Géopolitique de l’Amérique latine
Il est inutile de présenter à nos lecteurs François Thual, puisque ses ouvrages ont souvent été cités dans cette revue, en particulier ceux qui ont traité de la géopolitique de l’orthodoxie et de celle du chiisme, ou plus encore celui qui a analysé les spécificités, si actuelles, des « conflits identitaires ». Récemment, il nous avait fait part des méthodes qu’il préconisait pour déchiffrer l’actualité des relations internationales, car « du point de vue de la géopolitique, tout obéit à une logique, tout est rationalité ». Nous n’avons pas besoin non plus de rappeler que la géopolitique, telle qu’il l’entend, est celle des « refondateurs français » animés par Yves Lacoste, dont l’apport le plus important est, pour lui, le concept « d’intentionnalité » à partir de la « binarité » des ambitions et des menaces ; mais qui prétend aussi mettre en perspective sur une longue durée les intentions et les comportements des peuples, sans négliger pour autant l’inscription territoriale des ambitions des États. C’est ainsi que, pour lui toujours, elle peut « aboutir à une sorte de syntaxe des événements, syntaxe où se conjuguent les héritages de l’histoire avec les fatalités de la géographie ».
C’est donc cette méthode que François Thual va appliquer à la Géopolitique de l’Amérique latine, publiée dans une nouvelle collection de livres de poche consacrée à la géopolitique, par un éditeur toujours entreprenant. L’auteur nous présente d’emblée la caractéristique principale de son sujet : c’est une région où les États se sont créés d’abord, puis ont cherché, par des guerres incessantes pendant 150 ans, à fixer leurs limites territoriales, créant ainsi progressivement dans chacun d’eux un sentiment national qui a très vite évolué vers un nationalisme exacerbé. Il nous démontre que, pour l’Amérique hispanique, la clef de sa fragmentation est le découpage en vice-royautés qu’avait adopté Madrid pour diriger son immense empire américain. Pour l’Amérique hispanique toujours, il nous propose un découpage plus actuel, qui repose sur des données sociologiques, à savoir l’Amérique du cône Sud, l’Amérique andine, l’Amérique caraïbe, et enfin le Mexique qui, lui, appartient de plus en plus à l’Amérique du Nord. Il y a aussi le Brésil, qui accéda à l’indépendance après les pays hispaniques et de façon très différente, par consentement mutuel et donc sans guerre civile. Pays multiethnique, à la population en accroissement rapide (165 millions en 1995), il s’est surtout voulu une puissance de l’Atlantique Sud.
Après nous avoir ainsi rappelé comment s'étaient formés les États de l’Amérique latine, François Thual va analyser les causes de leurs conflits et de leurs ambitions. Il distingue à ce sujet ce qu’il appelle la « fluvialité », c’est-à-dire le besoin d’accéder aux fleuves, qui s’ajoute au besoin d’accéder aussi aux façades maritimes, avec ici comme particularité la « bi-océanité » ; et enfin, la « bi-continentalité » , celle-là concernant essentiellement le Chili et l’Argentine, puisqu’il s’agit de leur volonté de se prolonger en direction de l’Antarctique. Notre auteur remarque alors que l’Amérique du Sud est une des rares régions où l’on s’intéresse particulièrement à la géopolitique, mais où on la pratique encore comme on le faisait en Europe au début du siècle, c’est-à-dire pour justifier ses propres ambitions.
Abordant ensuite l’analyse du comportement des acteurs de la géopolitique de ce continent, François Thual distingue, en expliquant leur importance par l’histoire : les « oligarchies » (les grands propriétaires terriens, la bourgeoisie d’affaires, les libéraux qui souvent se confondent avec elle, et enfin l’Église catholique) ; les « militaires » , recrutés dans la classe moyenne, dont le rôle spécifique en Amérique latine est d’être les gardiens de l’ordre intérieur, avec une autre particularité concernant la marine, qui dans ces pays, est la plus « géopolitique » au sens des ambitions extérieures ; et enfin ceux qu’il appelle les « dominés », c’est-à-dire les Indiens d’origine, mais surtout les Noirs venus d’Afrique (50 % au Brésil et 30 % en Colombie) et enfin les émigrés venus d’Europe, qui eux, se sont bien intégrés.
