Feux follets et champignons nucléaires
Nos lecteurs sont probablement nombreux à avoir vu sur le petit écran Georges Charpak, qui est prix Nobel de physique et membre de l’Académie des sciences – et a en outre fort belle allure –, présenter cet ouvrage, puisqu’il fut accueilli à cette fin dans les émissions Ex-Libris et Bouillon de culture. En particulier pour cette dernière, les débats furent assez confus par suite de la pugnacité des opposantes « écologistes », aussi convient-il probablement de revenir sur le contenu de ce livre, pour essayer d’en dégager, à l’usage d’un public plus éclairé, ses moments forts, et aussi ceux qui le sont moins car il y en a. Auparavant, soulignons que le livre a été écrit en collaboration avec Richard Garwin, membre lui aussi de l’Académie des sciences de son pays, les États-Unis, et par ailleurs l’un des « scientistes » qui ont le plus contribué aux programmes militaires américains depuis leur début, mais qui en est devenu, sur le tard, un farouche adversaire. Disons aussi tout de suite que ce livre a été écrit à « deux voix », puisque, dans les cas assez rares où les deux coauteurs ne sont pas d’accord, Garwin s’y exprime seul. Précisons enfin à quoi font allusion ces « feux follets » qui figurent dans le titre : il s’agit des « superstitions qui (d’après les auteurs) infectent les débats publics sur l’avenir du nucléaire ».
En effet, Georges Charpak, surtout, est un fervent partisan de l’énergie nucléaire pour la production d’électricité, malgré la peur irraisonnée qu’elle provoque. Son argumentation, longuement développée, peut être schématisée comme suit : « Toutes les énergies s’alimentent à la même source », car « sans énergie nucléaire, même les étoiles se refroidiraient » ; la peur des radiations se concentre sur le nucléaire, mais elle oublie celles des rayons X lorsqu’ils émanent de la radiologie médicale ; la catastrophe de Tchernobyl est survenue sur un réacteur mal conçu et mal piloté, elle est inimaginable sur un réacteur à eau pressurisée tels ceux utilisés en France, qui sont « sous-modérés », c’est-à-dire que, lorsque leur température augmente par suite d’un incident concernant les modérateurs ou l’enceinte, leur puissance se stabilise, et qu’ils s’arrêtent automatiquement en cas de disparition du fluide colporteur. En outre, compte tenu des réserves prouvées en charbon et surtout en pétrole et gaz, l’humanité ne pourra pas, à terme, se passer de l’énergie d’origine nucléaire, car il y a de l’uranium partout, tant dans la couche terrestre que dans la mer ; et sa production sera beaucoup moins nuisible à l’environnement que le charbon, lequel est très polluant et contribue largement à l’« effet de serre » qui réchauffe dangereusement notre planète.
Les déchets des réacteurs, par contre, sont à l’origine d’une préoccupation justifiée ; mais si l’on retire le plutonium pour le recycler dans d’autres réacteurs sous forme de combustible Mox (mélange d’oxydes d’uranium et de plutonium), comme on le fait en France, les corps « à longue vie » restants peuvent être rendus très compacts et inoffensifs en les mélangeant à du verre en fusion. On sait – c’est nous qui l’ajoutons – que les Américains, après avoir récusé ce procédé dont ils n’étaient pas les inventeurs, viennent de décider de s’y rallier, au moins partiellement, comme l’avaient déjà fait les Allemands et les Japonais, et comme semble-t-il sont aussi sur le point de le faire les Russes. C’est chez eux que la situation est la plus préoccupante à cet égard, en raison de leur négligence passée et en particulier dans la région de Mourmansk, qui « a en réserve la plus haute concentration de catastrophes nucléaires du monde » . Cet argumentaire, assorti de longues explications, schémas et graphiques, se termine par un acte de foi et d’espérance dans « les chercheurs », (« Donnez cent ans aux chercheurs ! »), et plus concrètement, dans l’immédiat en tout cas, au projet dirigé par Carlo Robia du Cern, qui utilise un réacteur « sous-critique », c’est-à-dire excluant toute possibilité de réaction en chaîne incontrôlée, lequel fait brûler du thorium dont les réserves mondiales sont abondantes et qui a des avantages considérables du point de vue de la radioactivité et de la nature des déchets.
Le développement de ce qui précède s’étend sur plus des deux tiers de l’ouvrage, alors que les armes nucléaires, cette « puissance de feu colossale destinée à ne jamais servir », sont traitées beaucoup plus succinctement, mais, disons-le tout de suite, pour les condamner. L’exposé commence par une vulgarisation très élémentaire de leur fonctionnement et de leurs « perfectionnements », avec parfois des références historiques très contestables quant aux stratégies envisagées, mais en insistant longuement sur les coûts de ces programmes, attribués à l’influence dominante du fameux « lobby militaro-industriel ». Les auteurs reconnaissent cependant honnêtement que ces coûts sont à jauger à l’aune de « la dissuasion que ces armes ont exercée, en empêchant une confrontation apocalyptique entre l’URSS, les États-Unis et les Alliés ». Le tout se termine par la reproduction d’un long article auquel a contribué Richard Garwin pour condamner sévèrement le programme de défense antimissiles du président Reagan, cet « homme de rêve pour les rêveurs du lobby d’armes nucléaires », car « il a aussitôt augmenté leur budget ». Suit une courte évocation des « chemins de la prolifération », qui tend à en dramatiser l’éventualité.
