La bombe atomique française : 1945-1958
L’auteur de ce livre est un jeune docteur en histoire contemporaine, qui a acquis par ailleurs une solide expérience des problèmes dont il traite car il a été l’historiographe d’un ministre de la Défense, précédemment administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique, et qu’il appartient actuellement à l’état-major du Centre des hautes études de l’armement. Son livre, qui est un condensé et une mise à jour de sa thèse soutenue en Sorbonne, aurait pu s’intituler : « La bombe atomique française avant de Gaulle », puisqu’il arrête son récit à l’année 1958. C’est cette antériorité qui en fait l’originalité, car il démontre de façon indiscutable que la conception, au sens médical du terme, de la bombe française était déjà très avancée lorsque le général de Gaulle revint au pouvoir. Ce qui n’enlève rien, disons-le tout de suite, au rôle déterminant à ce sujet de l’Homme du 18 juin, puisque c’est lui qui, lorsqu’il créa deux mois seulement après Hiroshima le Commissariat à l’énergie atomique, avait voulu qu’il soit également compétent dans les domaines de recherche concernant la défense nationale. Il n’est pas besoin de rappeler aux lecteurs de cette revue que, dès son retour au pouvoir, le général de Gaulle appliquera sa volonté politique la plus tenace à la réalisation, en « priorité absolue », de ce qu’on appelait alors la « force de frappe ».
Une autre originalité de l’ouvrage de Dominique Mongin est que, traitant d’un sujet encore largement couvert par le secret — puisque chez nous on tarde plus qu’ailleurs à le déclasser —, il a fait largement appel à l’« histoire orale », c’est-à-dire aux témoignages des acteurs de notre grande aventure nationale, ce qui contribue aussi à rendre son récit plus « vivant », mais sans rien enlever à sa valeur scientifique, car ces acteurs ont souvent été confrontés entre eux au cours de « tables rondes » organisées à cet effet par le « Groupe d’études français d’histoire de l’armement nucléaire » (Grefhan). Ce dernier, présidé successivement par les professeurs Jean-Baptiste Duroselle et Maurice Vaïsse, participe par ailleurs au Nuclear History Program, entreprise internationale sur le sujet. Précisons enfin que notre auteur a eu accès à plusieurs « fonds privés » d’un intérêt historique particulier.
Dominique Mongin a fait porter ses analyses sur les quatre époques qui lui ont paru déterminantes dans la genèse de l’arme atomique française. Ainsi, la première partie de son livre traite de la prise de conscience progressive chez nous du « fait atomique ». Elle rappelle à ce sujet le rôle « pionnier » des atomiciens français, celui de Joliot bien sûr, mais qui restera en France après la défaite, alors que Halban, Kowarski, Goldschmidt, Auger et Guéron participeront indirectement au « projet Manhattan ». Elle évoque aussi l’épisode digne d’un roman policier de l’évacuation du stock d’eau lourde norvégien, d’abord vers la France puis vers la Grande-Bretagne, ainsi que la « mise au parfum » du général de Gaulle sur l’existence du projet Manhattan, survenue en trois minutes dans un couloir lors de son passage à Ottawa en juillet 1944. Notre auteur raconte ensuite la création du Commissariat à l’énergie atomique, en insistant sur l’intelligence de la rédaction de l’ordonnance, car elle avait « tout prévu » constatera plus tard Pierre Guillaumat. Il rappelle enfin qu’après le retrait des affaires du général de Gaulle, Joliot, premier haut-commissaire, orienta la diplomatie française dans un sens nettement hostile aux armes atomiques ; c’est ainsi qu’en juin 1946 notre délégué à l’Onu déclara que la France appuierait toutes les initiatives tendant au contrôle de l’usage de l’énergie atomique à des fins purement pacifiques.
