Asie - Indonésie : la faute de Suharto
En encourageant une manœuvre destinée à expulser Magawati Sukarnoputri de la présidence du Parti démocrate indonésien, Suharto a cru écarter une éventuelle concurrente à la prochaine élection présidentielle. S’il a réussi cette petite opération, il a rassemblé autour de la fille de Sukarno tous ceux qui supportent de moins en moins son régime autocratique. Les violences qui se sont produites fin juillet à Jakarta laisseront des traces, tandis que l’image de celui qui règne sans partage depuis trente ans sort ternie, tant dans son pays qu’à l’étranger, d’une action parfaitement inutile.
Il n’existe en Indonésie que trois partis autorisés, donnant ainsi l’apparence de la démocratie. Le parti du président, le Golkar, présidé par M. Harmoko, est directement contrôlé par la famille de Suharto car sa fille Siti Hardyanti Rukmana en préside le conseil d’administration. Avec 68 % des votes aux élections de 1992, il a connu une légère érosion puisqu’il avait recueilli 73 % des voix en 1987. Outre le Parti de l’unité pour le développement (PPP en indonésien), parti musulman, le troisième autorisé est le Parti démocrate indonésien (PDI) qui a 84 députés sur les 500 du Parlement. Il représentait à l’origine un amalgame de nationalistes et de chrétiens.
Magawati Sukarnoputri est la fille du premier président, père de l’indépendance de l’Indonésie, Sukarno, écarté par Suharto en 1966. Née le 23 janvier 1947, elle a fait des études d’agronomie à Bandung en 1965, puis de psychologie, mais n’a obtenu aucun diplôme. Mariée à un Égyptien qui fut assassiné, elle s’est retrouvée veuve très jeune. Après un deuxième mariage qui fut annulé, elle s’est remariée en 1973 à Taufik Kiemas, un homme d’affaires, député du PDI. Elle est entrée en politique dans les années 80 et au Parlement comme député du PDI en 1987. Bien que n’ayant pas le charisme de son père, elle avait été élue présidente du PDI, à l’arraché, à l’occasion d’un congrès extraordinaire, en décembre 1993. Son élection n’a jamais plu aux autorités qui lui préféraient Suryadi, vice-président du Parlement. Pendant sa présidence, elle s’était attachée à démocratiser les institutions internes de son parti et préparait un rajeunissement des cadres, menaçant une proportion importante des principaux responsables du PDI.
L’élimination de Magawati Sukarnoputri aurait dû n’être qu’une petite manœuvre politicienne. Le 4 juin 1996, une autre femme, Fatimah Achmad, présidente du groupe parlementaire du PDI, a réuni le comité directeur du parti pour obtenir la tenue d’un congrès extraordinaire. La réunion fut chaude et une quarantaine de représentants de la faction anti-Sukarnoputri portèrent l’affaire devant le ministre de l’Intérieur. Ce dernier déclara avoir constaté que 21 des 27 sections provinciales et 215 des 305 sections locales du PDI approuvaient la réunion de ce nouveau congrès. Sukarnoputri cria aux fausses signatures et ses partisans s’emparèrent des locaux du siège du parti et de ceux des différentes sections. Le congrès eut finalement lieu à Medan et Magawati Sukarnoputri fut évincée le 21 juin 1996 au profit de Suryadi, son prédécesseur de 1987 à 1993. La veille, 5 000 de ses partisans avaient manifesté, se heurtant violemment aux forces de l’ordre ; 73 manifestants et 50 soldats et policiers furent blessés.
Magawati Sukarnoputri estimant qu’elle est la présidente de son parti pour la période 1993-1998, refuse d’admettre son éviction, mettant en avant que de nombreux représentants de sa faction ont été empêchés de participer au congrès auquel se sont adressés le commandant des forces armées, Feisal Tanjung, et le ministre de l’Intérieur Yogie Memed. D’autres manifestations se produisent les jours suivants dans les rues de Jakarta, notamment le 23 juin, autour du siège du PDI, toujours tenu par ses partisans. Les partis non reconnus, les syndicalistes et les membres d’une trentaine d’organisations non gouvernementales se joignent alors aux partisans de Sukarnoputri. Les manifestations prennent alors une tournure antigouvernementale contre le rôle politique de l’armée et contre le pouvoir autoritaire de Suharto. L’éviction de Sukarnoputri a cessé d’être une affaire intérieure au PDI, mais un problème concernant l’ensemble de la nation. Le 27 juillet, plus d’un mois après le congrès de Medan, et après que Suharto eut ostensiblement reçu Suyardi, les nouveaux dirigeants du PDI, appuyés par les forces de l’ordre, ont voulu reprendre de force le siège du parti, toujours tenu par les partisans de l’ancienne présidente. L’épreuve de force a tourné à l’émeute et au pillage par des bandes de jeunes pendant deux jours. On n’avait pas vu ça à Jakarta depuis septembre 1984, quand l’armée avait tiré sur une foule de mécontents dans le district portuaire de Tanjung Priok, faisant 9 morts. Officiellement, le bilan a été de 2 morts, 54 blessés et 249 arrestations ; il a probablement été beaucoup plus lourd compte tenu du nombre de personnes déclarées disparues, tandis que l’accès de la morgue était interdit par les forces de l’ordre.
