La guerre et la ville à travers les âges
Les récits historiques égalent, voire surpassent souvent les meilleures œuvres de pure imagination quand il s’agit de tenir le lecteur en haleine. Ce recueil de conférences prononcées au cours d’un cycle organisé par le centre du professeur Vaïsse en apporte la confirmation. Les neuf auteurs observent un judicieux équilibre entre l’exposé des procédés de la poliorcétique, des reportages palpitants sur des épisodes où cette discipline trouva à s’appliquer et une réflexion d’ensemble débordant sur la sociologie comme sur la géopolitique.
Comme nul ne l’ignore, la poliorcétique traite des mille et une façons de fortifier ou de prendre des villes. Dès l’Antiquité, où elle figure parmi les « arts majeurs », nous voyons apparaître sapes, rampes, béliers et autres tortues. Le siège de Rhodes par Démétrius est déjà affaire d’ingénieurs. Les Romains creusent et terrassent avec acharnement devant Jérusalem, puis sous Massada. Des centaines de charpentiers sont nécessaires pour édifier une tour d’assaut contre Beaucaire en 1216. Vauban, inégalable sur un tel sujet, codifie, mais aussi « adapte aux contraintes du terrain » les principes mis au point par les précurseurs italiens, et il définit une véritable architecture urbaine ; on parvient alors à une conception type Maginot de protection frontalière du pré carré. Le Paris turbulent du XIXe siècle, au cours de pas moins de huit insurrections de 1827 à 1871, cultive l’hétéroclite et bricolée barricade, qui pousse d’ailleurs toujours sur les mêmes sites des « arrondissements orientaux ». Douhet et ses émules croient trouver une solution définitive à coups de bombardements et se donnent bonne conscience au cri de « Plus la guerre est menée vigoureusement, plus elle sera courte », ce qui autorise quelques regrettables « dommages collatéraux » au cours de la Seconde Guerre mondiale, d’environ 500 000 civils tués sous les décombres des villes allemandes et près du double au Japon, ce qui n’empêche en rien des combats de rues épiques dans Varsovie, Sébastopol et Stalingrad, avant les luttes wagnériennes dans Königsberg, Breslau, et bien évidemment Berlin.
À la manière de Zola, nos savants historiens, une fois dispensée l’information technique, se transforment en captivants narrateurs. Âmes sensibles, s’abstenir : on nous épargne Tamerlan, mais les récits du sort des Tyriens vaincus par Alexandre, du massacre des juifs n’ayant pas eu droit à la clémence de Titus, du carnage de Marmande… de quoi mobiliser dix TPI et faire intervenir dix Mary Robinson, font dresser les cheveux sur la tête, la palme revenant à l’hallucinante noche triste, lorsque Cortés tente de quitter Tenochtitlan en catimini.
Le lecteur trouve ici en outre une occasion de réviser quelques jugements hâtifs. C’est ainsi que les Albigeois, loin d’être ses victimes, furent les alliés de Simon de Montfort, lequel, ne disposant que d’effectifs réduits face à des adversaires qui ne lui cédaient en rien quant aux atrocités, agissait de préférence « par la politique… sans user de la force », et le nombre de Bitterois parmi lesquels Dieu eut à effectuer le tri fut beaucoup plus limité que ne l’affirmèrent les médias du temps ; comme quoi il faut éviter de dire du mal des gens jusqu’à plus ample informé ! De même, il est difficile de faire acte de repentance au sujet de la colonisation du Mexique car, en fait de bons sauvages, les Aztèques n’étaient pas un modèle et les peuples avoisinants furent plutôt délivrés par l’arrivée des Espagnols. Et quand Goering affirme à Nüremberg que le bombardement de Belgrade d’avril 1941 visait des objectifs purement militaires et que le reste de la cité ne fut malencontreusement touché que par ricochet, on s’efforce de se réjouir des progrès accomplis depuis cette époque barbare.
Jean-Louis Dufour procède en introduction à une présentation d’ensemble qui pourrait aussi bien figurer en conclusion. Sans oublier l’ami Sun Zi, indispensable référence, il relève avec pertinence les réticences traditionnelles des chefs militaires devant la perspective d’engagements difficiles, onéreux et interminables en agglomération et il enregistre une évolution sur ce point, la guerre se déplaçant désormais de la campagne vers la ville. Nous le suivrons totalement lorsqu’il prévoit que les affrontements futurs se dérouleront plus au milieu de bâtiments que le long des chemins creux du bocage et qu’il convient que soient modifiés en conséquence l’équipement, l’entraînement et jusqu’au vocabulaire de nos forces. Toutefois, la suite de l’ouvrage vient contredire son affirmation selon laquelle les combats urbains furent exceptionnels dans le passé. Elle montre que, bien longtemps avant l’instauration de la stratégie anticités, on s’est étripé, militaires et civils confondus, autour des remparts.
Voici donc, sous un titre peu accrocheur, une étude passionnante, dont aucun des divers aspects ne laisse indifférent. ♦