Le capitaine Déodat
Le général Le Borgne a déjà publié trois essais qui ont suscité un vif intérêt dans le milieu des passionnés de la géopolitique, de la géostratégie et des questions internationales : La guerre est morte (Grasset, 1987), Un discret massacre (François Bourin, 1992) et Le métier des armes (Economica, 1998). Son talent d’écrivain, que les lecteurs de la revue Défense Nationale apprécient régulièrement dans la rubrique bibliographique, lui a également permis d’écrire deux romans captivants où se mêlent la cocasserie, l’humour et l’émotion. Le succès du premier, La prison nomade (François Bourin, 1990), a été mis en valeur par l’attribution des prix Amerigo Vespucci et Robert Delavignette. Le second roman, Le lieutenant Déodat (Julliard, 1995) a reçu le prix Raymond Poincaré.
Dans cet ouvrage où se combinent la raillerie et le réalisme, l’auteur nous fait part de son expérience d’élève-officier à Saint-Cyr, puis de lieutenant dans la campagne de France (mai-juin 1940) et de chef de section en Mauritanie (1941 à 1943) avec les méharistes et les groupes nomades du désert. Le capitaine Déodat constitue la suite des aventures de ce jeune officier. Le cadre est celui de la guerre d’Indochine qui présente une singulière et tragique particularité : le conflit oppose deux partis distincts qui n’ont pas de contacts ; d’un côté, l’armée française caractérisée par « la pesanteur et l’aveuglement », de l’autre le Viet-Minh qui évolue dans « la légèreté et la transparence ». Pour les guérilleros viêts, la montagne, la forêt, la rizière ou le moindre village constituent un abri. Pour les soldats français, ces éléments de la nature représentent un danger. Les uns sont puissants et riches, mais « aveugles et exposés aux regards ». Les autres paraissent démunis et peu armés, mais ils sont « clairvoyants, légers, insaisissables ». Cette contradiction majeure a causé des souffrances terribles et amplifié le désarroi des combattants du corps expéditionnaire dans cette lointaine terre d’Asie. Combattre un ennemi souvent invisible dans une jungle hostile a en effet provoqué des conséquences terribles sur le moral des militaires français dont les actions, toujours courageuses, parfois héroïques, étaient ignorées par une métropole indifférente. En outre, le « combat exotique » auquel les chefs de section et les commandants d’unité français n’étaient pas préparé n’avait pas la « simplicité reposante » qui leur avait été enseignée dans les cours de formation. « Ici les ordres étaient donnés sous condition tacite. Leur exécution était fonction de ce qu’en face, le Viêt, toujours mal connu, se révélerait être (nul, évanoui, rideau léger…) et des appuis, artillerie ou aviation, que le commandement accorderait, ou refuserait ». À l’instar de nombreux officiers engagés dans cette guerre où les subtilités n’avaient plus cours, Déodat a beaucoup souffert de ce flou dramatique « qui soumettait la mission, qu’il eût voulue sacrée, à une évaluation comptable ».
L’essentiel de l’ouvrage est consacré aux camps de prisonniers du Viet-Minh, car le jeune capitaine est capturé dès le début de son séjour au Tonkin. Les péripéties de son arrestation sont d’ailleurs particulièrement cocasses : fait prisonnier par deux bô doi en armes alors qu’il faisait sa toilette dans une rivière « selon la bonne règle de l’hygiène coloniale, qui commande de mettre à l’air, autant que faire se peut, tous les replis d’un corps français sensible aux pourritures, bourbouille, dartres annamites, pied de buffle… ». Dès le début du livre, l’auteur plonge ainsi le lecteur dans un contexte de légèreté subtile et de plaisanterie fine, mais toujours respectueuse. L’histoire de Déodat est en effet relatée sur le ton de la gaillardise et du badinage. C’est sur ce mode de description d’un épisode de la guerre d’Indochine que réside le tour de force du général Le Borgne : présenter dans un style amusant et grivois un sujet grave.
Les conditions de captivité du capitaine Déodat dans un camp du Viet-Minh ont été celles de nombreux soldats français qui y ont côtoyé les horreurs et les maux les plus variés : paludisme, béribéri, gale, ascaris, dysenterie, sangsues, contacts étranges avec « la troupe des morts, gisant dans leur gangue de boue, qui était plus nombreuse que celle des morts debout », etc. À tous ces supplices, il faut ajouter les tourmentes causées par les séances de bastonnade publique et la censure du courrier qui ne pouvait être évitée que par l’assujettissement à un rite grotesque.
« il fallait pour donner des nouvelles aux siens, les assortir de considérations politiques et d’autres plus personnelles, sur le sort enviable que l’oncle Hô réservait à ses hôtes… Les lettres des familles étaient rares. Elles empruntaient en sens inverse le cheminement des relais pacifiques et étaient soumises à la même censure, qui décidait de leur distribution. Il arrivait que la missive, enfin remise à son destinataire, se trouvât agrémentée des remarques que le censeur avait notées en marge ».
Ce passage met bien en relief l’importance du bourrage de crâne sur les prisonniers obligés de se soumettre à la dialectique marxiste et d’utiliser les slogans idéologiques (« Mille ans de vie au président Hô »). Au cours des nombreuses opérations de lavage de cerveau, les « capitalistes avides » devaient s’engager à profiter des jours passés dans un camp pour « améliorer leur conscience politique » et regretter les erreurs dans lesquelles ils avaient été entraînés par des « dirigeants indignes ». Ils pouvaient ainsi devenir de « sincères combattants de la paix ». Aux yeux des combattants viêts, les prisonniers français n’étaient pas des captifs, mais des coupables auxquels il était demandé, « en une série d’autocritiques collectives et individuelles, de soumettre l’action du corps expéditionnaire français à un examen sans complaisance, à la lumière de l’analyse marxiste ». Le degré de culpabilité variait d’ailleurs en fonction de l’origine ethnique, les Noirs et les Nord-Africains n’étant que des « victimes abusées ». Une fois purifiés par les cours de rééducation, les Français pourraient alors rentrer chez eux afin de « répandre le message qu’après Lénine, Staline et Mao, le président Hô Chi Minh « Longue vie à l’oncle Hô » transmettait au monde et tout particulièrement au peuple de France qui lui était si cher ». L’affaiblissement du corps et la privation de nourriture rendaient quelquefois les prisonniers perméables au matraquage idéologique des commissaires politiques.
Le récit se termine par l’évasion du capitaine Déodat dans des conditions singulières. Durant cet épisode d’une forte intensité dramatique, le fugitif trouve un regain de force morale lors de plusieurs rencontres insolites avec un enfant vêtu d’un turban et portant un bâtonnet d’encens et trois gâteaux de riz, enveloppés dans des feuilles, pour les offrir à Déodat. Dans les moments difficiles, il arrive souvent que le côté irrationnel serve de guide à un être désemparé. La fin de l’histoire émouvante du prisonnier français met bien en évidence cet aspect. En somme, le livre du général Le Borgne est bien plus qu’un roman. C’est un compte rendu bouleversant sur la vie des prisonniers dans les camps du Viet-Minh. Ce témoignage est à la fois un acte de mémoire envers les 60 % de Français du corps expéditionnaire qui sont morts dans ces effroyables sites de captivité et une œuvre littéraire par la précision des détails de l’environnement local et la manière folâtre de présenter les événements. ♦