Ramses 97 : synthèse annuelle de l’évolution du monde
Nous voici donc, pour la 15e fois croyons-nous nous rappeler, au rendez-vous très attendu que nous offre chaque automne Ramses, cette synthèse annuelle de l’évolution du monde, élaborée par l’équipe de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Comme le veut une tradition maintenant bien établie, ce rapport comprend trois parties, qui répondent respectivement à une approche politique, puis économique de la situation internationale, pour se terminer par l’analyse en profondeur d’un sujet d’actualité, qui est cette année : « Les États-Unis, cet imprévisible Gulliver ».
D’abord, comme chaque année, Thierry de Montbrial introduit l’ouvrage en nous faisant part, avec le talent qu’on lui connaît, de « ses regards sur le monde ». Il les porte successivement sur la Bosnie, où, pour lui, la poursuite harmonieuse de la mission de l’Ifor sera « un test pour l’avenir de l’Europe » ; sur « l’aggiornamento de l’Otan, car il n’y aura pas d’Europe sans relations harmonieuses avec les États-Unis », (et, a ajouté notre éminent ami François de Rose dans un article très remarqué du Point : ce qui s’est passé depuis à Berlin « offre sa chance à l’Europe ») ; sur le problème de « l’élargissement », qui « dominera la politique européenne des prochaines années » (et nous nous permettrons d’ajouter : non sans risques) ; sur la « question des Balkans », à propos de laquelle il plaide éloquemment pour une prise en considération de la Roumanie ; sur la « nouvelle donne » qui se présente au sud de l’Europe, avec l’aggravation de la situation en Israël et en Algérie, mais aussi avec l’apparition de risques nouveaux en Turquie ; et enfin sur le problème des relations de la Chine avec Taiwan et Hong Kong, au sujet duquel il émet la recommandation suivante : « La meilleure stratégie pour l’Occident est de favoriser l’entrée (de la Chine) dans les institutions internationales ». La conclusion que le directeur de l’Ifri tirait de ce survol en juillet dernier, lorsqu’il donna le bon à tirer du Ramses, avait été : « Je ne trouve pas que la scène internationale actuelle porte au pessimisme ».
Cet optimisme raisonné « à l’échelle de l’histoire », il le confirma, en l’actualisant, lors de la présentation du nouveau Ramses aux amis de l’Ifri, qui a eu lieu à la rentrée. Il revint en particulier sur l’Union européenne, pour souligner que « le décisif sera le passage à la monnaie unique à la date prévue » ; et aussi sur la Russie, pour estimer qu’elle devient, à sa façon, « un pays comme les autres », et, en tout cas, qu’elle a évolué, jusqu’à présent, « aussi bien qu’il lui était possible » ; optimisme que tempère probablement, au moment où nous écrivons ces lignes, la lutte pour le pouvoir qui semble s’y durcir. Thierry de Montbrial commenta aussi dans sa présentation orale les deux idées qu’analyse le Ramses 97, à savoir la « transformation du rôle de l’État-Nation » et « la métamorphose de la notion de puissance ».
Ce sont en effet autour de ces deux thèmes que s’articulent les analyses faites dans la partie politique de l’ouvrage, intitulée « L’éveil des nouveaux mondes », et dont l’élaboration a été dirigée par Dominique David. Ce dernier en résuma éloquemment l’essentiel dans sa présentation orale, où nous avons retenu en particulier les idées suivantes : la puissance est une notion « fugace » et « évolutive » ; il n’y a plus de « puissance concentrée » (sauf peut-être aux États-Unis) ; mais il y a encore des « acteurs lourds », qui sont frappés par le « complexe de la puissance », c’est-à-dire que l’intervention dans les affaires du monde leur paraît « coûteuse » ou « vaine et naïve », et plus souvent encore « illégitime » ; c’est la notion de « puissance militaire » qui est la plus touchée par cette évolution, alors que le décor conflictuel a été bouleversé, que les moyens ont changé, et que, par suite, doivent changer les conceptions de leur utilisation. Toutes ces idées sont développées et argumentées dans un chapitre intitulé « Questions sur la puissance », dont nous ne saurions trop recommander la lecture, car y sont analysées en profondeur l’attitude de « l’opinion mondiale contre la puissance », la « révolution » survenue dans la puissance militaire, et l’évolution des « arsenaux de la puissance », sous les signatures toujours appréciées de Philippe Moreau Defarges, Jean Klein et Jean-Paul Hébert, outre celle de Dominique David déjà cité.
Pour ne pas abuser de l’espace qui nous est accordé dans cette recension, nous n’évoquerons que très rapidement la partie économique du Ramses, bien qu’elle soit certainement, elle aussi, très enrichissante pour les initiés. Elle analyse en effet certains des aspects particulièrement délicats de la « mondialisation économique », tels que l’insertion des nouvelles économies dans le système international, la constitution de nouveaux pôles régionaux, les besoins de réformes internes suscités par l’ouverture à la concurrence étrangère. Ce faisant, elle s’arrête sur les « modèles menacés » de l’Europe et du Japon ; le « retour à la croissance », en même temps que celui des communistes, dans « l’autre Europe » ; les réalités des « économies émergentes » dans les pays en développement ; et enfin « les réalités de l’intégration régionale », c’est-à-dire la « recomposition géo-économique », et en définitive politique, qui en résulte.
