La pensée stratégique russe au XXe siècle
Nos lecteurs connaissent certainement l’œuvre de Jean-Christophe Romer, professeur à l’Institut des hautes études européennes de Strasbourg, car il est l’un de nos meilleurs experts dans le décryptement du « mystère russe », que son cadre politique soit impérial, soviétique ou, comme actuellement, fédéral. Il nous présente aujourd’hui, dans la collection « Hautes études stratégiques » dirigée par Hervé Coutau-Bégarie, une intéressante étude puisqu’elle nous permet de mieux comprendre l’évolution de la pensée stratégique russe au cours du siècle qui s’achève. L’éclairage qu’il nous apporte ainsi est d’autant mieux venu que Boris Elstine vient de décider de réformer profondément l’appareil militaire de la Fédération de Russie, délabré mais encore gigantesque, pour le reconstituer en une force beaucoup plus ramassée et capable ainsi d’agir immédiatement.
Notre auteur pose en principe que la stratégie de tout État est « largement déterminée par sa géographie », et il considère qu’il s’applique particulièrement à la Russie, car « elle n’est pas un pays mais un univers », reprenant ainsi la formule de Catherine II. Croyant aussi aux « forces profondes » résultant de l’histoire, il va démontrer tout au long de son exposé que reste vivace, dans la pensée stratégique russe, la conscience qu’elle a acquise lors de la campagne de Napoléon en direction de Moscou, des possibilités d’exploitation militaire que lui offrent la continentalité, c’est-à-dire l’utilisation de la profondeur, le repli stratégique, le rôle des arrières et enfin la contre-offensive déterminante.
C’est aux évolutions de la pensée stratégique russe sous le régime soviétique que Jean-Christophe Romer va consacrer l’essentiel de son ouvrage. Il étudie d’abord l’« âge classique » qu’il prolonge jusqu’en 1955. Sur le plan conceptuel, cette période est marquée pour lui par l’introduction de la notion de « doctrine militaire », dont la définition donnée par Frounze en 1921 sera conservée jusqu’aux derniers jours de l’URSS. Il s’agit des conceptions adoptées « à partir de l’idéologie dominante » (c’est-à-dire marxiste-léniniste) pour l’organisation des forces armées, leur préparation au combat et la conduite de ce dernier.
Après la mort de Staline – le « plus grand stratège de tous les temps », proclamaient ses courtisans –, la réflexion stratégique ne s’orienta que timidement vers les conséquences de l’introduction de l’arme nucléaire. Dans l’armée, on en restera longtemps à la vision stalinienne, avec phase défensive, puis offensive, comportant désormais l’emploi effectif de l’arme. Il faudra attendre 1962 pour que soient posées explicitement, par le maréchal Sokolovski, les grandes lignes de la stratégie voulue par Khrouchtchev en 1960, à savoir l’utilisation massive des armes nucléaires dès la phase initiale, afin d’obtenir « l’anéantissement et la capitulation de l’adversaire » dans les plus brefs délais.
C’est apparemment la « crise des missiles » de Cuba qui amena les responsables soviétiques à faire évoluer leur réflexion dans un sens plus réaliste, alors que certains auteurs audacieux commençaient à débattre de la « dissuasion ». Cependant, l’acquisition par les Soviétiques d’une « culture nucléaire » allait se prolonger jusqu’en 1976, date de l’arrivée à des postes de commande d’hommes appartenant au « mouvement réformateur », comme Ogharov, chef de l’état-major général, et Andropov, chef du KGB. On peut remarquer – c’est nous qui l’ajoutons – que cette évolution a coïncidé aussi avec les négociations Salt relatives à l’arms control, dont l’effet pédagogique pourrait ainsi avoir été déterminant, comme nous l’avait confié Paul Nitze, le négociateur américain.
La période qui suit est alors marquée par l’adoption progressive du concept de dissuasion, dont Brejnev avait lui-même semé la graine en 1977 dans un discours, lorsqu’il avait parlé de « non-emploi en premier » de l’arme nucléaire. Malgré les débats ouverts à ce sujet lors d’un congrès mondial de sciences politiques tenu à Moscou, il faudra attendre l’année 1981 pour que Brejnev déclare que « l’équilibre stratégique existant entre l’URSS et les États-Unis, l’Otan et le Pacte de Varsovie, sert objectivement le maintien de la paix ». Ce n’est cependant qu’après sa mort que la fonction dissuasive des armes nucléaires stratégiques sera vraiment admise par la nouvelle direction. Dans le même temps, Ogharov avait entrepris de mettre en question la doctrine Sokolovski, toujours officiellement en vigueur, mais pour déboucher sur l’idée d’une guerre limitée à l’Europe, menée au moyen d’armes classiques, l’utilisation de l’arme nucléaire étant réservée comme ultima ratio et alors dans la logique d’une frappe décisive.
Le concept de dissuasion va cependant être remis en cause, dans un premier temps, par Gorbatchev, qui entend lui substituer celui de « suffisance raisonnable ». Ce n’est qu’en 1987, l’année des « grands changements » de la politique soviétique, que le débat conceptuel reprendra sous l’impulsion des instituts de réflexion scientifiques et politiques. Au moment de la chute du mur de Berlin, le ministre de la Défense qualifiera de « défensive » la suffisance raisonnable. En novembre 1990, sera publiée une nouvelle doctrine militaire, qui précise que les forces nucléaires stratégiques ont pour rôle d’interdire toute agression nucléaire, en garantissant une riposte semblable, c’est-à-dire qu’elle admet le concept de dissuasion, mais en le limitant au domaine du nucléaire. En définitive, ce ne sera qu’après l’effondrement de l’URSS que la pensée stratégique russe, en renonçant implicitement au principe de « non-emploi en premier » de l’arme nucléaire, adoptera le concept de dissuasion au sens où nous l’entendons.
Jean-Christophe Romer termine son ouvrage par des analyses très précises des perceptions qu’a la Russie actuelle de ses intérêts nationaux, de sa sécurité et des menaces qui pèsent sur eux. Pour nous limiter au nucléaire comme nous l’avons fait précédemment – alors que l’ouvrage traite des autres aspects de la stratégie de l’URSS –, l’auteur souligne que le maintien en état de son arsenal nucléaire reste l’une des priorités majeures de la Fédération de Russie, comme le prouve sa modernisation en cours. Il reste à voir ce que la refonte de l’appareil militaire annoncée par Boris Elstine modifiera à ce sujet, et surtout comment évolueront les négociations qu’il a entreprises à Helsinki en mars dernier avec Bill Clinton au sujet de la ratification par la Russie du traité Start II et de l’acceptation concomitante d’un éventuel traité Start III, qui réduirait à environ 2 000 têtes les arsenaux des deux parties. En attendant, rappelons-nous que l’accord Start I ne limite que les têtes nucléaires effectivement déployées et que le chiffre de ces dernières est encore de 10 000 pour la Russie.
Pour finir, remercions vivement Jean-Christophe Romer de nous avoir apporté, à partir de sources originales, tant de précisions sur l’histoire de la stratégie soviétique pendant la guerre froide, et aussi d’éléments de réflexion sur l’avenir de celle de la Russie. Notons à ce sujet que ce dernier vient d’être analysé de façon intéressante dans un article de Dimitri Trenin, membre de la Carnegie Foundation for Peace de Moscou, qui a été publié dans la livraison n° 1/97 de la revue de l’Ifri Politique Étrangère, laquelle est entièrement consacrée, sous la direction de Dominique David, à la réflexion sur l’avenir de la stratégie. ♦