Dominique Mongin consacre ensuite deux chapitres à la perception de la révolution atomique, respectivement par les armées et par la classe politique française. En ce qui concerne les premières, il évoque à juste titre le rôle précurseur de l’amiral Castex, qui sera bientôt suivi par celui du colonel Gallois. Alors que la marine était particulièrement impressionnée par les expériences de Bikini, et en tirait immédiatement les conséquences pour la conception future de ses navires et de ses bases, l’armée de l’air, à la façon de sa grande sœur américaine, aperçut très vite l’importance que pouvait lui conférer la mise en œuvre de l’arme atomique. Quant à l’armée de terre, sous l’impulsion du général Blanc, son chef d’état-major, c’est vers la formation théorique des officiers qu’elle s’orienta, en organisant des stages de physique nucléaire dans l’Enseignement militaire supérieur scientifique et technique. Les ingénieurs militaires, de leur côté, s’intéressèrent bien entendu à ses immenses possibilités, et ce fut le cas en particulier de ceux du service des poudres. Dans les milieux politiques, l’éventualité d’un programme militaire français fut également débattue. C’est ainsi qu’en juillet 1947 Paul Raynaud se déclara pour et Jacques Duclos contre. Cependant, à partir de 1948, le CEA sera lui-même impliqué dans ce débat idéologique, et Joliot, militant affirmé du parti communiste, allait prendre publiquement des positions de plus en plus engagées, qui aboutiront en avril 1950 à sa révocation : triste épisode dont Dominique Mongin relate le déroulement avec objectivité.
La deuxième partie de son livre traite des premières décisions qui ouvrirent la possibilité d’envisager un armement nucléaire national. Ce fut d’abord la réorganisation du CEA lui-même, entérinée par décret de janvier 1951, qui portait essentiellement sur le renforcement des pouvoirs de l’administrateur général et par suite du gouvernement qu’il représentait, au détriment donc du haut-commissaire. Pour remplacer Raoul Dautry qui venait de mourir, Pierre Guillaumat, homme d’autorité s’il en fut, allait être nommé à ce poste ; mais il fallait aussi que les crédits suivent, et ils furent alors plus que triplés ; avant que soit adopté le « plan quinquennal de l’énergie atomique » pour la période 1952-1957, dont l’initiative revenait à Félix Gaillard, alors secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Pleven et à ce titre chargé de la tutelle du CEA. Ce plan, en prévoyant notamment la fabrication de grosses « piles » à capacités plutonigènes, permettait en effet d’envisager l’éventualité d’une « option militaire ». Celle-ci commença aussi à être envisagée par les armées, où s’étaient constituées depuis 1950 des sections atomiques, quelque peu rivales, mais s’entendant cependant pour contester a priori la maîtrise du CEA sur un éventuel programme militaire ; cela par tradition « colbertienne » bien sûr, mais aussi en raison de la réputation communisante qu’avait encore le Commissariat et de l’hostilité présumée qui en résultait à toute orientation militaire.
Dans sa troisième partie, l’ouvrage va focaliser ses analyses sur l’année 1954, qui fut effectivement « l’année des choix » ; et cela du fait de quelques hommes seulement qui, poussés par les circonstances internationales, ont alors osé poser le problème de l’option militaire en termes d’« ultimatum », dit l’auteur. Les armées commencèrent de leur côté à s’interroger plus précisément sur les choix à effectuer, et plusieurs tendances se manifesteront à cet égard : celle d’abord du général Bergeron, président du comité scientifique de la défense nationale, qui, en janvier 1954, lors d’une réunion d’information organisée par le général Ély, présenta des propositions pour la conduite d’études militaires relatives à la propulsion atomique (pour sous-marins bien sûr, mais également pour chars et avions), à la guerre radiologique (protection et mise en œuvre), et aussi sur la fabrication de l’arme atomique elle-même. Sa conclusion fut alors que c’était à la direction des études et fabrication d’armement (Defa) de l’armée de terre qu’il convenait de confier cette dernière mission. De son côté, le colonel Ailleret, alors « commandant des armes spéciales » de cette armée (petit organisme qui avait été créé par le général Blanc pour s’occuper des problèmes de protection contre la guerre radiologique), et qui agissait par démarches auprès des hommes politiques et conférences en milieu militaire (l’auteur parle du « lobby Ailleret »), proposa la création d’une division militaire au sein du CEA, qui aurait relevé du ministre de la Défense pour ses programmes et ses crédits. Une discussion sur ces sujets eut lieu en mars 1954 à l’Assemblée nationale à l’occasion de la discussion du budget de la défense, à l’issue de laquelle le ministre de la Défense, René Pleven, se prononça nettement pour un programme nucléaire français. Pendant ce temps, comme le rappelle excellemment l’auteur, les généraux Gallois et Beaufre avaient entrepris d’animer la réflexion des milieux dirigeants sur les aspects stratégiques du maniement de l’arme nucléaire.
