Regards sur le Levant
La diffusion de ce recueil de textes émanant d’anciens du CHEAM (ce qui, pour les non-initiés éventuels, signifie : « Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes ») coïncide avec la disparition du général Rondot qui, après le créateur que fut Robert Montagne, figura en tant qu’acteur, auteur, inspirateur et finalement directeur du Centre, parmi nos meilleurs spécialistes des territoires formant cet ensemble instable et querelleur connu par les historiens et les philatélistes sous le nom évocateur, mais vieillot et peu explicite, de « Levant ».
L’ouvrage couvre la période s’étendant de 1914 à 1950, qui inclut les deux guerres mondiales. Celles-ci ne provoquèrent pas directement au Levant d’affrontements massifs sur des champs de bataille à la mesure de Verdun ou de Stalingrad, mais leur déroulement et leurs conséquences y entraînèrent des épisodes troubles et souvent brutaux que seuls peuvent tenter de relater avec quelque chance de crédibilité des hommes présents sur les lieux, ceux qui s’expriment ici. De leur apport, nous retiendrons trois composantes : une étude chronologique détaillée en quatre chapitres du mandat français exercé en Syrie et au Liban sur les débris de l’Empire ottoman, en vertu du traité de Sèvres ; histoire pleine d’hésitations, de révoltes et de drames parmi lesquels prennent place les opérations fratricides autant que navrantes de juin-juillet 1941, qui laisseront des « traces tenaces et douloureuses » ; des témoignages vivants, pittoresques, bourrés d’anecdotes, parfois un peu longs mais présentant le grand mérite de restituer une ambiance ; enfin un bilan « lucide et sévère » de la situation résiduelle en 1945, faisant apparaître combien, avec les meilleures intentions du monde et malgré des « résultats remarquables » économiquement et socialement, notre politique fut « incohérente », nos diplomates et nos militaires menant des actions divergentes et parfois opposées, le tout sous la houlette lointaine de gouvernements velléitaires et sous l’œil constamment hostile des serviteurs de sa Gracieuse Majesté, général Speer en tête, nous imposant des « Fachoda bis » à répétition. En somme, bien des soucis, des dangers affrontés, des problèmes ardus, bien des maladresses aussi et des occasions manquées pour « perdre en vingt ans plusieurs siècles d’efforts en terre d’islam » et voir « des malades chasser les religieuses qui les soignaient depuis des lustres ».
Un chapitre intermédiaire traite de la Palestine et nous concerne moins directement. Contentons-nous de noter au passage que le ton est rude pour l’acharnement des Sionistes et leur art de manier le « fait accompli », mais que sont reconnues « la détermination et l’organisation juives », tandis que, en dépit de procédés très discutables, « la foi et l’héroïsme des terroristes (Irgoun et groupe Stern) commandent le respect ».
Ce livre est à lire attentivement (déplorons l’absence de cartes plus lisibles), y compris la préface et l’introduction, succinctes et rédigées dans un style direct et chaleureux, ainsi (pour ceux qui sont enclins à philosopher) que les « deux destins » parallèles racontés en annexe. On trouve en effet dans ces pages, à côté d’un « parfum d’épopée » évoquant les ruelles de Damas, les pièges du djebel druze, les Tcherkesses de Collet et les intrigues de Lawrence, non vraiment la genèse (il faudrait pour cela remonter les millénaires), mais la mise en place des événements contemporains les plus chauds. Si les allusions à la route des Indes ont une allure désuète et si le Bagdad Benn est plus d’actualité, on entend parler d’intifada, de pétrole, de minorité alaouite, de Lieux saints… et l’on comprend mieux alors pourquoi personne n’est jamais content dans cet « Orient compliqué » et pourquoi les plans successifs les plus astucieux sont aussi inopérants que martingales au casino. ♦