Ramses 98 : synthèse de l’évolution du monde
Comme le veut une tradition maintenant bien établie, Ramses 98 est donc venu au monde en octobre dernier. Nos lecteurs savent qu’il ne s’agit pas d’un nouvel avatar du pharaon actuellement à la mode, mais du Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies que publie chaque année, sous la direction de Thierry de Montbrial et de Pierre Jacquet, l’Institut français des relations internationales (Ifri). Comme précédemment, ce rapport comporte trois parties, dont les deux premières concernent, respectivement, l’analyse de la situation internationale dans les domaines politique et économique ; mais sa troisième partie, qui traditionnellement analysait en profondeur un sujet d’actualité (autrefois le Ramses a comporté une quatrième partie thématique), nous offre cette année une surprise, en nous présentant trois « débats », toujours sur des sujets d’actualité.
Auparavant, comme chaque année, Thierry de Montbrial introduit l’ouvrage en nous faisant part, avec le talent qu’on lui connaît, de ses « perspectives » sur la situation internationale dans son ensemble. Il porte d’abord ses regards « perspectifs », mais également « prospectifs », sur les États-Unis. Pour lui, il n’y règne aucune idéologie impérialiste, mais il n’en reste pas moins que « lorsqu’elle a une ligne claire, l’Administration de Washington opère avec brutalité et souvent avec succès ». Après avoir passé en revue le développement de leur influence en Europe, en Asie de l’Est, ainsi que dans la région appelée jadis « Asie de l’Ouest », puis en Afrique, il lui paraît possible que le XXIe siècle voie « l’établissement d’une sorte d’empire américain », c’est-à-dire d’« un ensemble résultant de l’adhésion largement volontaire des peuples, et maintenu par une forme de gouvernement indirect, dont nous avons déjà un avant-goût ». Cependant, pour lui toujours, la question essentielle à l’heure présente est que « l’Amérique est tentée d’abuser de sa position dominante ».
Poursuivant sa vision panoramique, Thierry de Montbrial s’interroge ensuite sur la tendance à « l’éclatement des États », avec en toile de fond la double question de leur existence face aux États-Unis et de la capacité de gouverner un État moderne sans dislocation. Après avoir examiné successivement, avec optimisme, la situation à cet égard du Canada, de l’Inde, de la Chine et du Japon, il aborde le cas de l’Union européenne, et là avec pessimisme, car il y distingue une crise à la fois de légitimité, institutionnelle, économique et sociale, mais aussi d’identité, et, avec son élargissement, une « fuite en avant ». Enfin, le directeur de l’Ifri termine son éditorial en s’intéressant à l’avenir de la Russie, écartelée « entre deux mondes », c’est-à-dire tentée par un rapprochement avec la Chine et aussi avec le Japon, alors que l’Acte fondateur signé à Paris en mai dernier lui offre une capacité d’arbitrage au sein de l’Otan, et par suite dans l’Union européenne, c’est nous qui l’ajoutons.
Tous ces diagnostics avaient été posés en juillet dernier, date du « bon à tirer » de Ramses 98. Au cours de sa présentation au public le 15 octobre, Thierry de Montbrial les a actualisés avec, nous a-t-il semblé, un peu plus d’optimisme. C’est ainsi que pour l’avenir de l’Europe, il estime que « tout dépendra de l’adoption de l’euro », car alors « elle sera condamnée à l’intégration politique ». Au Proche-Orient, il considère que le conflit palestino-israélien a perdu de sa pertinence, alors que l’Iran est devenu le problème majeur, tant que n’aura pas été reconnue son aspiration à devenir « la plus grande puissance régionale ». Enfin, en Asie, il estime que la Chine n’a pas pour le moment, de visées expansionnistes, mais qu’« elle veut être respectée ». Quant aux crises monétaires actuelles en Asie du Sud-Est, elles sont pour lui « naturelles » et en définitive « bénéfiques » — comme peuvent l’être des purges, c’est ainsi que nous l’avons compris — ; en outre, elles ne peuvent que favoriser la tendance à plus de libéralisme politique, et aussi celle du Fonds monétaire international à s’engager mondialement.
