix des troupes, des observateurs, des forces de police, du déploiement, du commandement et des missions des forces, on a constaté que la formule présentait le désavantage d’être politiquement difficile à appliquer, et que les discussions pouvaient durer de longs mois.
De fait, la situation n’a fait qu’accélérer la réaction de l’armée burundaise qui, le jeudi 25 juillet 1996, renversait le président hutu Sylvestre Ntibantunganya et installait au pouvoir l’ancien président, le major Pierre Buyoya, tutsi, estimant que le choix d’un homme modéré, qui avait su ouvrir dans son pays un dialogue démocratique et un processus de transition, et qui avait su se plier au verdict des urnes, allait emporter l’adhésion de la communauté internationale, mais aussi laisser les Tutsis reprendre le pays en main. Certains, par lassitude ou par commodité, ont été tentés par ce scénario ; mais très vite, c’est une autre dynamique qui s’est enclenchée. Alors que les Nations unies et les grands pays occidentaux, hésitants, gardaient leurs distances, les États africains les plus concernés et l’OUA, entraînés par l’ancien président tanzanien Julius Nyerere, principal médiateur du conflit, condamnaient le putsch et décidaient de se réunir d’urgence à Arusha le mercredi 31 juillet 1996 pour réagir.
Ce sommet, auquel ont participé la Tanzanie, l’Ouganda, le Kenya, le Zaïre, le Rwanda, l’Éthiopie, le Cameroun et l’OUA, décidait « d’exercer le maximum de pressions sur le régime de Bujumbura, y compris l’imposition de sanctions économiques, afin de créer les conditions propices à un retour à la normalité au Burundi ». Dans les jours qui ont suivi, l’un après l’autre, les pays concernés se sont mis à appliquer les sanctions décidées à Arusha, mettant le régime de Pierre Buyoya dans une position particulièrement difficile.
Il est bien sûr trop tôt pour mesurer vraiment la portée de cette décision prise à Arusha d’appliquer des sanctions au nom du respect de la démocratisation et pour obtenir des conditions satisfaisantes d’une sortie du processus de crise meurtrière. Déjà, plusieurs observations peuvent être faites sur ce tournant important de la crise burundaise, qui pourrait d’ailleurs, dans ses effets, en dépasser le cadre.
Ces sanctions peuvent être efficaces. L’économie du Burundi dépend essentiellement de ses exportations de café et de thé, acheminées à l’étranger par le Rwanda et la Tanzanie. Toutes les importations de pétrole et de carburant du pays passent par le Kenya. Si tous les pays présents à Arusha appliquent vraiment ces mesures, le Burundi sera isolé et vulnérable. Début août en tout cas, la Tanzanie, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda, l’Éthiopie, l’Afrique du Sud, le Zaïre, confirmaient leurs décisions et mettaient en œuvre leur application.
Ces sanctions sont, dans le contexte de l’après-guerre froide et de l’après-apartheid, un mode d’intervention nouveau en Afrique, en particulier parce qu’il a été défini, choisi et mis en œuvre entre pays africains à propos d’une crise africaine. Dans la mesure où il était loin d’être évident de convaincre des régimes comme ceux d’Ouganda ou du Rwanda d’appliquer de telles mesures contre un régime burundais pro-tutsi, la décision d’Arusha montre une évolution intéressante du processus de gestion politique interafricaine des crises du continent, qui mérite d’être suivie avec attention.
À court terme, ces sanctions pourraient avoir des effets redoutables. D’abord, elles pourraient entraîner une radicalisation politique au Burundi, l’armée et les extrémistes estimant qu’ils n’ont plus rien à perdre et qu’il vaut mieux régler les différends par la force avant de négocier des conditions avec l’extérieur. Ensuite, elles risquent de réduire les possibilités d’intervention et d’aide humanitaire, ce qui pourrait provoquer des dommages humains dramatiques. Il est clair que cette politique de sanctions est un pari audacieux, et qu’en tout cas elle s’est imposée par défaut, toute autre intervention, en particulier celle basée sur la mise en place d’une force interafricaine, s’étant révélée politiquement, financièrement et matériellement impossible.
Ces sanctions, décidées et mises en œuvre entre Africains, dans un contexte de relative impuissance et indifférence du reste du monde, pourraient avoir pour effet d’accroître la marginalisation politique de l’Afrique, tant redoutée par la plupart des dirigeants et responsables africains. Si elles échouent, la responsabilité en sera bien sûr imputée aux Africains, les autres s’en lavant les mains… Si elles réussissent, la tentation sera grande de penser que dans des situations aussi dramatiques, mais sans enjeu international majeur, les Africains ont fait la preuve qu’ils peuvent bien régler leurs affaires entre eux ! ♦