Les militaires ont été prompts à trouver des boucs émissaires pour les émeutes de fin juillet. Ils ont immédiatement désigné le Parti démocratique populaire (PRD en indonésien), petit parti révolutionnaire, fondé en mai 1994, accusé d’être une résurgence du Parti communiste indonésien (PKI) interdit et pourchassé depuis 1965. Ses dirigeants se disent sociaux-démocrates. La Solidarité étudiante pour la démocratie en Indonésie, dirigée par Nezar Patria, est considérée comme son organisation paravent. Le PRD, qui compterait 3 000 membres, est à l’origine de nombreuses grèves. Il était dirigé par Budiman Sudjatmiko, vingt-sept ans, arrêté par la police le 11 août. L’armée en a aussi profité pour réduire au silence l’Union pour la prospérité des ouvriers, syndicat non reconnu. Son président, Muchtar Pakpahan, a été arrêté et accusé de sédition, ce qui le rend passible de la peine de mort. Le seul qui ait été ménagé a été Abdurrahman Wahid, président de l’association musulmane Nahlatul Ulama (Renaissance des oulémas). Il faut dire que celle-ci revendique 30 millions d’adhérents et qu’il prône un islamisme modéré en conformité avec les cinq principes du Pancasila, fondateurs de l’Indonésie. Partisan de l’œcuménisme, il est président honoraire de la Conférence mondiale sur la religion et la paix. Il est pour une réforme progressive du régime dans le cadre de la loi, ce qui le rapproche de Sukarnoputri à laquelle il a apporté son soutien de principe. Environ 250 personnes restent incarcérées et d’autres sont recherchées.
Magawati Sukarnoputri a été un peu rapidement comparée à Corazon Aquino et Aung San Suu Kyi, luttant pour la démocratie et les droits de l’homme. Durant sa présidence du PDI, elle s’était toujours abstenue de toute critique du régime, en particulier de la double fonction des militaires (dwifungsi) qui accorde à l’armée un rôle politique. Suharto a été réélu cinq fois sans aucun concurrent. Au terme de son sixième mandat, malgré ses soixante-quinze ans, il devrait se présenter pour une septième période de cinq ans. L’idée d’avoir, pour la première fois, un concurrent, qui plus est serait non seulement une femme mais aussi la fille de Sukarno, son ancien rival, aurait été insupportable au vieux dictateur. Cela est d’autant plus ridicule que le système de désignation du président de la République le mettait à l’abri de toute mauvaise surprise et que rien ne permet d’affirmer que Magawati Sukarnoputri aurait été candidate. Elle est loin d’avoir le charisme et l’énergie de son père, ni de programme politique bien défini. Les vrais démocrates lui reprochent d’avoir été bien timide dans son comportement antérieur. Ni elle, ni le PDI ne leur paraissent pouvoir apporter les changements nécessaires pour mettre fin à l’arbitraire et au népotisme de Suharto.
Devenue le symbole de toutes les oppositions, Magawati Sukarnoputri a été dépassée par les événements ; choquée par les violences de juillet, elle s’est contentée de condamner, en termes voilés, les forces de l’ordre qui ont aidé les partisans de Suyardi à lui reprendre le siège du parti. Malgré son immunité parlementaire, les menaces d’arrestation n’ont cessé de peser sur elle. Alors que, d’un côté, elle demandait à la justice d’annuler le congrès qui l’avait démise, elle était convoquée par la police pour être entendue sur les événements du 27 juillet. Par contre, le juge chargé d’entendre ses plaintes a reporté l’étude de son cas de plusieurs semaines car il souffrait d’une rage de dents ! Elle n’a pas le courage d’une Aung San Suu Kyi et cherche simplement à obtenir réparation par des moyens légaux. Il y a peu de chance de la voir un jour obtenir le prix Nobel.
Suharto ne s’attendait pas à une telle réaction populaire. Il lui faut maintenant s’occuper du cas Sukarnoputri et prendre en compte le mécontentement populaire. Celle-ci semble neutralisée. En effet, le président de la République est élu par un collège de 1 000 personnes, dont les 500 députés. Les prochaines élections législatives auront lieu en 1997, et la présidentielle en 1998. Sauf compromis avec Suryadi, ce qui d’une certaine manière pourrait dédramatiser la situation, Sukarnoputri ne sera plus député en 1997. Elle ne pourra donc se présenter contre Sukarno. Par contre, l’image répressive du régime ternit celle de Suharto. Au cas où il déciderait, compte tenu de son âge, de ne pas se représenter, il aurait raté sa sortie. Comme il n’a apparemment pas prévu sa succession, et que son effacement pourrait marquer la fin de son ordre nouveau et de la puissance de sa famille, il risque fort de se représenter, mais avec quelle légitimité ? ♦