Puissance aérienne et stratégies
Ayant pu apprécier, encore tout récemment, son article intitulé « La dissuasion, un concept galvaudé », et avant plusieurs autres, celui paru en 1984 qui portait le même titre que son livre d’aujourd’hui, les lecteurs de cette revue connaissent déjà bien les idées stratégiques du général Michel Forget ; ou plutôt de « ce » général Michel Forget, puisqu’ils sont deux du même nom à avoir commandé successivement notre force aérienne tactique. Aujourd’hui, il entreprend donc de nous faire part de ses réflexions sur le rôle de la puissance aérienne dans l’art de la guerre. D’entrée de jeu, il définit ce que signifie pour lui la puissance aérienne, à savoir « la capacité d’utiliser l’espace aérien pour des actions offensives et défensives, et pour le soutien opératoire et logistique des forces, tout en privant l’adversaire de cette possibilité ». Il nous prévient aussi que si, dans ce livre, il fait amplement référence à l’histoire, car elle est « la source de toute étude sérieuse », il ne prétend pas faire œuvre d’historien, mais seulement partir à la recherche d’épisodes dont les leçons lui ont paru enrichissantes pour l’avenir dans le domaine stratégique, auquel il entend donc se tenir.
La première partie de son ouvrage va ainsi nous rappeler la « révolution » qui s’est produite à ce sujet, d’abord pendant la Grande Guerre, ensuite jusqu’au début du second conflit mondial. C’est en effet alors qu’on est passé de l’utilisation empirique de ce nouveau système d’arme, encore appelé « aéroplane », à la prise de conscience du « fait aérien », c’est-à-dire à la perception de ses capacités tactiques comme seul moyen d’aller voir ce qui se passe chez l’adversaire et d’être en mesure de l’attaquer avant qu’il ne vous attaque, pour déboucher ensuite sur la première ébauche de la notion stratégique de « puissance aérienne ». Ce dernier parcours fut « hésitant et difficile », et notre auteur évoque à ce sujet les thèses de l’Italien Douhet et de l’Américain Mitchell, dont il reconnaît qu’elles furent « excessives », puis les différences géostratégiques chez les puissances continentales, comme l’Allemagne et l’Union soviétique, et les puissances maritimes, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui ont poussé les premières à mettre l’accent sur le rôle tactique de l’aviation, et les secondes à porter leurs efforts sur ses capacités stratégiques, non sans les surestimer. Quant à la France, partagée entre ces deux préoccupations, alors qu’à la fin de la Grande Guerre elle disposait de 3 700 appareils en ligne (dont 1 264 + 37 dirigeables de l’aviation maritime, c’est nous qui le précisons), elle allait gaspiller ses acquis comme on ne le sait que trop.
Le général Forget évoque alors discrètement ces sinistres années 30, dilapidées en polémiques stériles à propos de la constitution d’une armée de l’air « indépendante », et en conflits sociaux si durs qu’ils allaient compromettre la modernisation entreprise de nos forces aériennes. De plan en plan, on en vint en 1938, étant donné l’urgence, à donner la priorité absolue à l’aviation de chasse et nous allions donc entrer en guerre sans aviation tactique digne de ce nom, et, ce qui était moins grave, sans la moindre aviation stratégique. Qu’on nous permette de rappeler à ce sujet que les seuls bombardiers en piqué à avoir opéré pendant la campagne de France furent les Loire Nieuport et Chance Vought du porte-avions Béarn et c’est un Farman réquisitionné par la marine, rebaptisé Jules Verne, qui le premier bombarda Berlin. Sans donner à ces épisodes plus d’importance qu’ils n’en méritent, on perçoit bien là le signe de l’écartèlement de notre pays entre les deux cultures stratégiques. Cependant, le général Forget élève le débat en soulignant que nous ne fûmes pas les seuls à n’avoir pas anticipé l’avenir de la puissance aérienne. Les Anglo-Saxons hésitèrent en effet longtemps entre les deux guerres sur les orientations à lui donner et sur les stratégies à adopter ; quant à la puissance aérienne soviétique, elle avait été éliminée pour des raisons politiques. Tous ces pays ont pu se rétablir grâce à leur « recul », et notre auteur souligne alors que le manque de celui-ci, propre à notre pays, constitue la contrainte qui pèse le plus lourdement sur ses stratégies en l’obligeant à donner la priorité à une « stratégie d’interdiction » rigoureuse.
