Une étrange dictature
Au secours ! Viviane revient. En 1996, elle publiait L’Horreur économique (1). Poursuivant son combat, elle nous décrit Une étrange dictature, celle de l’ultralibéralisme. Les deux livres ont été fort critiqués par les économistes. Le dernier, qui souffre des mêmes défauts d’écriture, étonnants chez un membre du jury Fémina, que le premier, paraît rédigé à la va-vite. La composition en est si floue qu’on déplore que les chapitres — on en compte douze — n’aient point de titre : ce petit travail eût obligé l’auteur à plus de rigueur et nous sommes empêchés de le faire à sa place. Pourquoi donc rendre compte du livre ? parce qu’il est assuré d’une large audience (350 000 exemplaires du premier ont été vendus en France, annonce l’éditeur) ; parce que la thèse soutenue par Mme Forrester mérite réflexion. Que l’avocate soit médiocre n’empêche pas que la cause soit bonne.
Le capitalisme n’est plus ce qu’il était et Viviane Forrester semble parfois le regretter : l’ennemi était plus facile à combattre et le combat, ouvriers contre patrons, n’était pas sans charme. L’ultralibéralisme, voilà le nouvel ennemi, et plus redoutable. Système idéologique anonyme, il est régi par « le jeu sans obstacle du profit, et d’un profit toujours plus abstrait, plus virtuel ». Ses acteurs sont poussés par une « voracité maniaque » et l’histoire elle-même se réduit à « une cupidité hystérique sans objectifs réels ». À l’économie de marché s’est substituée une économie purement spéculative, « économie de casino, indifférente aux actifs ». Foin des créations de richesses, on ne crée que des bénéfices. Dans la comédie boursière, « ce n’est plus la qualité qui déterminera la cote, c’est la cote qui tiendra lieu de qualité ». Cette analyse féroce n’est pas sans fondement et, depuis que le livre a été écrit, l’essor prodigieux des start-up et du e-commerce la confirme.
À côté de cette charge nouvelle, Viviane Forrester reprend celle qu’elle avait menée, dans son précédent livre, sur la fin du travail ou, plus exactement, de l’emploi. Profit et emploi sont devenus incompatibles, le licenciement est condition de rentabilité. Les choses sont ainsi, il faut « assumer le deuil d’une société révolue » et cesser de soutenir l’ordre ancien par l’acharnement thérapeutique que constituent les emplois « placebos », précaires, à temps partiel, ou l’aide à l’embauche. Du travail, il y en a pourtant, dont le gisement à exploiter est dans le service public, en manque de policiers, juges, enseignants, personnel médical. Le coût prévisible de tout cela n’est pas un obstacle : les déficits publics sont les « seuls vrais bénéfices de la société ».
Laissons le travail, où l’auteur ne fait que se répéter, et revenons à la nouveauté, qui est le procès de l’ultralibéralisme. Face au scandale, et comme dit l’autre, que faire ? La force de l’ennemi étant dans son « imperceptibilité », « l’urgence est de le faire apparaître ». Avec une habileté dialectique qu’il faut saluer, Viviane Forrester prévient le reproche que son premier livre avait suscité : l’absence de propositions. « Inutile, répond-elle à l’avance, de prétendre rien résoudre avant d’avoir décelé l’imposture ». Les problèmes qui se posent sont « fabriqués pour n’être solubles que dans le cadre où ils s’épanouissent ». C’est ce cadre qu’il faut dénoncer, et briser. On verra après. Construire l’avenir exige une longue réflexion, casser est vite fait. Détruire ! dit-elle.
La lutte de Mme Forrester, on le voit, s’inscrit dans le pur classicisme révolutionnaire. « Pessimiste le constat ? Non. Subversif ? Oui ». L’espoir existe, celui d’une « conscience publique internationale, mondialiste, en majorité antilibérale », mais qui s’ignore et qu’il faut réveiller. À quoi s’emploie l’auteur, qui nous fait part de l’accueil émouvant que reçoivent ses interventions populaires. La masse doit se rebeller, ce qu’elle a déjà commencé à faire et dont trois succès témoignent : la vogue d’ATTAC (Association pour une Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens), l’abandon par l’OCDE, en 1998, de l’AMI (Accord Multilatéral sur l’Investissement), le sabotage de la rencontre de l’OMC à Seattle en 1999.
Le monde selon l’auteur est d’une simplicité commode : d’un côté les spéculateurs sans entrailles (2), encaissant de monstrueux profits en vendant et achetant du vent, de l’autre les pauvres victimes, innombrables, que leurs malheurs nimbent de l’auréole du martyre. Dresser les seconds contre les premiers, tel paraît être le but qu’elle vise. Son agressivité ruine un plaidoyer qui eût été utile. Mais quoi ! Mme Forrester, c’est l’Arlette Laguiller des Beaux Quartiers. ♦
(1) « Parmi les livres : Les chômeurs et la jolie dame », Défense Nationale, février 1997.
(2) L’auteur se livre (p. 188) à une très indécente attaque contre Michel Camdessus, ex-directeur du FMI.