Asie - Cambodge : la fin des Khmers rouges n'est pas la paix civile
Ces derniers mois, à l’exemple de Ieng Sary, la plus grande partie des Khmers rouges s’est ralliée au gouvernement de Phnom Penh. Ces ralliements ne sont pas sans porter en eux le germe de nouvelles tensions. L’ancien Khmer rouge, puis chef du gouvernement provietnamien, actuellement second Premier ministre, Hun Sen, a su faire de ce succès gouvernemental une victoire personnelle. Plus rien ne semble pouvoir empêcher le chef des ex-communistes cambodgiens d’exercer un contrôle absolu du pouvoir.
Le 8 août 1996, Hun Sen annonçait, comme un coup de tonnerre, le ralliement de Ieng Sary et des 450e et 415e divisions khmères rouges, commandées par Sok Pheat et Ear Chien, livrant ainsi les régions de Pailin et de Phnom Malai aux gouvernementaux. Les Khmers rouges ne contrôlaient plus que la région d’Anlong Veng (extrême nord) sous les ordres de Ta Mok. La nouvelle fut confirmée par une violente critique de Ieng Sary sur la radio khmère rouge, qui l’accusa de trahison et de détournements de fonds. Ieng Sary avait été le ministre des Affaires étrangères du Kampuchéa démocratique et considéré comme le numéro deux du mouvement. Le 28 août, dans un communiqué reçu à Bangkok, il annonça la création du Mouvement démocratique d’union nationale (MDUN) et confirma sa rupture avec « le groupe dictatorial » des Khmers rouges dirigés par Pol Pot. Il précisa cependant que son geste était une scission et non un ralliement au gouvernement de Phnom Penh.
Des négociations serrées commencèrent alors avec des représentants de Hun Sen qui cherchait à obtenir un ralliement effectif des forces fidèles à Ieng Sary. Le point le plus délicat fut celui de l’exigence de ce dernier de bénéficier d’une amnistie ; il faisait en effet l’objet d’une condamnation à mort, pour génocide, par un tribunal réuni par les Vietnamiens à Phnom Penh en 1979. Pendant que Hun Sen cherchait à obtenir l’accord du roi et du parti royaliste, le Funcinpec (Front uni national pour un Cambodge indépendant, neutre, pacifique et coopératif), la presse rapporta, le 2 septembre, que le gouvernement avait envoyé des armes aux partisans de Ieng Sary pour résister à ceux restés fidèles à Pol Pot.
Compte tenu des responsabilités personnelles de Ieng Sary dans les crimes commis entre 1975 et 1979, Norodom Sihanouk était très réticent. Suite à une lettre de Ieng Sary, il avait indiqué qu’il prendrait en considération sa demande d’amnistie si les deux Premiers ministres lui en faisaient la demande et si les deux tiers des députés se prononçaient en faveur de ce pardon. Le 7 septembre, le gouvernement et les dissidents khmers rouges annoncèrent avoir conclu un accord de ralliement total aux institutions et, le 14 septembre, le roi signa, à contrecœur, le décret d’amnistie qui fut immédiatement publié par les deux Premiers ministres sans l’avoir soumis à l’Assemblée générale qui l’aurait probablement accepté, ce qui provoqua une vive protestation de Sihanouk. Pourquoi le Premier ministre Norodom Ranariddh a-t-il cédé si facilement ? On raconte qu’il aurait, en échange, obtenu le maintien de You Hokry, mêlé à une affaire de drogue, au poste de ministre de l’Intérieur. Si, à l’étranger, les réactions à cette amnistie ont été très négatives, cela n’a pas empêché, le 25 septembre, que le président Bill Clinton signe un projet de loi accordant au Cambodge la clause de la nation la plus favorisée.
Profitant de la grâce accordée à Ieng Sary, le roi chercha alors à étendre l’amnistie à d’autres responsables politiques obligés à l’exil. Le premier concerné était son demi-frère, le prince Norodom Sirivudh, l’ancien ministre des Affaires étrangères, condamné sur l’accusation d’avoir fomenté un attentat contre Hun Sen et exilé en France depuis 1995. Parmi les autres bénéficiaires éventuels, les plus célèbres étaient le prince Norodom Chakrapong (fils du roi), Sin Song et Sin Sen, exilés en France après la tentative de coup d’État du 2 juillet 1994. L’idée du roi était alors de les inclure dans une vaste amnistie à l’occasion de son anniversaire, le 31 octobre. Hun Sen s’est immédiatement opposé au projet du roi, arguant que l’amnistie accordée à Ieng Sary n’avait rien à voir avec un pardon, mais qu’il s’agissait d’un acte politique en vue de rétablir la paix dans le pays ; les exilés n’ayant rien à offrir contre leur retour restaient donc des criminels. Il provoqua une série de pétitions contre le projet d’amnistie auquel le roi finit par renoncer dans une lettre datée du 26 octobre.