La deuxième partie de l’ouvrage va nous plonger « au cœur du deuxième conflit mondial », au cours duquel la puissance aérienne va être enfin « révélée ». Le général Forget analyse alors, de façon très pédagogique, le rôle joué dans la « guerre éclair » par la Luftwaffe, force aérienne à vocation essentiellement tactique, et les innovations qu’elle introduira alors : utilisation de l’arme aérienne comme moyen de guerre psychologique, recherche de la supériorité aérienne initiale par l’attaque généralisée de l’aviation adverse au sol, appui aérien rapproché des forces terrestres, utilisation de l’aviation de transport comme moyen de « projection de force » et de soutien logistique. Il démontre ensuite que cette Luftwaffe ne sut pas s’adapter aux contraintes de la guerre d’usure, lorsque fut entreprise la campagne de Russie, et des désastres qui en résultèrent il tire la conclusion que la puissance aérienne est une notion « évolutive ».
Cette constatation va être argumentée par les analyses très documentées que notre auteur entreprend ensuite des stratégies aériennes pratiquées par les Anglo-Saxons à partir de 1941, tant en Europe que dans le Pacifique, dans lesquelles il insiste sur les problèmes posés par les « opérations combinées » et par le passage « de l’interarmées à l’interallié » ; et aussi, dans un domaine plus technique et qui reste d’actualité, sur ceux que posent dans les opérations offensives le choix des objectifs et l’évaluation des dommages, ces derniers étant souvent surestimés. Le général Forget consacre alors un chapitre à « la puissance aérienne, facteur essentiel de la puissance maritime », constatation à laquelle nous ne saurions que trop souscrire, même si nous avons quelques réserves à formuler sur certains détails de son argumentation historique. D’ailleurs notre ami nous fournit ensuite des « éléments pour un armistice dans les conflits d’autorité », conflits que nous voulons, comme lui, conclure par une paix définitive. Il est d’ailleurs plus intéressant de suivre son analyse des limites que la puissance aérienne a rencontrées pendant la dernière guerre, car il les attribue essentiellement à des insuffisances techniques ; et nous souscrirons sans réserve, bien entendu, à sa conclusion qui est : « l’homme d’abord ! ».
C’est probablement la troisième partie de l’ouvrage qui retiendra le plus l’attention des lecteurs puisqu’elle a pour objet : « Puissance aérienne et stratégies d’aujourd’hui ». S’appuyant encore sur une analyse des événements survenus « de Hiroshima à Sarajevo », et aussi, bien sûr, sur son incomparable expérience, le général Forget va s’arrêter sur certains aspects encore peu connus des stratégies de la guerre froide, tels les rapports de l’aviation tactique avec le nucléaire, ou ceux de la puissance aérienne et de la « riposte graduée », et plus encore les évolutions de notre stratégie opératoire dans le domaine aérien en coopération avec l’Otan. Il établit alors un bilan des relations de la puissance aérienne et de la dissuasion nucléaire, dont il esquisse les perspectives, puis, grâce à une analyse de l’action aérienne dans les différents conflits survenus hors des théâtres sanctuarisés par cette dissuasion, il fait ressortir les étapes de la révolution technique survenue dans le domaine aérien.
