Le Sud et le Nord ; Au-delà de la modernité
L’ambassadeur de France Marc Bonnefous est bien connu des lecteurs de notre revue qui apprécient beaucoup la pertinence de ses analyses géopolitiques. Il nous présente un complément intéressant de sa chronique diplomatique poursuivie depuis six ans. Dans les thèmes abordés, la priorité est donnée aux remarques personnelles et aux enseignements tirés de sa longue expérience dans la diplomatie internationale. Le premier sujet concerne « Le monde en trompe-l’œil » où les déficiences de la modernité sont mises en évidence. Parmi les dysfonctionnements du monde contemporain figure le conservatisme dans la sélection des élites. Presque à leur insu, les responsables en place choisissent à leur image des successeurs qui continuent sur la lancée, en éludant de gênantes mais utiles remises à jour. Par ailleurs, la formation de ces cadres supérieurs, trop abstraite et à l’écart de la logique du vivant, est pour eux comme un prisme déformant.
Le chapitre consacré à l’Europe met l’accent sur la stature particulière de l’Allemagne et de la Russie. Pour l’auteur, « rien de durable ne se bâtira sans elles sur notre continent ». Moscou semblait aussi détruit moralement au sortir de la guerre froide que l’était physiquement Berlin à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. À ces deux capitales européennes, les vainqueurs ont tendu la main et, par un pari de portée historique, les Alliés ont recherché les termes d’un ambitieux partenariat. Sur cette question, Marc Bonnefous est formel : « Pas plus qu’une économie européenne n’était envisageable sans l’Allemagne, une sécurité européenne ne se conçoit sans la Russie ».
Le facteur islamique constitue un autre grand sujet digne d’intérêt en raison de la méconnaissance qu’en ont les Occidentaux. L’auteur du Choc des civilisations, Samuel Huntington, estime que la proportion des musulmans dans la population mondiale, de 18 % en 1980, passera à 23 % en l’an 2000 et 31 % en 2025. D’autres estimations font état de 3 milliards de fidèles en 2050 sur un total de 8 milliards d’habitants de la planète. En France, l’islam n’est pas seulement la deuxième religion, il devient un courant spirituel important par le jeu des naturalisations. Plus entreprenante et plus disciplinée, la religion musulmane est également exploitée par des prosélytes venus de l’étranger qui exercent une influence certaine sur beaucoup d’esprits en détresse à la recherche de nouveaux repères. Jusqu’aux années récentes, les dirigeants français traitaient le dossier des cultes en prenant pour normes les rapports entre l’État et le catholicisme. Nettement majoritaire, la première religion de France donnait le ton et, bon gré mal gré, les autres confessions suivaient. Désormais, il n’en ira plus de même. Les porte-parole de la communauté musulmane mettront en avant leur importance numérique croissante et leur incontestable force identitaire pour faire valoir les différences et demander qu’il en soit tenu compte. Ils rencontreront d’autant plus d’obstacles que les interdits, surtout alimentaires, bousculent des traditions solidement ancrées dans la population française. À ces différences culturelles, les analystes ajoutent aussi le sentiment de rejet d’une grande partie de la communauté musulmane envers la modernité prônée par les sociétés occidentales.
Cette fracture est notamment perceptible en Algérie. Les racines de l’ancienne colonie française du Maghreb « plongent en effet dans l’histoire de l’Orient ». Pour l’auteur, cet enracinement se poursuivra et se consolidera. Malgré ce constat, la France doit s’intéresser de très près à l’Algérie, non seulement pour des raisons historiques et affectives, mais aussi pour des motifs économiques. Le plus grand pays du Maghreb constitue un débouché important pour nos industriels et nos commerçants. Nos exportations y sont de l’ordre d’une dizaine de milliards de francs par an. Cette donnée place l’Algérie au douzième rang de nos clients et fait de cet État méditerranéen notre plus important partenaire commercial en dehors des pays de l’OCDE. La nation algérienne doit cependant faire face à deux défis fondamentaux. Le premier concerne la maîtrise de la croissance démographique. Sur ce sujet, les comparaisons sont éloquentes : quand la France s’est lancée dans la conquête, le rapport des populations était de dix à un, à l’indépendance de cinq à un, maintenant il atteint deux à un et la parité sera atteinte dans moins de quarante ans. Le second défi est lié au chômage : le fléau affecte aujourd’hui 28 % de la population active ; on dénombre deux millions de sans-emploi, dont les quatre cinquièmes ont moins de trente ans. Les usines, naguère multipliées par une pesante industrialisation à la soviétique, tournent maintenant à faible capacité. Le déficit des entreprises publiques a triplé en un an. En dépit de l’indulgence compréhensive des créanciers, la dette extérieure demeure une charge difficilement supportable. La dégradation économique a fait le lit des intégristes qui exploitent à des fins politiques le marasme du pays.
