Contre-espionnage et protection du secret – Histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France
Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, docteur d’État en droit, maître de conférences à la faculté de droit de l’université de Paris V et rédacteur en chef de la revue Droit et Défense, Bertrand Warusfel a réalisé de nombreux travaux dans le domaine du renseignement. L’ouvrage qu’il nous propose est d’abord une présentation complète des services civils et militaires français spécialisés (DST, RG, DGSE, DPSD…) à travers leur histoire, leurs missions et leurs moyens. Historiquement, la première grande controverse commence par l’affaire Dreyfus, qui révéla plusieurs faiblesses graves du dispositif de renseignement militaire français : absence de distinction claire entre les tâches de renseignement extérieur et de contre-espionnage ; difficultés pour un organisme militaire de gérer des procédures judiciaires et existence de dérives répréhensibles dues au manque d’officiers de police judiciaire spécialisés (l’interrogatoire du prévenu et l’enquête ont été menés par un officier d’état-major qui n’avait aucune formation appropriée). Le scandale qui s’est ensuivi amena le gouvernement de l’époque à transférer au ministère de l’Intérieur toutes les compétences en contre-espionnage.
La dynamique de renseignement est ensuite relancée par le général de Gaulle. Le chef de la France libre crée le BCRA (Bureau central de renseignement et d’action) qui a joué un rôle majeur dans de nombreuses opérations de la Résistance. La recomposition des services de renseignement donne ensuite naissance à la DGSS (Direction générale des services spéciaux), qui devient en 1944 la DGER (Direction générale des études et de la recherche). Dans le même temps, le général de Gaulle décide de créer au sein du ministère de l’Intérieur la DST (Direction de la surveillance du territoire) pour traiter des affaires de contre-espionnage sur le sol français. L’insertion de missions supplémentaires aboutit à un autre changement d’appellation : la DGER devient le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) en 1946. L’organisme est placé sous l’autorité du président du conseil (sous la IVe République), puis du Premier ministre (au début de la Ve République).
Pendant la guerre d’Algérie, la DST mène une lutte active pour démanteler les réseaux du FLN en métropole et les filières de « porteurs de valises ». Sur le territoire algérien, des formules de coopération interservices sont mises sur pied pour contrer la rébellion. Transposant alors ce qui avait été expérimenté à plus petite échelle par le général de Lattre en Indochine, le gouvernement crée en 1956 le CCI (Centre de coordination interarmées) qui regroupe l’ensemble des services spéciaux militaires en Algérie. Cet organisme déploie dans chaque unité militaire un détachement spécialisé : les DOP (Détachement opérationnel spécialisé) assurent notamment les interrogatoires des prisonniers. La lutte contre l’OAS (Organisation de l’armée secrète) conduit ensuite Paris à constituer, en 1961, de nouvelles structures de recherche. Ainsi est créé l’Occaj (Organisme central de coordination et d’action judiciaire) regroupant des policiers de différents services (RG, PJ), puis le BDL (Bureau de liaison) regroupant des fonctionnaires de la DST et des RG. La lutte contre l’OAS est également menée par la SM (Sécurité militaire). En revanche, le SDECE reste en retrait de cette action de démantèlement des réseaux activistes. Selon l’auteur, les services secrets ont eu une attitude équivoque pendant la dernière phase douloureuse de la guerre d’Algérie. Le chef du service action aurait été ainsi tenu au courant de la préparation du putsch, et le colonel Argoud, l’un des grands responsables de l’OAS passé dans la clandestinité, aurait été « exfiltré » d’Algérie en métropole par un avion du SDECE. Après la guerre d’Algérie, le service doit subir une sorte de purge et de reprise en main imposée par le pouvoir politique. Par la suite, l’affaire Ben Barka impose des remaniements importants au sein du SDECE qui passe directement sous l’autorité du ministère des Armées. Cette décision met fin, à vingt années de pratique douteuse, durant lesquelles les services secrets étaient censés travailler pour l’ensemble du gouvernement. En fait, le général de Gaulle souhaitait un retour à la discipline et à l’autorité, qu’il pensait plus facile à trouver au sein des armées.
Après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, le SDECE prend la dénomination de DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) et la SM devient la DPSD (Direction de la protection et de la sécurité de défense), mais leurs missions respectives sont maintenues. L’effort est notamment porté sur la lutte antiterroriste avec la création de l’Uclat (unité de coordination de la lutte antiterroriste). Toutefois, le nouveau combat est rendu difficile par les relations tendues entre la DGSE et la DST (ce que l’on a appelé « la guerre des services » ou la « guerre des chefs »). D’après l’auteur, il faut « que le hasard fasse que le nouveau directeur de la DST, Bernard Gérard, à partir de 1985, ait connu antérieurement en Polynésie le général Mermet (directeur de la DGSE à cette époque), puis que Claude Silberzahn, ancien administrateur de la France d’outre-mer, comme lui, prenne la tête de la DGSE en 1989, pour que les relations se décrispent véritablement entre les deux services ». La dernière grande turbulence qui a ébranlé les services français (l’affaire du Rainbow warrior en 1985) aboutit à de nouvelles mesures. Parmi les plus spectaculaires, on recrée le 11e Choc… qui est à nouveau dissous en juin 1995, au profit de trois nouveaux centres : le centre parachutiste d’entraînement aux opérations maritimes à Quelern en Bretagne, le centre parachutiste d’entraînement spécialisé à Cercottes dans le Loiret et le centre parachutiste d’instruction spécialisée à Perpignan.
Le livre de Bertrand Warusfel aborde également l’aspect juridique du problème et en particulier les notions de « secret de la défense nationale ». Il se livre aussi à des réflexions touchant aux « intérêts fondamentaux de la nation ». Sur ce chapitre, il est bon de rappeler les nouveaux risques résultant de la circulation accélérée des personnes et des richesses. La mondialisation alimente ainsi des volumes de trafics de toute nature. Pour l’auteur, la réponse nécessaire à cette nouvelle délinquance internationale du crime organisé sera sans doute « le développement de véritables polices des réseaux qui seront aux nouveaux modes de transport des biens, des personnes et de l’information, ce que notre police spéciale du XIXe siècle fut à la création des chemins de fer ». La tâche est complexe. En France, elle nécessite une prise en compte sérieuse du concept de renseignement. Pour ce faire, il convient d’abord de donner un statut législatif au renseignement de sécurité nationale. Une telle démarche présente trois avantages précieux. En premier lieu, elle assure à l’appareil de renseignement et de sécurité français une reconnaissance politique marquée, ce qui favorise l’adhésion des citoyens au travail des services. Ensuite, elle confère une base juridique aux droits légitimes de l’État de se doter de tels moyens. Enfin, elle donne une « véritable cohérence à l’ensemble des dispositions juridiques », aujourd’hui beaucoup trop éparses et même parfois contradictoires. Telle est la conclusion de l’ouvrage intéressant et très documenté de Bertrand Warusfel. Le livre présente l’avantage de traiter de sujets relatifs au renseignement qui n’ont pas été abordés dans l’abondante littérature consacrée à cette matière controversée. ♦