Il en arrive ainsi aux relations de la puissance aérienne avec les stratégies adaptées à la prévention et à la maîtrise des crises, en mettant l’accent, comme il se doit, sur les stratégies d’intervention, qui nécessitent, nous rappelle-t-il, une investigation large, rapide et précise, la projection rapide et lointaine de forces et de puissance, la rétorsion, c’est-à-dire une action là encore rapide et précise, mais aussi suffisamment dense et significative pour que l’adversaire comprenne bien le message. Il émet à ce propos une idée qui mérite d’être creusée, à savoir que la rétorsion pourrait avoir valeur « d’ultime avertissement », mieux qu’une « frappe nucléaire préventive susceptible d’attirer la foudre plutôt que d’en écarter le danger ». La puissance aérienne permettrait ainsi de faire le lien entre les stratégies d’action et de dissuasion. Notre auteur évoque alors discrètement, car il s’agit, nous rappelle-t-il, d’un sujet qui échappe rarement à la polémique, les relations entre la puissance aérienne et les forces navales dans les stratégies d’intervention. Nous nous permettrons seulement de souligner à ce propos un point très important : les espaces aériens ont été nationalisés, donc leur transit est soumis à l’autorisation des pays survolés, alors que la liberté de circulation dans les espaces maritimes a été encore récemment réaffirmée. Cette nationalisation n’a pas été étendue, fort heureusement, aux domaines « spatiaux », et d’autre part les missiles, même s’ils sont de « croisière », ne s’en préoccupent pas, ce qui permet à l’auteur d’aborder de façon éclairante le problème de la « maîtrise de la troisième dimension ».
C’est à la « maîtrise des coûts » des flottes aériennes, car leur augmentation est en train de compromettre leur « taille critique », que le général Forget consacre essentiellement le dernier chapitre de son livre. La situation est en effet fort préoccupante à ce sujet, comme l’ont démontré les rapports sur la loi de programmation militaire 1997-2002, puisque 41 Mirage 2000 D et 3 avions ravitailleurs seulement seront livrés à notre armée de l’air pendant cette période, la livraison de ses premiers avions Rafale étant reportée au-delà, ainsi que le développement éventuel de l’avion de transport futur. Si le coût croissant des nouvelles technologies est la raison première de ce rétrécissement de nos ambitions, l’étalement des programmes, qui est devenu une pratique courante, n’y est pas non plus étranger, c’est nous qui l’ajoutons. Il est, par exemple, la cause première du coût actuel du porte-avions Charles de Gaulle, que le général Forget compare, un peu abusivement, à ceux du char Leclerc et de l’avion Mirage 2000 ; mais, comme il le dit lui-même, la tentation de polémique est grande quand il s’agit de budget, et nous devons reconnaître qu’il s’était gardé soigneusement jusqu’alors d’y tomber.
La fin de son livre traite d’ailleurs d’un sujet qui y échappe par nature : il s’agit de la « maîtrise de la troisième dimension », c’est-à-dire de la capacité de faire face non seulement aux forces aériennes d’un adversaire, mais aussi d’être en mesure de contrôler l’ensemble des vecteurs mis en œuvre dans l’espace aérien, et il prend alors franchement parti pour que notre pays s’intéresse à la « défense aérienne élargie », et plus généralement à la « gestion de l’espace aérien », le développement du C4I lui paraissant être devenu un facteur capital de la puissance aérienne de demain. Sa conclusion tombe alors : puissance aérienne et stratégies sont désormais devenues inséparables, comme il l’a brillamment démontré dans son ouvrage ; tout en restant « œcuménique », puisqu’une autre de ses conclusions est : « la notion de puissance aérienne, pour être bien admise, doit être replacée dans son véritable contexte, à savoir qu’elle est inséparable des notions de puissance terrestre et de puissance maritime, notions qui se complètent, se recouvrent et de toute façon interfèrent entre elles ». Comme on a dû lui dire souvent au temps où il commandait ses formations, car les aviateurs s’expriment volontiers en anglais : Well done, général Forget ! ♦