La « deuxième guerre d’Algérie » qui se déroule de l’autre côté de la Méditerranée a ainsi ouvert un nouveau point chaud dans l’échiquier géopolitique du globe. Pour Marc Bonnefous, ce conflit tragique est atypique, en ce sens que des éléments insurrectionnels, par un recours systématique à la violence et en particulier au terrorisme, cherchent à s’emparer du pouvoir sans aspiration d’ordre nationaliste ni révolutionnaire, leur objectif étant de soumettre leurs compatriotes à un respect étroit des obligations et des rites d’une religion officielle et unanimement pratiquée. La spécificité de cette guerre civile repose également sur le fait que l’apport allogène (militaire, financier et, dans une large mesure, doctrinal) demeure relativement faible par rapport aux autres conflits. En outre, il est intéressant de constater qu’il n’existe pas de sanctuaires islamistes aux frontières : cette absence leur est préjudiciable opérationnellement, mais en revanche, elle dépossède leurs adversaires de moyens efficaces de pressions diplomatiques ou militaires sur les appuis extérieurs. Par ailleurs, le règne quasi anarchique de « seigneurs de la guerre », dont certains ont été formés en Afghanistan, prive le pouvoir des interlocuteurs qu’il recherche, dotés d’envergure politique et d’autorité sur le terrain. À la différence de la première guerre d’Algérie, aucune formation ne paraît pour le moment en mesure de répondre de l’ensemble rebelle. Des négociateurs plus ou moins qualifiés, prétendant s’exprimer en leur nom, se succèdent dans des discussions confuses et sans lendemain. Le développement d’une telle situation ne peut que contraindre un pouvoir excédé à ranimer le combat.
L’étude du différend israélo-palestinien tient également une place de choix dans l’ouvrage de l’ambassadeur de France (l’auteur a été ambassadeur en Israël pendant 56 mois). L’analyse du jeu des acteurs met notamment en lumière le particularisme des formes de raisonnement de l’État hébreu. « Quand un dialogue se fait vif, resurgissent quatre mille ans d’épreuves, de frustrations et de traditions, toujours présentes dans le paysage mental ». À côté de cette charge émotionnelle, le trait fondamental de la négociation à l’israélienne est toujours de se frayer une voie de situation en situation, suivant un mouvement dialectique qui s’appuie sur des cas précis et qui évite de s’aventurer au-delà du court terme. Un tel raisonnement heurte évidemment les esprits cartésiens.
La région du golfe Persique constitue une autre zone de turbulence analysée par Marc Bonnefous. Pour l’auteur, la prochaine alerte dans cette région stratégique se produira à moyen terme. Le problème est de savoir quand : dans trois, cinq, dix ans ? Dans cette vaste zone de fracture religieuse, ethnique, politique et économique, se font en effet face, à la fois le sunnite et le chiite, rivaux depuis plus de mille ans, l’Arabe et le Perse, adversaires de beaucoup plus longue date, des riches monarques d’un autre âge et des révolutionnaires enflammés et manipulés à des fins politiques, des nantis peu nombreux « recroquevillés sur leur or » et une plèbe d’étrangers exclus de la vie de la cité. Tous ces gens vivent dans des contrées n’ayant que pour ressource la vulnérable production de pétrole, contrôlée par l’Occident. Dans cet ensemble géopolitique à l’avenir incertain, l’Arabie Saoudite joue un rôle clé. Les États-Unis, qui ont de gros intérêts, sont parfaitement conscients des risques que comporterait un brusque affaiblissement de la monarchie wahhabite. Les répercussions seraient immédiates sur le marché pétrolier. Selon Marc Bonnefous, une intervention américaine aurait lieu en cas d’alerte grave, comme naguère au Liban et au Koweït.
La superpuissance américaine s’intéresse aussi à l’évolution du Japon. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le redressement de l’empire du Soleil-Levant a très vite pris « une bonne tournure ». La modernité qui s’y est installée a reposé sur l’alliance de trois univers : les affaires, l’administration et la politique. Les occupants américains virent dans l’État nippon un instrument docile, disposé à mettre en œuvre des réformes conduisant à copier le protecteur d’outre-Pacifique et à suivre ses recommandations, depuis la démocratisation jusqu’à la restructuration de l’économie par le démantèlement des conglomérats. Animés par un étonnant esprit d’entreprise et leur légendaire ingéniosité, les élèves japonais arrivèrent à dépasser leurs maîtres qui en furent mortifiés. Toutefois, le miracle nippon a trouvé ses limites. L’argent facile dans l’archipel a fini par perturber ce beau mécanisme. Quand la bulle financière creva, des scandales éclatèrent et impliquèrent, au-delà des individus, ce système « productiviste et dirigiste ». Pour l’auteur, ce choc économique a provoqué une remise en question du modèle japonais qui montre visiblement certains signes d’épuisement. À long terme, la situation risque de se compliquer pour Tokyo. Le Japon, distancé par l’Amérique, talonné par l’Allemagne et par les dragons asiatiques, concurrencé par une Chine qui n’en finit pas de s’éveiller, ne sera peut-être plus en mesure de « faire figure de numéro un bis ».
En conclusion, Marc Bonnefous se penche sur les intérêts français. Pour l’ambassadeur de France, notre pays doit rester présent là où l’histoire lui a légué des responsabilités. C’est notamment le cas dans le Pacifique-Sud, stratégiquement si important, dans l’océan Indien avec la Réunion et Mayotte, en Amérique avec nos départements. Notre flotte, omniprésente, n’a d’ailleurs cessé de figurer parmi les trois ou quatre plus fortes de la planète. Nous sommes astreints à des importations massives d’hydrocarbures, et nous exportons le quart de nos productions. Ces contraintes vitales doivent nous faire considérer comme primordial le maintien de conditions acceptables de liberté des échanges et de circulation des biens. La défense des intérêts français « a ainsi toute sa place vers le Sud aussi bien que dans d’autres directions ». Les lecteurs à la fibre francophone seront particulièrement séduits par de tels arguments. L’intérêt de ce livre ne repose pas uniquement sur les convictions de l’auteur qui sont souvent exprimées dans un style imagé et agréable ; la qualité de ce document s’appuie également sur la culture très éclectique de Marc Bonnefous. ♦