La partie politique du Ramses de cette année, placée sous la direction de Dominique David, se propose de percer les « logiques du désordre » d’un monde qui hésite entre « globalisme et éclatement ». Elle entreprend à cette fin l’analyse détaillée des différentes « dynamiques régionales », d’abord celles de l’Europe de l’Ouest, qui s’opèrent suivant deux processus autonomes et souvent contradictoires, celui de « l’espace postsoviétique », avec sa CEI « à géométrie variable » ; et ensuite les dynamiques des Amériques, en commençant par les États-Unis bien sûr qui « hésitent encore sur leur rôle de leadership sur le plan mondial », mais « sont confiants dans leurs capacités d’expansion économique », sans se soucier de leur « déficit social ». Puis sont examinés l’état des relations interaméricaines et les « problèmes de gouvernementalité » auxquels se heurtent les démocraties latino-américaines. Ensuite sont analysés les « impasses » du Proche-Orient et les projets de « partenariat euro-méditerranéen », lesquels relèvent très souvent du vœu pieux. Enfin sont commentées les « crises de transition » qu’on observe en Asie orientale, dont nous avons parlé plus haut. Le chapitre suivant se penche plus en détail sur « trois espaces témoins » du désordre, sous la bannière duquel, si l’on peut dire, les auteurs ont placé leurs analyses, à savoir l’Afrique, la Transcaucasie, et les Balkans bien sûr.
Nous en arrivons ainsi à un chapitre qui traite d’un sujet qui préoccupe plus spécialement ceux qui s’intéressent aux problèmes de défense, et par suite les lecteurs de cette revue, c’est-à-dire les possibilités d’intervention (militaire) dans l’après-guerre froide. Philippe Moreau Defarges, dont on connaît la compétence, distingue d’abord « les paramètres clefs » de l’intervention dans le « monde de l’après-Est-Ouest », à savoir la recherche d’un ordre mondial démocratique, les institutions qui s’en estiment responsables, les survivances impériales des États-Unis, de la Russie et… de la France. Puis il nous rappelle « l’épanouissement des interventions onusiennes », ou plutôt qui se sont servies de l’Onu comme caution. Enfin il observe le reflux ou la métamorphose des interventions récentes (et « réticentes » dit-il), telles qu’on a pu les observer en ex-Yougoslavie, en Tchétchénie, dans la région des grands lacs et en Albanie. Alors conclut-il, « l’usage de la force est devenu de plus en plus délicat ; on ne peut pas imposer la liberté, ni la démocratie ; et dans notre monde démocratique, la réussite d’une intervention suppose le consentement, et même l’implication du peuple concerné ». Ce chapitre, comme les précédents, est truffé « d’encartés », dont l’objet peut intéresser nos lecteurs : transferts invisibles d’armements et jeux d’influence ; lutte contre la prolifération nucléaire et chimique ; droit d’intervention humanitaire, force d’action rapide et capacités de projection ; enfin l’opération Alba (en Albanie). Il est suivi d’une longue bibliographie, et nous profitons de l’occasion qui nous est offerte ici pour signaler, comme nous l’avons déjà fait dans une récente note de lecture, que la livraison 1/97 de Politique Étrangère, la revue trimestrielle de l’Ifri, est consacrée aux « Stratégies et conflits » de « l’après-demain ».
La deuxième partie de l’ouvrage, nous l’avons dit, est comme toujours consacrée à la situation de l’économie mondiale. Sous la direction cette année de Françoise Nicolas et Frédéric Sachwald, elle traite successivement de l’actualité économique internationale, des modalités d’intégration économique des pays de l’Est, de l’internationalisation des entreprises françaises, des perspectives d’avenir de l’aide au développement. Enfin, dans la troisième et dernière partie du Ramses 98, placée sous la direction de Pierre Jacquet, nous trouverons cette année, nous l’avons également dit plus haut, trois « débats » sur des sujets d’une actualité assez brûlante, puisqu’il s’agit de : « la mondialisation des migrations », « la réforme (jugée nécessaire) des systèmes de santé », « les relations entre les dépenses publiques et l’impôt ».
Ramses 98 est, comme ses prédécesseurs, un stimulant de premier ordre pour susciter la réflexion sur les problèmes géopolitiques et géo-économiques de notre époque. Il reste aussi un ouvrage de référence inégalé, car il contient un grand nombre de données utiles aux chercheurs, telles que : chronologie des principaux événements de l’année écoulée, bibliographies, cartes renseignées et statistiques ; le tout assorti d’un index thématique. Nous attendons donc déjà avec impatience Ramses 99, lequel précédera immédiatement ceux du troisième millénaire, c’est-à-dire que nous souhaitons longue vie aux Ramses de l’Ifri. ♦