On en arrive alors à ce qui a été à l’origine de l’intérêt exceptionnel porté à ce livre par les médias, puisque, après avoir exorcisé la peur du nucléaire dans son usage civil, il appelle en fait à « réduire à zéro » les armes nucléaires, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’une « transition délicate ». L’argument principal est qu’il a été « absurde » de la part des États-Unis et de l’Union soviétique – ce qui est incontestable – d’accumuler jusqu’à 60 000 armes nucléaires (en fait 77 000, les chiffres reconnus de part et d’autre étant respectivement 32 000 et 45 000). Pour sortir de cette situation, les auteurs estiment qu’« un contrôle mondial (des armes nucléaires) est impératif », et qu’il nous « conduira à celui de toutes armes de destruction massive » ; mais pour cela, « il sera nécessaire d’enrôler d’autres personnes que des physiciens et des militaires… à la retraite ».
C’est Garwin qui, en dialoguant alors avec Charpak, prend l’offensive sur ce thème, en mettant en doute, au passage, la finalité des derniers essais français et l’usage qui sera fait du laser de puissance programmé pour la « simulation » ; mais il reconnaît que le centre d’essais de Mururoa va être fermé, alors que celui du Nevada restera ouvert, ce qu’il condamne. Se voulant réaliste, ce qu’il avait reconnu précédemment ne pas être, il préconise que les États-Unis et la Russie ramènent d’ici dix ans leur stock de plus de 10 000 têtes prêtes à l’emploi à seulement 1 000 chacun, tandis que la Grande-Bretagne, la France et la Chine limiteraient le leur à 300 têtes chacune (ce qui est déjà virtuellement fait pour la France, ajouterons-nous). Au-delà, « il est aisé d’imaginer, ajoute-t-il, une transition vers un monde avec 200 têtes nucléaires contrôlées par une organisation de sécurité internationale ». Ce dernier chapitre se termine cependant par une déclaration d’humilité : « Les auteurs de ce livre ne prétendent ni détenir la vérité, ni pouvoir offrir la solution à ces formidables problèmes, et ils en appellent alors aux dirigeants politiques, dont certains sont intelligents, de bonne volonté…, et même, chose plus rare, capables de penser à l’avenir au-delà de leurs prochaines élections ».
Cet appel à l’aide ne termine pas l’ouvrage, car il comporte encore une conclusion, dans laquelle « scientifiques, politiques, utopistes, réalistes, écologistes » sont invités à « penser à long terme », ensemble et dans tous les domaines, celui du nucléaire bien sûr, mais aussi celui du réchauffement de la planète, résultant de « l’effet de serre », qui paraît préoccuper particulièrement les auteurs ; et, ajoutent-ils, subsiste la question de savoir si, à moyen terme, il faudra utiliser l’énergie nucléaire, ou plutôt la biomasse et l’énergie solaire. Le livre se termine alors par un éloge du mouvement Pugwash issu du manifeste Russel-Einsten, auquel appartiennent les deux auteurs et qui fut honoré en 1995 par le Prix Nobel de la paix attribué conjointement à l’un de ses fondateurs Joseph Roublat, et aux « conférences sur la science et les affaires mondiales » que ce mouvement organise chaque année, pour leurs efforts « visant à réduire le rôle des armes nucléaires dans la politique internationale et, à plus long terme, à leur élimination totale ».
Sur le moment, cette distinction fut considérée chez nous comme faisant partie des manifestations, souvent hystériques, de la campagne déclenchée contre la reprise provisoire des essais nucléaires français. Toutefois, le mouvement Pugwash mérite probablement d’être jugé avec plus de recul, comme l’a fait de façon très intéressante notre ami le professeur Jean Klein, dans un livre récent (sous la direction de Michel Girard : Les individus dans la politique internationale ; Économica). On y constate en effet que ce mouvement a été, dès le début des années 60, le siège d’un dialogue américano-soviétique officieux sur les questions nucléaires, lequel s’est poursuivi jusqu’au début des années 90, d’abord à propos des euromissiles, puis pour l’élaboration des traités Start. Il apparaît ainsi qu’il s’agit d’un « acteur hybride » qui « participe aussi bien au système des ONG que de la diplomatie parallèle ». Il est devenu ainsi un canal de communication intergouvernemental en dehors des filières officielles, un peu à la façon, pour son domaine propre qui est le nucléaire, de la fameuse conférence économique de Davos dont on nous parle beaucoup actuellement, et de la Trilatérale ou du Club de Rome qu’on évoquait mystérieusement jadis.
En définitive, nos lecteurs – nous l’espérons – l’auront perçu à travers notre présentation, ce livre mérite, mais pour d’autres raisons, la considération dont l’ont entouré les médias, friands du paradoxe que constituait l’éloge du nucléaire civil, patronné surtout par Charpak, et la condamnation sans appel du nucléaire militaire, émanant essentiellement de Garwin, devenu à ce sujet « objecteur de conscience », après en avoir été un des acteurs les plus actifs dans son pays. ♦