L’auteur évoque alors « l’ombre de l’Angleterre », qui s’est encore manifestée lors de l’affaire des Malouines, et surtout celle des États-Unis, en nous rappelant les principes de la « doctrine Monroe », mais en soulignant aussi la « rehispanisation » des États-Unis qui est en cours (dans 25 ans les Hispaniques y seront 25 millions) ; et le « nouveau panaméricanisme » qui se dessine, avec la création de la ZLEA (zone de libre-échange des Amériques) qui constitue un marché potentiel de 750 millions de consommateurs. En ce qui concerne les rapports de l’Amérique latine avec l’Europe, notre auteur remarque que si, avec l’Espagne, le sentiment d’appartenance à la même civilisation demeure de part et d’autre de l’Atlantique, il n’a pas pour le moment de prolongement économique ou politique. Alors que le Brésil est très actif économiquement au Portugal, et manifeste la tendance à utiliser celui-ci comme tête de pont pour pénétrer dans l’Union européenne, il est aussi très actif en Afrique, en particulier dans les pays lusophones. Pour finir, notre auteur constate, comme peuvent le constater avec regret ceux qui, comme nous, ont autrefois parcouru l’Amérique latine, que l’influence culturelle française, qui y fut très grande, est maintenant en voie de disparition.
François Thual n’entend pas faire de la prospective et encore moins décider de l’avenir, car il considère que ce n’est pas le rôle de la géopolitique. Cependant, il observe que les pays de l’Amérique latine ont entamé une mutation très profonde de leur histoire politique, sociale et économique. D’abord, les rivalités nationalistes exacerbées qui y régnaient ont tendance à s’estomper, comme on le constate d’une façon particulièrement intéressante en observant l’évolution des relations entre le Brésil et l’Argentine, puisque leur rivalité avait été portée jusqu’au niveau du nucléaire militaire. Ces deux pays, en effet, c’est nous qui le précisons, ont maintenant ratifié l’accord qu’ils avaient conclu en 1991 pour s’engager à une utilisation exclusivement pacifique de l’énergie atomique, ainsi que le traité de Tlatelolco qui interdit la fabrication, le stockage, l’installation et l’acquisition, par quelque moyen que ce soit, de l’arme nucléaire, et qui a donc une valeur d’interdiction analogue à celle du traité de non-prolifération. L’Argentine y a d’ailleurs adhéré en 1995, mais pas encore le Brésil, par orgueil national, mais aussi régional semble-t-il, car il a maintenant adhéré à tous les autres dispositifs de non-prolifération, y compris ceux du Groupe des fournisseurs de technologie nucléaire et du Missile Control Technology Regime.
Pour le reste, François Thual perçoit actuellement, comme tendance forte en Amérique latine, un retour à la démocratie (nous dirions plutôt un « appétit pour »), qui s’affronte à deux défis, celui de l’explosion démographique et de l’urbanisation démentielle qui en résulte ; le second étant une très forte dette extérieure des États, avec, pour certains seulement, les nouvelles féodalités issues du trafic de la drogue. Ce retour à la démocratie est accompagné d’un phénomène entièrement nouveau dans un continent si longtemps marqué par le heurt des nationalismes, la volonté de se regrouper pour entreprendre en commun leur « décollage économique ». Ce fut d’abord la relance du Pacte andin, puis celle du Groupe de Rio, et surtout la création en 1991 du Mercosur qui regroupe justement, outre l’Uruguay et le Paraguay, ces deux pays autrefois fondamentalement rivaux : le Brésil et l’Argentine. Notre auteur perçoit, pour finir, une troisième tendance qui lui paraît caractéristique de l’Amérique du Sud au seuil du XXIe siècle, qualifiée par lui de « désenclavement intercontinental » et qui s’est manifestée jusqu’à présent plus particulièrement en direction de l’Europe, mais qui a aussi des ambitions envers l’ensemble économique de l’Amérique du Nord que constitue l’Alena, et même de l’ensemble Asie-Pacifique que constitue l’Apec. On voit apparaître ainsi le rêve d’une Amérique latine qui deviendrait un carrefour économique planétaire, car déjà ouvert sur l’Antarctique, l’Afrique et l’Europe. Sa conclusion est alors : « L’Europe, qui aujourd’hui semble fascinée par l’Asie, ferait bien de ne pas oublier l’Amérique latine ». En tout cas, dans ce petit livre, François Thual nous a donné une brillante démonstration de sa « méthode géopolitique », celle qui nous apprend à déchiffrer l’actualité. ♦