Contrôler et contrer – Stratégies géopolitiques
M. Thual, universitaire bien connu, nous présente son dernier ouvrage, qui traite des constantes géopolitiques. Ce livre nourri d’exemples mérite d’être lu par tous ceux qui veulent aller au fond des choses, sans se contenter des lénifiantes et fades déclarations officielles. Ceux qui s’occupent de la construction de l’Europe seraient bien inspirés d’en faire leur livre de chevet.
Après avoir énoncé quelques concepts utiles pour étudier les deux postures de la géopolitique — contrôler et contrer les adversaires déclarés ou virtuels —, l’auteur passe en revue différentes régions du monde avant de conclure sur un parallèle entre cette discipline et la géoéconomie. Ce bref résumé peut donner à penser qu’il s’agit d’un manuel théorique, où l’étudiant trouvera son miel plus que le praticien des relations internationales. Il n’en est rien car des diplomates chevronnés en tireront grand profit.
Ici, on ne peut tout analyser. Quantité de pages rafraîchissent la mémoire, ou la garnissent, sur la Russie, le Moyen-Orient, l’Afrique ou l’Amérique latine. Laissons-les cependant de côté, et bornons-nous à ce qui touche l’Europe, ou plutôt trois pays de notre continent.
Voyons d’abord le cas du Royaume-Uni. D’après l’auteur, il n’a pas tort, Paris a tendance à voir Londres avec un œil condescendant, comme si cette capitale, à la tête d’une nation qui perdrait de sa force et ferait litière de sa singularité, était avant tout un relais de transmission pour Washington. M. Thual souligne que la Grande-Bretagne a ses intérêts propres, certes souvent communs avec ceux des États-Unis, qu’ils ne sont pas minimes et que, dût-elle rester seule, elle les défend bec et ongles. Plus de territoires outre-mer ? Mais qu’est-ce qu’un « challenge » de plus pour une nation qui en est friande ? La décolonisation terminée, la voilà qui garde sa dimension financière de la Belle Époque, c’est-à-dire, pour elle, le principal. Elle demeure la fière Albion — maritime, marchande, militaire —, qui s’assigne comme priorité stratégique la protection des grandes voies de communication et entend jouer un rôle majeur dans la défense de notre continent. Illustrations de cette thèse : la distance prise vis-à-vis de l’euro, le rôle des grandes entreprises et l’appui qu’elles trouvent auprès du gouvernement, le maintien d’un chapelet d’archipels dans l’Atlantique-Sud et dans les Caraïbes, l’occupation de bases en Méditerranée et dans le Golfe, une réputation de bon élève dans les entreprises et projets de l’Europe de la défense, sans oublier le fonctionnement subtil du club du Commonwealth. Diplomatie efficace et discrète, vitalité d’une grande place financière, sécurisation des zones économiques majeures, présence active dans les grandes organisations internationales, tout est dit sur la politique d’une nation de commerçants avisés qui, bien que privée de territoires, continue de plus belle à contrôler et à contrer.
Passons à l’Allemagne. « Pourquoi l’Allemagne serait-elle la seule grande puissance européenne à ne pas avoir d’objectifs géopolitiques, pourquoi faudrait-il que ceux-ci soient obligatoirement le décalque des périodes les plus noires et les plus agressives de son histoire ? » : M. Thual a raison de poser d’emblée deux questions qui déblaient le débat. Il n’en est que plus à l’aise pour écrire que la géopolitique de notre grande voisine se déploie essentiellement vers l’Europe centrale (retrouvant ainsi avec Vienne et Budapest des liens privilégiés), vers l’Europe baltique, vers l’Europe balkanique, avec des objectifs moins de stabilisation politique que d’expansion économique. L’Union européenne, c’est le moins qu’on puisse dire, n’y fait pas obstacle. Par l’émiettement de l’Europe médiane, qui s’étend de la Baltique à l’Adriatique, l’Allemagne retrouve son chemin traditionnel vers les espaces maritimes qui la désenclavent. La Baltique a cessé d’être un lac russe pour devenir une zone où l’influence de Berlin est prépondérante. Le démantèlement de la Yougoslavie, à commencer par la divine surprise des indépendances brusquées slovène et croate, puis le confinement de la Serbie suivie du reformatage de la péninsule Balkanique, l’étirement attendu de l’Union vers le sud-est, bref une stratégie qui mérite de figurer dans l’anthologie de la géopolitique, marquent les étapes du chemin qui conduit vers la Méditerranée l’heureuse nation qui a repris à son compte, pour le réaliser, le vieux rêve de l’empire austro-hongrois. Plus loin s’ouvre la mer Noire, naguère lac russe elle aussi, d’autant plus accueillante que la Turquie, depuis longtemps amie de l’Allemagne, s’y renforce sans cesse.
Le premier cas, celui de l’Angleterre, est à méditer, le deuxième porte à la réflexion. Quant au troisième, il soulève des questions. Il s’agit en effet de la Pologne, ou plutôt de nos relations avec ce pays. Or M. Thual, s’il les voit dotées d’une charge émotionnelle qui les rend mythiques, en réduit la portée géopolitique. Il reconnaît toutefois, et ce n’est pas peu, que, pour nous, la résurrection polonaise de 1919 pouvait faire contrepoids à l’Allemagne et constituer un barrage devant une Russie soviétisée. La politique suivie à Varsovie ne tarda pas à prendre un cours qui ne nous plaisait guère. À une dérive autoritaire s’ajoutaient des revendications territoriales, qui favorisaient un rapprochement avec le révisionnisme berlinois de l’époque, ainsi qu’une vive animosité à l’égard de la Tchécoslovaquie. Celle-ci formait alors, avec la Yougoslavie et la Roumanie, une alliance dénommée Petite Entente, qui n’était autre que la pièce maîtresse de notre concept géopolitique dans l’Europe médiane. La Pologne ne se priva pas de s’emparer de la ville de Teschen et du bassin minier qui lui est proche dès les accords de Munich du 30 septembre 1938 (et non en 1939, comme le dit l’auteur). La suite des événements est connue. À l’heure actuelle, il est clair que l’entente politique et économique avec Berlin compte plus pour Varsovie que l’amitié avec Paris. En conclusion, M. Thual relève que « durant toute la période de 1949 à 1989, les autorités françaises firent preuve d’une certaine inertie géopolitique et diplomatique à son encontre » et que, en définitive, « les relations franco-polonaises, marquées par une forte sentimentalité et une profonde sympathie entre les deux peuples, seront restées, au XXe siècle, sur un plan de pétitions de principes, si on excepte la déclaration de guerre de 1939 qui fut plus destinée à limiter l’impérialisme allemand qu’à défendre la Pologne agressée ». ♦