Le pardon accordé à Ieng Sary n’a été que le point de départ des discussions sur l’intégration des forces dissidentes. Le 16 septembre, les chefs de neuf divisions ayant quitté les Khmers rouges ont remis une proposition qui consistait à faire de la zone sous leur contrôle une province de Pailin où le pouvoir politique, administratif et militaire appartiendrait au MDUN. Ce mouvement, légalisé, aurait des moyens de financement, réglerait le commerce et disposerait d’un certain nombre de cellules dont une pour les Affaires étrangères. Les deux Premiers ministres repoussèrent cette proposition et cherchèrent à obtenir des ralliements d’autres Khmers rouges, directement au gouvernement. Ainsi, le 1er octobre, quand la base de Samlaut, à 22 kilomètres au sud de Pailin, est tombée entre les mains d’un allié de Ieng Sary, obligeant Nuon Chéa (numéro deux des Khmers rouges) et le ministre de la Défense Son Sen à fuir en Thaïlande, une partie des combattants s’est ralliée à Ieng Sary, tandis que les autres ont demandé leur intégration dans les forces armées royales du Cambodge (Farc). Comme les différentes unités de celles-ci sont soit d’obédience Funcinpec, soit plus généralement inféodées au Parti du peuple cambodgien (Prachéachon) de Hun Sen, la course aux ralliements est très serrée entre les deux coministres de la Défense, Téa Banh (PPC) et Téa Chamrath (Funcinpec) ; une visite du premier Premier ministre Ranariddh à Pailin, le 11 octobre, a immédiatement été suivie par celle du deuxième, Hun Sen. Le PPC a l’avantage de bénéficier des services de l’ancien chef khmer rouge Kéo Pong, rallié aux forces armées royales du Cambodge. Après la chute de Samlaut, huit divisions, totalisant 2 468 combattants, se sont ainsi ralliées directement aux forces royales. Il faudra finalement attendre le 3 novembre pour que soit signé un accord entre Ieng Sary et le gouvernement pour l’intégration de ses troupes dans l’armée royale à compter du 6 novembre.
Hun Sen montre chaque jour qu’il est le véritable maître du Cambodge. Contrôlant la plus grande partie de l’administration, de l’armée et de la police, rien ne semble devoir l’empêcher de remporter largement les élections de 1998. En attendant, il soigne également son image de marque à l’étranger où il fait figure de seul vrai Premier ministre. Ainsi, après la Chine où il s’est réconcilié avec le Parti communiste chinois, il est allé, en juillet 1996, à Séoul où il a obtenu une aide de 270 000 dollars pour la formation de cadres et 15 millions pour le développement des infrastructures. Ce voyage a refroidi un peu plus les relations avec Pyongyang, détériorées par l’arrestation d’un terroriste nord-coréen en avril 1996. Hun Sen s’est également rendu à Hong Kong, les 12 et 13 novembre 1996, à la tête d’une délégation de onze hommes d’affaires. Deux délégations taïwanaises sont déjà venues au Cambodge étudier les possibilités d’investissements.
À l’intérieur, le bras de fer entre les factions continue. Le 19 novembre, le lieutenant-colonel Kov Samuth, directeur adjoint de la section économique du ministère de l’Intérieur, beau-frère de Hun Sen, a été tué par balle en plein jour dans la capitale. Cet assassinat a été immédiatement qualifié de politique. Le PPC saura sans doute le venger. Les partisans de Hun Sen sont habitués à des coups de main, intimidations et même des meurtres. Ils sont fortement soupçonnés de l’assassinat, le 18 mai 1996, de Thun Bunly, directeur du journal d’opposition Odamktek Khmer, proche de Sam Rainsy. L’ancien et intègre ministre des Finances continue avec beaucoup de courage son combat pour la survie de son Parti de la nation khmère, que les autorités refusent toujours de reconnaître.
Si la crise du printemps entre les deux Premiers ministres à propos de la répartition des administrations provinciales connaît une apparente accalmie depuis juillet, le feu couve. Au plus fort de la crise, en avril, Ranariddh avait menacé de quitter la coalition. Hun Sen lui avait répondu que « si le Funcinpec détruisait la Constitution, nous n’hésiterions pas à utiliser la force ». Encore aujourd’hui, des incidents se produisent çà et là entre des forces favorables ou défavorables à l’une ou l’autre des factions. Si les unités militaires restent attachées à leur mouvement politique d’origine, on peut sérieusement se poser la question de la fidélité des anciens Khmers rouges au gouvernement. Le moment venu, ils pourraient bien compter dans les rapports de forces entre PPC, Funcinpec et le tout nouveau MDUN. Hun Sen accuse, sans le nommer, Norodom Ranariddh d’avoir fait de la surenchère dans les négociations avec Ieng Sary, encourageant ce dernier à réclamer une position de premier rang dans l’état-major des forces armées royales et des grades élevés pour ses officiers.
Dans tout cela, Norodom Sihanouk reste bien isolé. Plusieurs fois, Hun Sen n’a pas manqué de lui rappeler qu’au Cambodge, le roi règne mais ne gouverne pas. Aucun texte ne fixe exactement ses pouvoirs. Il a dû être hospitalisé à Pékin, en mai 1996, après un malaise cardiaque. Si la victoire électorale de Hun Sen, à la mi-1998, devait se révéler irréversible, il lui resterait la possibilité de se retirer au profit de Ranariddh pour sauver la monarchie. Son fils n’a pas de charisme. Plus que jamais, la monarchie, si elle pouvait lui survivre, n’aurait d’existence que purement formelle et Hun Sen pourrait établir un pouvoir qui serait de plus en plus personnel. ♦