Histoire de la menace nucléaire
Tous ceux qui ont eu à connaître des relations internationales dans les domaines concernant l’énergie nucléaire, apprécient hautement Georges Le Guelte, qui pendant trente-cinq ans en a été l’un des meilleurs experts français, tant au sein du Commissariat à l’énergie atomique où il fut au cours des dernières années l’adjoint au directeur des relations internationales, après avoir vécu l’expérience peu commune d’appartenir pendant cinq ans à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui est, comme on le sait, le « gendarme » de la non-prolifération des armes nucléaires. Or, c’est l’histoire des efforts entrepris dans le monde contre cette prolifération que raconte notre auteur, encore qu’il eût préféré qu’on employât le mot « dissémination » pour caractériser la menace résultant de la multiplication des États dotés d’armes nucléaires, en réservant alors celui de « prolifération » à la multiplication de ces armes dans les arsenaux de ces États nucléaires (cette distinction est explicitée parfois en parlant respectivement de « prolifération horizontale » et de « prolifération verticale »).
C’est en fait dans la première partie de son livre que Georges Le Guelte va nous conter cette histoire, réservant à une deuxième partie l’étude en profondeur de ceux de ses aspects qui comportent des enseignements importants pour l’avenir. Dans la lutte contre la prolifération, il distingue quatre périodes, dont la première, qui s’étend jusqu’en 1962, est pour lui caractérisée par les « initiatives américaines » (encore — c’est nous qui le précisons — que les États-Unis soient restés jusqu’à nos jours les leaders en la matière). Elle fut marquée, en ce qui concerne les armes, par une politique très stricte du secret (sauf à l’égard de la Grande-Bretagne, c’est nous qui le soulignons aussi) ; et en ce qui concerne l’usage pacifique de l’énergie atomique, d’abord par une initiative parfaitement utopique (le plan Baruch en 1946), puis par une autre plus réaliste (le plan « Atome pour la paix » du président Eisenhower en 1953), qui aboutira à la création de cette AIEA déjà évoquée plus haut. Celle-ci, à l’origine, était chargée de faciliter l’accès des pays peu développés à l’énergie atomique à des fins pacifiques, tout en vérifiant que les matières fissiles et les équipements qui leur étaient fournis à ce titre ne soient pas détournés à des fins militaires. L’auteur nous rappelle en passant que deux autres organismes ayant des missions analogues furent créés à la même époque et subsistent actuellement : le premier, l’Euratom, pour les membres de la Communauté économique européenne, et le second au sein de l’OECE constituée à l’origine pour gérer les crédits du plan Marshall, devenue depuis l’OCDE. Il souligne aussi que cette période, à sa fin, fut celle des débuts du commerce nucléaire international, lequel a eu plus ou moins comme conséquence, dans un premier temps, que « la non-prolifération passa au deuxième plan ».
La période qui suivit, de 1972 à 1974, est à juste titre considérée par Georges Le Guelte comme caractérisée par une « complicité tacite entre les États-Unis et l’URSS », qui fut une des conséquences de la crise des missiles de Cuba. Il en résulta en effet la conclusion, en 1963, du traité de Moscou interdisant les essais nucléaires dans l’atmosphère (et sous l’eau) ; en 1967 celle du traité de Tlatelolco « dénucléarisant » l’Amérique latine ; en 1968 celle du traité dit « de non-prolifération » (TNP), dont l’auteur raconte la gestation et commente savamment la mise en place, en insistant sur les modalités de son contrôle par l’AIEA, telles qu’elles sont précisées dans un document souvent évoqué par son sigle (INP CIRC/153) ; puis sur ses conséquences pour le développement du commerce nucléaire, et enfin sur l’attitude à son égard des États qui ne l’ont pas alors signé, ou ne l’ont ratifié que très tard (l’Italie et l’Allemagne en 1975, et le Japon en 1976).