Nous en arrivons ainsi à la décision politique qui va incomber paradoxalement à Pierre Mendès France, au lendemain de Diên Biên Phû et du rejet du traité de la CED. Ce dernier avait comporté, dans une annexe bien dissimulée — mais ce ne fut en rien la raison de son rejet, contrairement à ce qu’on a parfois affirmé —, une clause introduite par les diplomates pour éviter toute discrimination à l’égard de l’Allemagne, qui aurait interdit aux membres la fabrication de plus de 500 grammes de plutonium par an. Elle avait d’ailleurs été remplacée depuis par un engagement unilatéral de l’Allemagne fédérale de ne pas fabriquer « sur son territoire » d’armes de destruction massive en raison de sa vulnérabilité stratégique. Le premier épisode de la prise de décision politique fut un conseil interministériel qui se tint le 9 octobre 1954, et à l’issue duquel fut créée une « commission supérieure des applications militaires de l’énergie atomique ». Le second, plus fameux, fut le conseil interministériel du 26 décembre 1954, dont les conclusions furent ambiguës, encore que Dominique Mongin donne pas mal de précisions à leur sujet. En tout cas, elles furent considérées comme suffisamment positives par Pierre Guillaumat pour qu’il s’estime fondé à organiser le lancement au sein du CEA d’un programme militaire, et cela avec l’appui du général Crespin, alors secrétaire général adjoint par intérim de la Défense nationale.
C’est donc « le lancement secret du programme atomique militaire français » qui fait l’objet de la quatrième et dernière partie du livre. Elle évoque d’abord « l’année Palewski » — du nom du ministre délégué à la Présidence du Conseil d’Edgar Faure — au cours de laquelle, bien que ce dernier se soit déclaré opposé à un tel programme lors de son investiture, s’effectuera le premier transfert de crédits entre la défense et le CEA, assurant ainsi le démarrage effectif de ce programme. Puis, en 1956, ce sera « l’année Guy Mollet », qui lui aussi s’y était déclaré opposé, mais n’en refusa pas moins les clauses restrictives qui existaient dans le projet de l’Euratom et accepta l’octroi de crédits destinés à la construction d’une usine de séparation isotopique : ce sera le futur Pierrelatte. L’auteur fait apparaître également que Pierre Gallois eut une influence importante sur l’évolution des réflexions de Guy Mollet à cet égard, et que l’affaire de Suez acheva de le convaincre. Avec la présidence de Bourgès-Maunoury, en juin 1957, le programme militaire français allait être officialisé, mais toujours en secret. C’est alors que fut prise la décision d’implanter à Reggane le futur Centre d’expérimentation français. C’est aussi à la même époque que furent lancés les programmes des vecteurs de la future arme atomique française : bombardiers Mirage IV et « engins » balistiques, et que fut aussi poussée la construction entreprise depuis 1954 du premier sous-marin français à propulsion nucléaire, qui allait se heurter à une impasse technique faute de pouvoir disposer d’uranium enrichi. Finalement, le coup d’envoi politique de l’accession de la France à l’arme atomique sera donné, là encore, par Félix Gaillard : le 11 avril 1957, alors qu’il quittait ses fonctions, il prescrira dans une décision très secrète, dont le livre de Dominique Mongin donne la reproduction, que « la première série d’explosions expérimentales d’engins atomiques militaires ait lieu à partir du 1er trimestre 1960 ».
Cette décision sera effectivement exécutée dans les délais prescrits, puisque la première expérience de l’arme atomique française (Gerboise Bleue) aura lieu, avec un plein succès, à Reggane le 13 février 1960, à 07 h 04. Elle donnera lieu à l’exclamation fameuse du général de Gaulle : « Hurrah pour la France ! Depuis ce matin, elle est plus forte et plus fière ! ». Comme quoi la continuité aura été parfaite entre la IVe et la Ve République, lorsqu’il s’est agi des intérêts supérieurs du pays. Comme quoi aussi cette IVe République, si décriée par ailleurs, a eu parfois des décideurs lucides, alors que lui manquaient des institutions permettant à la volonté politique de s’exercer pleinement. Comme quoi enfin, « les forces profondes », chères à notre maître si regretté, Jean-Baptiste Duroselle, existent vraiment dans notre pays. Félicitons donc Dominique Mongin de nous les avoir si bien fait percevoir, tout en nous fournissant une documentation d’excellente qualité, qui enrichit ainsi l’histoire de ce « cher et vieux pays », comme aurait dit qui vous savez… ♦