Gendarmerie - Sécurité publique : répartition des attributions entre Police et Gendarmerie
N’en déplaise à certains pour qui l’évocation du modèle policier français semble se réduire à une description plus ou moins minutieuse de l’organisation de la police nationale, l’idée de dualisme apparaît comme l’un des principes de base de notre appareil administratif de régulation sociale. Ce caractère dualiste procède de l’existence non d’une police monolithique, mais de deux institutions policières différentes, si ce n’est par rapport au cadre juridique de leur action, au moins par leur histoire et leur statut, ainsi que par leur mode d’organisation et de fonctionnement : une force civile, la police nationale (ministère de l’Intérieur) et une force militaire, la gendarmerie nationale (ministère de la Défense). Pour ne prendre qu’un seul exemple de ces différences manifestes : si le droit syndical est reconnu aux fonctionnaires de police, il n’en est pas de même, bien évidemment, pour les gendarmes, compte tenu de leur condition militaire.
Contrairement aux autres forces armées dont la participation à la préservation de l’ordre public suppose des circonstances exceptionnelles, la gendarmerie est donc une composante à part entière du système policier français, qui présente la singularité (par rapport aux pays anglo-saxons), le luxe (au regard de la prétendue rationalité administrative française) de voir la puissance publique confier, concurremment, à deux institutions la fonction de maintenir l’ordre et de faire respecter la loi. Indissociable des mutations de la société française, le dualisme du système policier s’inscrit malgré tout dans la logique des principes de souveraineté démocratique et de séparation des pouvoirs, dans la mesure où ce mode d’organisation peut représenter un obstacle à l’autonomisation d’un pouvoir policier et une garantie d’indépendance pour le pouvoir judiciaire.
Bien qu’étant à l’origine d’incohérences dans la gestion administrative et financière, ainsi que de tensions entre les services aux effets si néfastes pour la conduite des enquêtes, le dualisme policier, que l’on présente souvent comme un facteur d’émulation pour les personnels de la gendarmerie et de la police, apparaît, non comme le résultat tangible de la volonté de construire un système reposant sur deux piliers, mais comme le produit tout à la fois des circonstances historiques (avec, depuis l’Ancien Régime, l’évolution séparée de deux institutions policières, l’une rurale, l’autre urbaine, en rapport avec la profonde dualité du tissu social français — qui ne s’est partiellement estompée qu’au XXe siècle — entre, d’un côté la civilisation rurale et paysanne, de l’autre le monde urbain et industriel), des manœuvres opportunistes ou du pragmatisme du pouvoir politique soucieux de s’assurer le soutien de l’appareil policier, des garanties consenties au pouvoir judiciaire pour préserver son indépendance sans cesse menacée, et de la concurrence que se livrent les deux institutions chargées de la sécurité intérieure.
Sous réserve, d’une part, des dispositions spécifiques à la police judiciaire (liberté de saisine des magistrats, droit de suite pour les enquêteurs…), d’autre part, des conditions d’emploi des forces mobiles (gendarmerie mobile et CRS) qui, constituant une réserve générale à la disposition du gouvernement, peuvent intervenir indifféremment sur l’ensemble du territoire, la répartition des tâches entre les deux forces de police s’effectue, pour l’essentiel, à partir d’un critère géographique : à la gendarmerie revient, schématiquement, la responsabilité du milieu rural, et à la police celle des zones urbaines.
L’annexe I de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995 a toutefois modifié, dans la répartition territoriale des tâches de sécurité publique, les critères jusque-là uniquement démographiques : « Le principe doit être que la police nationale a compétence dans les communes chefs-lieux de département et dans les entités urbaines remplissant les conditions de densité et de continuité de l’urbanisation, et que la gendarmerie nationale a compétence dans les autres communes ».
Dans le prolongement de ces dispositions, deux décrets, en date du 19 septembre 1996 (1), sont venus préciser les règles d’établissement du régime de police d’État (2), ce qui a, rappelons-le, pour conséquence d’attribuer à la police nationale la responsabilité exclusive des missions de sécurité et de paix publiques. La procédure d’étatisation peut désormais s’appliquer dans les communes isolées ou agglomérées dont la population totale est supérieure à 20 000 habitants et dans lesquelles les caractéristiques de la délinquance sont celles des zones urbaines. A contrario, une procédure de désétatisation (ce qui conduit alors à confier, dans les communes concernées, les missions de sécurité publique à la gendarmerie) peut être engagée s’agissant des communes étatisées ne répondant pas à ces deux critères cumulatifs. En toute hypothèse, les procédures d’étatisation et de désétatisation doivent faire l’objet d’une concertation préalable entre les ministères de l’Intérieur et de la Défense, puis d’un arrêté conjoint ou d’un décret pris en Conseil d’État.
Cette nouvelle donne entre dans le dessein d’opérer une meilleure adéquation entre la présence policière et les réalités démographiques. En d’autres termes, et au-delà de la situation des communes qui, ne remplissant manifestement pas les conditions d’étatisation, devront, dans les années à venir, passer sous la responsabilité de la gendarmerie, il s’agit de prendre en compte les mutations introduites par le phénomène de périurbanisation, ce qui semble supposer, sous réserve de l’exercice de ses missions militaires et judiciaires, un retrait progressif de la gendarmerie des zones de police étatisée, de manière notamment à lui permettre de dégager des effectifs supplémentaires afin, dans le même temps, de renforcer sa présence à la périphérie des grandes agglomérations. En annonçant dans une des dernières livraisons de cette revue que, au cours de l’année 1996, une vingtaine de brigades implantées dans des zones de police étatisée seront supprimées, le directeur général de la gendarmerie (3) Bernard Prévost a exprimé sans ambages la volonté de cette institution d’entreprendre, conformément d’ailleurs à cette exigence de clarification et d’harmonisation des compétences de sécurité publique réaffirmée par la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, une réorganisation de son implantation territoriale. Cette décision ne peut pas ne pas conduire, à plus ou moins brève échéance, à poser, à la lumière des évolutions sociodémographiques et de l’état de la délinquance et de l’insécurité, mais aussi compte tenu des progrès considérables réalisés en organisation fonctionnelle (motorisation du service, attribution de moyens télématiques et informatiques, mise en place des centres opérationnels de la gendarmerie, développement du réseau Rubis…), la question délicate de l’opportunité du maintien dans son intégralité du réseau des 3 640 brigades existantes ou, au contraire, d’un resserrement de ce maillage territorial. ♦
(1) Décret n° 96-827 du 19 septembre 1996 fixant les modalités d’application de l’article L. 2214-1 du Code général des collectivités territoriales ; décret n° 96-828 du 19 septembre 1996 relatif à la répartition des attributions et à l’organisation de la coopération entre la police nationale et la gendarmerie nationale.
(2) Commencé par la loi du 24 juin 1851 qui confiait, sur le modèle parisien, au préfet du Rhône une partie importante des pouvoirs de police municipale à Lyon et dans les communes de l’agglomération lyonnaise, ce processus d’étatisation, qui devait s’étendre à Marseille (1908) et à un certain nombre d’autres villes dans l’entre-deux-guerres, connut une étape décisive avec le décret du 23 avril 1941, qui transférait à la police d’État la responsabilité de l’ordre public dans les villes de plus de 10 000 habitants (la loi du 5 avril 1884 ayant auparavant systématisé cette étatisation dans les villes de plus de 40 000 habitants).
(3) « La sécurité des Français au cœur de la réforme de la gendarmerie nationale », Défense Nationale, 14 juillet 1996.