Asie - Relations tendues entre la Malaysia et Singapour
Une maladresse verbale de l’ancien Premier ministre singapourien Lee Kuan Yew, révélée en mars 1997, a provoqué la fureur des Malaisiens. Cette déclaration, qui ne visait pas explicitement le gouvernement de Kuala Lumpur, a provoqué des réactions disproportionnées qui sont la manifestation de relations qui restent toujours méfiantes malgré une intégration assez poussée des deux économies.
Au départ, l’affaire aurait dû rester purement singapourienne. Pendant la campagne des élections législatives du 2 janvier 1997, au cours desquelles le People Action Party (PAP) a remporté tous les sièges sauf deux, le parti au pouvoir avait mené la vie dure à ses opposants. L’un d’eux, Tang Liang Hong, avait été accusé de chauvinisme chinois. Pour avoir qualifié de mensonges ces accusations, celui-ci, qui perdit son siège, s’est retrouvé attaqué en justice pour diffamation par Lee Kuan Yew, le Premier ministre Goh Chok Tong et une douzaine d’autres membres du PAP. C’est le 27 janvier 1997, au cours d’une déclaration sous serment, devant la Cour de Justice, à laquelle les plaignants demandaient la saisie des biens et le gel des avoirs de Tang, que Lee Kuan Yew a prononcé la phrase insultante pour les Malaisiens.
Faisant allusion à la fuite de Tang à Johore Baru, capitale de l’État voisin de Johore, car il craignait pour sa vie, l’ancien Premier ministre, qui reste le maître à penser de la cité État avec le titre honorifique de Senior Minister, Lee Kuan Yew avait déclaré « illogique que quelqu’un qui prétend craindre pour sa vie aille dans un endroit comme Johore, tristement célèbre pour ses fusillades, ses agressions et ses pirates de la route ». D’abord entendue dans le cadre restreint d’une procédure en référé, la phrase de Lee a été connue plus tard, le 12 mars, lorsque le juge a décidé la tenue d’audiences publiques. Dans un premier temps, le gouvernement malaisien a réagi avec une certaine diplomatie. Le ministre des Affaires étrangères, Abdulah Badawi, s’est contenté de qualifier les propos de Lee de « durs ». Avec l’assentiment du Premier ministre Mohamed Mahathir, la presse et les organes dépendant de son parti, l’United Malays National Organization (UMNO), se sont emparés de l’affaire. Les médias malaisiens ont été inondés de lettres de protestations. La branche de la jeunesse de l’UMNO, dirigée par un jeune turc aux dents longues, Zahid Hamidi, a orchestré la campagne de protestation et porté plainte contre Lee Kuan Yew, traité par les manifestants de sénile et d’idiot congénital. La presse a largement rendu compte de ces manifestations. Elle a élargi la critique aux Singapouriens en général, leur reprochant leur fierté et leur arrogance.
Comme le montre une enquête parue dans la revue hongkongaise Asiaweek du 28 mars 1997, la remarque sur l’État de Johore était particulièrement malvenue. D’une part l’ancien Premier ministre, aujourd’hui âgé de soixante-treize ans, ne s’est pas rendu dans le Johore depuis plusieurs années, d’autre part les statistiques sur la criminalité dans cet État par rapport à celle de Singapour ne montrent pas une grande différence. En effet, en 1995, il y a eu dans cette ville, 1,75 assassinat pour 100 000 habitants, contre 1,71 à Singapour.
Le 12 mars, Lee Kuan Yew, dans un geste inhabituel, a présenté des excuses sans réserve, déclarant qu’il n’était pas retourné à Johore depuis 1990 et que sa remarque était basée sur des articles de presse. Le 17 mars, il a demandé au tribunal de Singapour de retirer la phrase désobligeante des minutes du procès. Le 19 mars, le gouvernement de Kuala Lumpur a accepté les excuses de Lee. Le ministre malaisien des Affaires étrangères a cependant précisé que « cet épisode avait profondément choqué la population de son pays, et qu’il faudrait du temps pour que les relations entre les deux États reprennent leur cours normal ». De son côté, le Premier ministre Mahathir a déclaré : « Cela demande beaucoup d’efforts pour entretenir des liens d’amitié avec Singapour car, parfois, il y a des choses dites et faites qui rendent difficile une attitude amicale ». Le 26 mars, malgré les excuses de Lee Kuan Yew, la presse annonçait qu’en Conseil des ministres le gouvernement malaisien avait décidé d’exclure les compagnies singapouriennes des contrats d’État.