La troisième période distinguée par notre auteur, qui va s’étendre jusqu’en 1990, est en effet celle de l’entrée en scène des pays industrialisés, avec la remarque qu’en 1974 l’avenir de la non-prolifération parut incertain, car très peu d’États ayant une activité nucléaire significative n’avaient encore adhéré au TNP, et que survint alors « l’onde de choc » de l’explosion indienne, dont l’écho fut considérable dans l’ensemble du Tiers-Monde : elle montrait que l’arme nucléaire n’était plus le privilège des pays développés, mais aussi que ce n’était probablement pas ces derniers qui allaient être les plus directement menacés par les proliférants. En même temps, on constata que cette victoire technique de l’Inde avait pour origine un réacteur fourni par un pays industrialisé (dans ce cas le Canada) ; « le choc en retour » sera alors le renforcement par les pays industrialisés des précautions prises pour contrôler leurs exportations. C’est ainsi qu’une dizaine d’entre eux adopteront en 1975 les « directives de Londres », ensemble de mesures que chacun de ces États acceptait de prendre unilatéralement quant aux exportations nucléaires. Elles seront renforcées en 1978 par les États-Unis qui adopteront le Nuclear Nonproliferation Act, lequel interdit l’exportation d’uranium enrichi à plus de 20 %, ainsi que la fourniture d’équipements nucléaires à un pays n’acceptant pas les contrôles de l’AIEA sur toutes ses activités nucléaires (contrôles dit « intégraux »). Cette politique se heurtera à une vive opposition internationale, qui se manifestera notamment dans l’International Nuclear Fuel Cycle Evaluation (INFCEA), laquelle se poursuivra jusqu’en 1980. Malgré ces précautions, la « prolifération rampante » se poursuivra, et l’auteur nous donne à son sujet un certain nombre de précisions peu connues qui concernent l’Inde, le Pakistan, l’Irak et l’Afrique du Sud, mais pas Israël, qui ainsi fait l’objet d’une sorte de tabou.
Nous en arrivons alors à l’époque postérieure à 1990, c’est-à-dire contemporaine, où la prolifération va désormais échapper à la « logique des blocs », mais où, à la suite des découvertes faites sur le programme clandestin de l’Irak, de la prise de conscience des risques résultant de l’effondrement de l’Union soviétique, et de l’acceptation en 1995 par la quasi-totalité de la communauté internationale de la prorogation indéfinie du traité de non-prolifération, Georges Le Guelte estime qu’on pourrait s’orienter vers le « consensus mondial » qu’il appelle de ses vœux.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, il va, à cette fin, analyser en profondeur certains aspects des dispositifs actuels de non-prolifération qui lui paraissent mériter d’être bien compris et éventuellement améliorés. Tel est le cas du traité de non-prolifération lui-même, puisqu’il comporte « des ombres et des lumières », tant à l’égard de la « non-dissémination » et de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique, qu’à celui du « désarmement », lequel fait l’objet du fameux article VI, dont « l’ambiguïté résiste aux analyses les plus byzantines, ce qui permet à chacun de l’évoquer pour appuyer son point de vue ». Méritent aussi les analyses approfondies d’un expert confirmé, les dispositifs techniques et les applications des contrôles internationaux actuellement en place, ainsi que les améliorations mises à l’étude dans le « programme 93 + 2 », ainsi appelé parce que lancé en 1993 il aurait dû être conclu en 1995, afin d’être adopté lors de la conférence de prorogation du TNP (ce qui n’a pas été le cas). La définition d’un nouveau système de contrôle de l’AIEA, qui est indispensable à la réussite de la non-prolifération, est en effet devenue une affaire essentiellement politique, aux nombreuses incidences, dont celles économiques ne sont pas les moins délicates. C’est ainsi que pour répondre à la crainte souvent exprimée par les pays non dotés d’armes nucléaires (comme l’Allemagne, le Japon, la Belgique, la Suède et la Suisse), qui redoutent d’être défavorisés dans le domaine commercial par les contrôles de l’AIEA, les États nucléaires ont déjà proposé que cette dernière exerce également son contrôle sur leurs installations civiles. La surveillance des exportations a besoin elle aussi d’être améliorée, et l’auteur nous décrit les nouvelles mesures prises à cet égard par les pays fournisseurs, dont l’adoption de la politique dite des « contrôles intégraux » évoqués plus haut.