Nous en arrivons ainsi à la partie thématique du Ramses 97, qui traite, nous l’avons dit, des États-Unis. Pierre Jacquet et Dominique Moïsi, qui en ont dirigé l’élaboration, nous expliquent ce choix : en bref, les États-Unis sont désormais non seulement le seul État revêtu encore de tous les attributs de la puissance, mais ils jouent aussi un rôle primordial dans les domaines de la politique étrangère, commerciale, culturelle, et de la société. Ainsi, « l’Amérique ne se résume pas à elle-même. Elle constitue un miroir de nos inquiétudes, un baromètre de nos espoirs, on y cherche son futur ». C’est l’analyse par André Kaspi de la société américaine qui a retenu surtout notre attention, car elle s’applique, plus ou moins, à toutes les sociétés contemporaines des pays industrialisés. Elle évoque en effet les problèmes que posent le rôle de l’État, la place des religions face aux sectes, l’immigration et les minorités, les inégalités des revenus, les régimes de santé. Un autre chapitre éclairant traite des contrastes de l’économie américaine, avec son apparente prospérité, son plein-emploi, son absence d’inflation, mais aussi sa stagnation des salaires réels, son ralentissement de la productivité, son recul de l’épargne, sa baisse des investissements, sa croissance des dépenses publiques, son déficit commercial, son endettement auprès du reste du monde, comme l’a souligné aussi Michel Albert dans un article récent du Figaro consacré au Ramses 97.
La partie thématique analyse enfin, en détail, la politique étrangère menée par Bill Clinton au cours de son mandat. Les perspectives ouvertes dans ce domaine par la prochaine élection présidentielle ont été évoquées dans une table ronde, lors de la présentation de l’ouvrage à l’Ifri ; l’unanimité s’est alors faite pour conclure que la politique étrangère n’y jouait aucun rôle. C’est aussi la conclusion qu’on peut tirer des sondages d’opinion faits depuis aux États-Unis et diffusés récemment par l’US Information Agency. En effet, ils font apparaître que les Américains, pour 76 % d’entre eux, donnent la priorité aux problèmes sociaux ; ensuite, pour 57 %, aux problèmes économiques ; et pour 13 % seulement, à ceux de politique étrangère et de défense. Pour ces derniers, ce sont les considérations « domestiques » qui prévalent (70 %) ; ensuite, pour 60 %, les « intérêts globaux » des États-Unis (prévenir la prolifération nucléaire, lutter contre le terrorisme, sauvegarder l’environnement) ; puis, pour 45 %, la « sécurité militaire » (défendre nos alliés, conserver notre capacité militaire) ; et enfin, pour 30 % seulement, le global altruism (promouvoir la démocratie et les droits de l’homme, aider les pays en développement).
Ajoutons, pour finir, que la « plateforme » du candidat démocrate contient les engagements suivants : financer le plan de cinq ans du Pentagone ; entreprendre une fundamental review des structures de la défense dans le sens d’une meilleure coordination de ses diverses branches ; entreprendre un aggressive effort contre les armes de destruction massive et leurs vecteurs ; mettre en application le traité interdisant totalement les armes nucléaires (CTBT) et ratifier la Convention sur les armes chimiques (CWC) ; approuver un programme « solide mais raisonnable » de défense antimissile du territoire national, à réaliser avant 2003 ; mais s’opposer au programme républicain à ce sujet, car il serait un « gaspillage de l’argent public » et violerait les accords de maîtrise des armements qui contribuent à la sécurité des États-Unis ; enfin, accroître la coopération avec nos alliés et nos amis pour continuer à combattre le terrorisme, le trafic de drogue et le crime international. Quant à la plate-forme républicaine, elle s’engage à renforcer l’Otan et à l’élargir en 1998 à la Pologne, à la République tchèque et à la Hongrie ; elle critique le déploiement de troupes américaines en Bosnie, et elle refuse dans son principe toute subordination à un commandement étranger de forces américaines engagées dans des opérations de maintien de la paix ; elle demande aussi la fin du gaspillage, du désordre et de la fraude qui règnent à l’ONU. Telles étaient donc les positions des deux candidats à la présidence des États-Unis sur les sujets qui intéressent particulièrement les lecteurs de cette revue.
Bornons-nous à ajouter qu’ils trouveront dans le Ramses 97 beaucoup d’autres sujets de réflexion, et aussi, comme dans les précédents, mais encore amélioré dans sa présentation, un ensemble inégalé de références utiles aux « stratégistes », telles que chronologie des principaux événements de l’année écoulée, bibliographies, encadrés sur des sujets d’actualité, cartes renseignées et statistiques économiques, le tout assorti d’un index thématique. Ramses 97 est donc le digne successeur d’une lignée déjà prestigieuse. ♦