Lee Kuan Yew n’a pas semblé comprendre que ses excuses n’avaient pas suffi à mettre fin à la polémique. En fait, les Malaisiens ne l’ont jamais porté dans leur cœur et ses premières excuses publiques ont été interprétées comme un signe de faiblesse dont ils ont tiré le maximum d’avantages. C’est en raison des critiques de Lee Kuan Yew contre la politique promalaise de la Fédération, que Singapour a été expulsé de celle-ci en 1965, après deux ans de destin commun. Sous l’impulsion de Lee, Singapour a connu le succès économique extraordinaire que l’on connaît, tandis que la Malaysia restait un pays en voie de développement. L’économie malaisienne connaît à son tour son heure de gloire, tandis que celle de Singapour montre un certain fléchissement, dû, notamment, à la création d’entreprises de pointe en Malaysia. C’est dans ce contexte que Lee Kuan Yew, devant un parterre de journalistes, et apparemment sans être mandaté, avait déclaré, en juin 1996, que Singapour serait peut-être obligé de s’unir à nouveau à la Malaysia si la cité État perdait son avance économique. Les Malaisiens avaient alors réagi assez violemment, estimant que ce serait à eux de décider d’une éventuelle réunification. Leur réaction fut d’autant plus vive que la remarque de Lee s’accompagnait d’une critique d’un manque de méritocratie en Malaysia. Le Premier ministre Mahathir n’a rien fait pour limiter les manifestations contre son ancien collègue. Les deux hommes sont, dans la région, les hommes politiques les plus écoutés ; une certaine concurrence les oppose.
Par ailleurs, les litiges entre les deux pays ont émaillé leur histoire. Sans revenir sur le fait que Singapour constitue une sorte de verrue chinoise dans le monde malais, les deux pays ont eu des contentieux dont certains ne sont toujours pas résolus. Ainsi, le terminus des chemins de fer malais dans le quartier des affaires de Singapour appartient toujours à la Malaysia. Singapour voudrait le déplacer pour pouvoir développer, en commun, les terrains qui seraient ainsi libérés. La Malaysia a annoncé, en novembre 1992, qu’elle ne demanderait pas le renouvellement du bail de la base navale de Woodland, qui s’achève à la fin de 1997, car Singapour a triplé le prix du loyer. En octobre 1994, les deux pays ont porté devant la Cour internationale de justice le contentieux de souveraineté qui les oppose sur l’île de Petra Branca (Pulau Batu pour les Malaisiens). À ce propos, on remarquera cependant que c’est la première fois, dans la région, que deux États s’en remettent à une décision internationale pour ce type de litige. Dans le cas présent, la Cour internationale n’a toujours pas rendu son jugement.
Malgré tout, Singapour et la Malaysia restent liés par des économies s’appuyant l’une sur l’autre depuis plusieurs décennies. La cité État dépend de son voisin pour son approvisionnement en eau, en gaz et en denrées alimentaires. L’État de Johore est relié à elle par une route digue de 1,2 kilomètre utilisée chaque jour par environ 25 000 Singapouriens qui vont faire leurs courses à Johore Baru ou jouer au golf : sur les 27 terrains de Johore, 18 se trouvent à une distance de 30 kilomètres de part et d’autre de la route digue. Cet État malaisien frontalier bénéficie de la richesse de Singapour qui, en 1996, avec 1,3 milliard de dollars américains a représenté les deux tiers des investissements étrangers. La main-d’œuvre y est 50 % moins cher, chaque jour 60 000 Malaisiens vont travailler à Singapour où ils sont payés 20 % de plus que dans leur pays. Un deuxième pont, long de deux kilomètres, reliant les deux pays, est en construction ; il devrait être terminé en octobre 1997. En contrepartie, les prix à Johore sont de 10 à 15 % plus élevés qu’à Kuala Lumpur ; mais le développement rapide de l’économie de la Malaysia profite de moins en moins à Singapour. Certains projets malaisiens viennent concurrencer les secteurs d’activité de pointe de son voisin, en particulier la modernisation de Port Kelang, le centre financier offshore de Labuan et une zone de haute technologie dite « supercorridor du multimédia ».
Finalement, les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont rencontrés en avril 1997, en marge de la conférence des pays non alignés. Ils ont décidé de clore définitivement cet incident. Cependant, comme le fait remarquer le politicien de l’opposition malaisienne Lim Guan Eng, « cet incident a illustré les tensions raciales, culturelles et politiques qui existent depuis toujours entre les deux pays ». Y aura-t-il des mesures de rétorsion économiques non officielles ? C’est possible. Pendant toute la durée de la polémique, le Premier ministre de Singapour Goh Chok Tong s’est tenu à distance. C’est à lui que revient maintenant le patient travail permettant de rétablir de bonnes relations officielles. ♦