Auparavant, notre auteur avait analysé sans complaisance la politique, dans ces différents domaines, de la France qui, on se le rappelle, avait refusé en 1968 d’adhérer au TNP, bien qu’il lui reconnût le statut d’État doté d’armes nucléaires ; puis, tout en se conformant à l’engagement qu’elle avait alors pris de se comporter comme si elle avait signé le traité — et n’ayant effectivement pas, après cette date, contribué à la prolifération des armes nucléaires —, elle avait cependant continué à exporter ses techniques dans les pays avec lesquels les autres exportateurs refusaient de commercer ; et finalement, elle fut le dernier des membres permanents du Conseil de sécurité à se joindre aux signataires du traité. Il évoque à ce sujet la création en 1976 du Conseil de politique nucléaire extérieure (CNPE), provoquée par l’affaire de la cession à l’Irak d’un réacteur de recherche, et il note que cet organisme ne se réunira plus après 1983, bien que des contrats sensibles soient alors négociés avec la Chine, le Japon et même le Pakistan (cette dernière négociation devant d’ailleurs, être rompue par la suite). Cependant, après la découverte en 1991 du programme clandestin de l’Irak, dont on sait qu’il n’avait rien à voir avec le réacteur de recherche cédé quinze ans auparavant, la France va prendre une part très active dans l’amélioration des moyens de contrôle de l’AIEA, dans le renforcement de la surveillance des exportations sensibles, et dans la décision de proroger le TNP pour une période indéfinie, ainsi que, lorsque sera tombée l’émotion internationale provoquée par la reprise provisoire de ses essais nucléaires, dans la conclusion du traité dit CTBT, les interdisant totalement.
Georges Le Guelte entreprend, pour finir, d’examiner à partir de son incomparable expérience les « questions pour l’avenir » que pose la non-prolifération, c’est-à-dire, en particulier, la recherche de l’« universalité du TNP », le projet de convention interdisant la production de matières fissiles à usage d’explosif (Cutt off treaty), le trafic illicite de matières fissiles, la question des sanctions à l’égard des contrevenants, les « assurances de sécurité » aux États non nucléaires, et enfin les mesures de désarmement nucléaire. Sa conviction personnelle est que la construction entreprise depuis un demi-siècle sur tous ces sujets doit être maintenant « complétée » ; la tâche des vingt-cinq prochaines années sera en effet de compléter la liste des signataires du traité, de le renforcer par des techniques de contrôle encore plus efficaces, et surtout d’assurer son application en l’absence d’une autorité supranationale. Il considère en effet que « les armes nucléaires ne seront bientôt plus admises que comme instruments de sécurité collective, pour défendre la communauté internationale contre la menace que ferait peser sur elle un État qui aurait réussi à en fabriquer frauduleusement et qui les utiliserait comme moyens de chantage ».
On constate ainsi que ce livre est à la fois un ouvrage appelant à la réflexion sur un sujet capital, l’avenir de l’arme nucléaire, en même temps qu’un document de référence incomparable, et cela d’autant plus qu’il comporte en annexes des données techniques concernant la prolifération, le texte intégral du TNP qu’il est souvent difficile de se procurer, la chronologie des adhésions, celle de tous les événements importants ayant concerné l’arme nucléaire depuis le lancement du projet Manhattan, et une bibliographie sélective sur ces sujets. Georges Le Guelte a ainsi transmis le flambeau de ses connaissances en la matière, avec élégance et talent ! ♦